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aristote - Page 2

  • Compte-rendu du Café philo : "Peut-on rire de tout ?"

    Thème du débat : "Peut-on rire de tout?" 

    Date : 1er avril 2016 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée

    Le café philosophique de Montargis du 1er avril 2016 était consacrée, date oblige, au rire, avec ce sujet : "Peut-on rire de tout ?"

    La séance commence par une question posée à l’assistance : "Qu’est-ce qui vous fait rire et qu’est-ce qui ne vous fait pas rire ?" Face aux réponses obtenues, Bruno constate la diversité des réactions par rapport à ce qui nous fait rire. Le rire est connu de tous, universel et humain (Alphonse Allais avait eu son bon mot : "Le rire est à l’homme ce que la bière est à la pression"), mais le rire est aussi à géométrie variable. Mais il n’est pas partagé de la même manière. Ce comportement n’est pas uniforme. Ainsi les hommes politiques peuvent autant faire rire que l’inverse.

    Par rapport à la question de ce soir, "Peut-on rire de tout ?", d’emblée elle pourrait se lire ainsi : peut-on rire à tout moment de la journée dès que je me lève, tel Démocrite qui s’amusait de chaque instant, ou, d’autre part, est-ce que tous les sujets sont propre à faire rire ?

    Pour un participant, le rire est inattendu, un comportement subi qui provoque l’hilarité même dans les moments les plus inattendus – un colloque sérieux, un enterrement ou une chute par exemple, comme le dit Henri Bergson. Pour une autre participante, il existe aussi des situations où l’on force le rire jusqu’au fou rire. Il y a des écoles du rire, des thérapies grâce à ce comportement qui n’en est plus un : on provoque le rire artificiellement. Bruno parle du rire comme d’un comportement culturel mais aussi comme d’un comportement naturel, avec par exemple une expérience sur des singes pouvant être capable d’émettre ce que l’on peut qualifier de rires.

    Le rire peut avoir plusieurs fonctions, dit une participante : un exutoire, une manière de prendre du recul par rapport à une situation, une défense face à une difficulté, un moyen de désamorcer une situation, l’expression d’une joie, rire pour ne pas se dévoiler, un lien entre personnes, une expression de la nervosité. Le rire a des fonctions sociales.

    Le rire est une rupture, dit un intervenant : on se met dans une situation incongrue ou on dit le contraire de ce que notre discours pourrait prétendre. Le rire est une cassure du sérieux, ce qui peut être reproché aux comiques lorsqu’ils brocardent les hommes politiques dits "sérieux". Le rire a cette étiquette de ne pas être "raisonnable", au contraire du sérieux. Pour un intervenant, une satire répétée finit par perdre de son comique pour devenir une charge blessante. Claire souligne que la caricature a beau être drôle ou non, elle ne retire en tout cas de la liberté à personne. Je peux dessiner un prophète, cela n’empêchera pas des croyants de pratiquer leur religion. Par contre, si j’attaque un caricaturiste pour blasphème à ma religion, je restreint sa liberté d’expression.

    Est-ce que tout prête à rire ? est-il demandé en cours de débat. Le rire est communicatif, répond un intervenant, si bien que l’on peut rire de rien et de tout, en fonction de l’environnement. Un autre intervenant revient sur la question et s’interroge sur son ambiguïté : "Est-ce que l’on parle d’un rire spontané, d’un rire immédiat ou d’un rire provoqué par une situation ?" Un rire serait "un décalage" : je marche dans la rue très fière et, d’un coup, je m’entrave et moi, l’homme digne, je deviens comme une poupée mécanique. De là viendrait la situation risible, ce que Bergson montre en parlant du rire comme "d’une mécanique plaquée sur du vivant". Tout est-il à sujet à rire ? L’autre question derrière le titre du débat de ce soir est celle-ci : "Peut-on se moquer de tout ?" Peut-on se moquer de la misère, de la maladie, de la religion comme le fait Charlie Hebdo ? Ce rire intellectuel et ironique semblerait être "un rire d’exclusion" mais aussi un rire qui peut être "sain et nécessaire". C’est un rire qui a un côté discriminant, qui n’a pas ce côté spontané et universel. Une autre intervenante parle de ces rires néfastes, ceux des cours de récréation où le rire est un rire agressif et moqueur, qui peut d’ailleurs être contraint par la morale et la loi qui aurait tendance à dire que l’on ne peut pas rire de tout.

    Le rire peut en effet être jugé moralement en fonction de ce qui le motive, dit Claire. On est tous en capacité de rire de tout. "C’est une capacité humaine qui fait resplendir notre liberté d’expression". Spinoza faisait une distinction nette entre le rire pur plaisir et anodin et le rire découlant de la haine, de la méchanceté. Par exemple, je peux rire des handicapés, ce ne sera pas forcément motivé par la moquerie et la méchanceté. Le "mauvais rire" est celui, pervers, qui provoque le plaisir à faire souffrir l’autre. Or, se rend-on compte lorsque l’on fait souffrir les autres ? Est-ce que l’humour noir est motivé par ce désir de faire souffrir ? C’est peu probable. D’autre part, si rire est propre à l’homme (Aristote), est-ce que nous devrions restreindre tel ou tel à rire ? Claire souligne que si rire est le propre de l’humain, Bergson a souligné que l’homme rit de ce qui lui est propre : un paysage peut être laid ou beau, pour autant il ne sera pas risible ; par contre on peut rire d’un animal s’il présente des caractéristiques et/ou un comportement humain. On peut rire d’un objet, d’un chapeau par exemple, mais on ne rira pas du tissu de feutre mais de la forme que l’humain lui aura donné. Au final on rit toujours de l’humain, ce qui implique que tout le monde pourra se sentir jugé, que ce soit volontairement ou non. Un autre intervenant souligne que l’autodérision est peu répandue, sans doute parce qu’on se riant de nos problèmes on les dédramatise.

    Peut-on nous imposer des sujets délicats qui seraient risibles? Nous rions toujours aux dépends de quelqu’un. La personne caricaturée est à la fois la personne que nous connaissons et aussi un personnage que nous découvrons dont les traits ont été exagérés. Ce qui me fait rire ne fera pas forcément rire mon voisin. Il est là question de différences culturelles et de civilisations. Il est aussi question d’éducation qui peut diverger d’une personne à une autre même si le rire est a priori universel.

    Le sujet aussi, dit Bruno réside dans l’intention du rire. Quoi de commun entre les sketchs sur la Shoah par Pierre Desproges et les calembours de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz ? Ce qui est en jeu n’est pas en soi le rire ou son objet mais l’intention qu’on lui prête. Il est dit que le handicap peut tout à fait être traité avec humour, ne serait-ce par une personne elle-même handicapée. Mais rien n’empêche n’importe qui de faire de l’humour sur ce sujet lorsque cela est fait sans intention de blesser ou d’avilir. Cela peut aussi avoir pour objet de dédramatiser certains sujets, quand cela n’a pas une vocation de catharsis.

    Le rire pourrait aussi une manière autant élégante que pertinente d’aborder ces fameux sujets graves dont nous parlions : "Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer" disait Beaumarchais. Charlie Chaplin a montré dans son œuvre cinématographique que son rire – accompagné bien souvent des larmes – avait la capacité de traiter et de sublimer des sujets importants. Un participant souligne qu’une société qui entend baliser voire restreindre le rire montre sans doute sa propre fragilité.

    Il semblerait qu’il y ait un rapport étroit entre le rire et le drame. "Peut-on rire de tout ?" Si l’on répond par la négative, on s’interdit de traiter de certains sujets de telle ou telle manière – la mort, le handicap, et cetera. Or c’est autour de ces choses graves et taboues que le rire surgit. Et ce sont ces sujets qui a priori prêteraient le plus à rire. Tout sujet est certes propre à rire, à la condition, dit une personne du public, que cela soit fait sans intention de nuire, de blesser. Mais est-ce possible ? Un humoriste est potentiellement visible par des millions de personnes, a fortiori avec les réseaux sociaux : tout sujet propre à rire seraient aussi susceptibles de blesser. N’est-ce pas se mettre des barrières lorsque l’on dit : "Je ne veux pas blesser" ?

    Il y a aussi la question publique ou privée : je peux m’autoriser dans l’intimité à rire de tout mais une fois dans une sphère publique, je vais cependant me refuser à exprimer mon hilarité sur tel ou tel sujet. Un intervenant s’interroge cependant : "Peut-on rire réellement tout seul ?" Le rire charrie avec lui une valeur essentielle : le partage. Pas de rire sans public – même s’il s’agit d’un public restreint ? "Le rire rassemble", réagit une personne du public.

    À l’exemple des primates, le rire a certainement une fonction sociale, réagit Bruno. Une étude de l’université de Portsmouth en 2003 sur 60 chimpanzés a établi que le rire simiesque était apparenté à un "outil de métacommunication, qui donne une information sur la relation [entre les singes]", par exemple signifier que si les coups sont échangés, c’est pour jouer, pas pour agresser" (Le Monde, 25 mars 2011). Le rire peut aussi avoir pour moyen, dit Claire, d’obtenir des hommes une conduite souhaitable car personne n’a envie d’être ridicule ni d’être l’objet de la risée de chacun. Le rire peut être aussi quelque part un moyen de "contrôle social", un ciment social pour contrôler la population.

    À ce sujet, le rire peut-il être militant ? Et qu’est-ce que ce "rire militant" ? Ce serait un un rire qui entendrait dénoncer, apporter un message, enlever le masque des hypocrites ou caricaturer les rois, les présidents et les puissants. C’est le rire du bouffon comme le rire des comiques modernes engagés. Gilles souligne que le rire a toujours gêné les religions. Dans la religion catholique, le rire a été longtemps proscrit, "car Jésus ne riait pas" (Umberto Eco). Les autorités laïques en sont venues à s’opposer aux ecclésiastiques jusqu’à s’entourer de bouffons, parfois célèbres : Triboulet sous Louis XII et François Ier, puis Brusquet ou Chico sous Henri III et Henri IV. Il y avait aussi une "école des fous" qui était une institution tout à fait sérieuse. Le rire trivial ou la satire avait une double fonction : amuser, distraire mais aussi révéler. Sans doute était-ce une forme de rire militant qui n’était d’ailleurs pas sans danger pour ces amuseurs publics (Brusquet n’a pas pu terminer sa carrière). Gilles signale qu’à Montargis, il y avait un bouffon célèbre de la cour de Renée de France, Pietro Gonella qui est mort de peur en simulant sa propre exécution.

    Le rire peut faire passer un message, est-il encore dit. L’humour peut être une arme pour attaquer et là est la limite avec la loi. Le problème de Dieudonné est celui non de l’humour mais de l’injure publique. Il est bien question d’intention dans le rire. Un autre humoriste peut nous éclairer : Pierre Desproges. Lorsqu’il fait son sketch sur les juifs ("On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle… Ils peuvent rester…"), pourquoi ce sketch sarcastique a-t-il été accepté ? Parce que le public était averti. Desproges passait "un pacte humoristique" avec son public qui savait qu’il allait parler au deuxième degré. Il avait payé sa place pour rire. Par contre, lorsqu’Alain Soral, le militant d’extrême-droite, reprend ce sketch sur son site Internet, il le reprend au premier degré pour son public, dans une intention toute autre.

    Derrière la question "Peut-on rire de tout ?", il est question du pouvoir, de la capacité et de la censure. La question pourrait être celle-ci : "Rit-on de tout ?" On aurait envie de rire mais on s’autocensure : d’abord parce que le législateur contrôle le rire comme il nous contrôle en tant que citoyen. Pour contourner cette législation, nous avons mis en place plusieurs formes de rires : rires jaunes, rires francs, rires amers, et cetera.

    Dans la question "Peut-on rire de tout ?", il est question de légitimité. La liberté d’expression et de pensée – y compris dans le rire – est fondamentale. L’humour, par nature, est subversif et peut heurter les sensibilités. Or, quel est le rôle de la loi ? Est-il de protéger la liberté ou la servitude ? Puis-je interdire mon voisin de rire parce qu’il ne rit pas de la même chose que nous ? Une question se pose d’emblée : "Suis-je responsable de mon rire ?"

    Rire de tout, dit intervenant, dépend du lieu, de l’idéologie politique ou doxa dominante dans laquelle on se trouve (en France, la laïcité, le libéralisme économique et la démocratie) mais aussi le climat social. La question qui se pose à ce sujet est de savoir si l’on est "à cran ou pas à cran". La mauvaise répartition des richesses, la pauvreté ou les suicides des agriculteurs mettent des tensions dans le rire. La désinvolture peut-être la règle dans des milieux "protégés" mais ces aspects ne sont pas à négliger. Le rire peut amener des troubles à l’ordre public mais présumer des troubles potentiels jusqu’à interdire une représentation pose problème. Ce dont il est question est ici encore l’intention, mais comment prouver cette intention ? Qui décrète les intentions de Desproges, Dieudonné – ou des autres ? Il y a certes le talent de faire rire mais il y a aussi le talent de rire de tout. Tout est propre à rire, sans quoi le risque serait de brider notre liberté d’expression. Albert Pike disait : "La liberté d’opinion, la liberté d’expression, ne permettent pas que l’on interdise quoique ce soit même si cela nous heurte et froisse nos conviction ou si cela nous apparaît intolérable ou monstrueux. Sinon, la liberté n’excuse plus, elle disparaît. La dictature commence là où la liberté catégorielle ou sélective s’installe."

    A nous de ne pas brider le rire et au contraire de préférer au rire impertinent le rire pertinent et la raison dans le rire.

    La soirée se termine par le choix du sujet de la séance suivante, le 27 mai 2016. Quatre sujets sont proposés : "Aujourd’hui, ne faut-il s’étonner de rien ?", "Est-il bon de s’ennuyer ?", "L’homme est-il un loup pour l’homme ?" et "L’humanité est-elle vouée à disparaître ?" Le sujet choisi est : "Est-il bon de s’ennuyer ?" (titre définitif : "L’ennui : vice ou vertu ?")

     

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  • Compte-rendu du café philo : "Les femmes sont-elles des hommes comme les autres ?"

    Thème du débat : "Les femmes sont-elles des hommes comme les autres?" 

    Date : 26 février 2016 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée

    Le vendredi 26 février 2016, le café philosophique de Montargis se réunissait pour un nouveau débat autour de cette question : "La femme est-elle un homme comme les autres ?"

    Un premier intervenant y répond en parlant d’abord de l’aspect physiologique qui distingue hommes et femmes, par exemple dans la différence musculaire. Statistiquement, la morphologie des femmes semblerait différente des hommes. En dépit de cela, du point de vue sociologique ou psychologique, rien ne devrait permettre de distinguer les droits des hommes et ceux des femmes : en cela, l’objet du débat de ce 26 février n’aurait pas lieu d’être.

    Or, la question de la séance, "La femme est-elle un homme comme les autres ?", est loin d’être incongrue. D’abord, le thème de la séance du café philo a été voté à la majorité, il est donc apparu comme pertinent et il ne choque personne : c’est la preuve qu’il y a matière à débat.

    D’emblée, hommes et femmes sembleraient n’être en effet pas mis sur le même pied d’égalité. C’est vrai dans les théocraties ; cela l’est tout autant dans les démocraties laïques. Dans nos pays modernes, il y a des différences de salaires et d’emplois indéniables et les tâches domestiques apparaissent dans leur grande majorité inégalement réparties. La question qui sous-tend aussi ce débat est celle de savoir pourquoi les hommes n’aident pas plus les femmes – leurs compagnes, leurs mères, leurs filles ou leurs sœurs – à aller vers plus d’équité. Ce sont les femmes qui se battent toutes seules – les suffragettes, les Femen – et il semblerait que les hommes profitent de leurs avantages et ne cherchent pas à changer l’ordre des choses. Il est également dit en ce début de soirée que les femmes feraient-elles la même chose que les hommes dans la situation inverse.

    Une intervenante réagit au sujet de la différence physiologique homme/femme : sur le plan physique, le cerveau est de 1300 cm³ pour les femmes comme pour les hommes (voir aussi ce lien). Par ailleurs, biologiquement, "le sexe fort est plutôt la femme", est-il encore dit. En pédiatrie, par exemple, il naît plus de garçons que de filles mais cette différence se renverse au bout d’une année en raison d’une mortalité infantile qui touche plus les garçons que les filles. L’espérance de vie est d’ailleurs de manière générale, plus longue chez les femmes que chez les hommes : "les femmes ne sont pas si faibles que cela". Et si, morphologiquement, la femme n’est pas un homme comme les autres, les différences ne sont parfois pas là où on le penserait.

    Bruno souhaite s’interroger sur la notion d’homme et de femme. Qu’est-ce qu’une femme et qu’est-ce qui se joue réellement ? L’aspect biologique, la sexualité ou la maternité ? La question, ensuite, telle qu’elle est posée, "La femme est-elle un homme comme les autres ?", pose une sorte d’ambivalence : le jeu de mot entre "homme", genre masculin, et "homme", espèce humaine. De ce point de vue, la question de ce soir est provocatrice car elle sous-entendrait que la femme serait posée comme un "sous-genre" de l’homme. D’ailleurs, grammaticalement le genre masculin l’emporte sur le genre féminin. D’emblée, il y a un problème. Et ce problème peut être décortiqué si l’on revient au cœur du sujet : qu’est-ce que qu’une femme ?

    Un participant dit qu’il convient de faire la différence entre genre masculin et genre féminin, qui renvoie à cette fameuse théorie du genre. La notion de genre sous-entend une idée socio-culturelle : la femme dans la Genèse, dit une personne du public, est issue de la côte d’un homme et non pas de Dieu.

    Bruno revient sur cette notion physique. Il a été dit que morphologiquement il y ait une différence homme/femmes. Un documentaire a été fait sur ce sujet : Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ? (à voir ici) Des scientifiques se sont aperçus que cette différence morphologique s’expliquait par le darwinisme : à l’aube de l’humanité, les hommes se battaient pour obtenir les meilleurs morceaux de viandes pour se nourrir, laissant les restes aux femmes. Et cette habitude est restée ancrée encore aujourd’hui. Or, cette habitude ne tient pas car, scientifiquement, les femmes ont besoin de plus de viandes que les hommes (règles, maternité).

    Un participant revient au cœur de la question pour revenir sur cette ambivalence évoquée. "La femme est-elle un homme comme les autres ?" Comment résoudre le problème des termes homme/femme ? Sans doute en traduisant cette question dans une autre langue, en l’occurrence le latin. Dans cette langue, on a femina, vir et homo. On dit :"femina homo est" et non pas "femina vir est". De même, on dira "vir homo est" et non pas "femina vir est". Dans le sujet français "La femme est-elle un homme comme les autres ?", il est posé la proposition que la femme appartient au genre humain, ce qui va de soi et logique. Mais cela peut être intéressant philosophiquement sur la question de l’égalité ou inégalité des sexes. Est-elle sociologiquement et génétiquement construite ? Va se poser la question du genre humain. Si je dis "un homme est un homme", quel homme parle lorsque je dis cela : le vir ou le homo ? Au nom de quoi et de qui parle-t-on ? Lorsqu’une femme parle, est-ce en tant qu’être humain (homo) ou en tant que genre féminin (femina) ? Sur la question des genres, en américain, le terme qui correspond à "genre" est "genus". "Gender", que l’on a traduit en "genre", ne correspond au "genus" de "générique". Il correspond au "genre" de "monsieur" ou "madame".

    Sur la théorie des genres, dit Claire, la question théorique "Est-ce que la femme est l’égal de l’homme ?" est vite balayée par les considérations biologiques. La réponse philosophique peut être à rechercher chez Platon : "La femme enfante tandis que l’homme engendre". Mais l’aspect politique et social peut être questionné : est-ce que les conditionnements qui nous formatent font que la femme va agir de manière telle que la société la construite ? Quel est l’acquis et l’innée ? Sur l’instinct maternel, deux grands courants philosophiques se construisent : l’universalisme et le différentialisme ou l’essentialisme. La question de ce soir, "La femme est-elle un homme comme les autres ?", n’est pas une question vaguement machiste. Simone de Beauvoir (Le Deuxième Sexe), qui a inspiré profondément le féminisme moderne basculait d’ailleurs, d’une théorie à une autre. La question est aussi de savoir si l’espèce humaine est une ou deux. Platon disait que la femme enfantait et que l’homme engendrait. Il ajoutait que cette différence naturelle ne pouvait pas être extrapolée dans la sphère politique et sociale, en précisant que la femme restait inférieure à l’homme. Aristote dénonçait cet universalisme. Pour lui, la femme était fondamentalement inférieure à l’homme et condamnée à rester au foyer.

    La femme devrait-elle être identique ou non à l’homme ? Le débat au lieu jusque dans les courants féministes aujourd’hui : certains prônent une égalité dans la différence. La femme aurait des différences innées (la maternité par exemple) mais elle doit être intégrée dans la société pour sa cohésion. Le débat sur le genre a pris un visage frappant avec la théorie du genre qui admet qu’une femme est conditionnée dès sa plus tendre enfance, que ce soit dans les goûts (le rose et le bleu) ou l’éducation : "La passivité qui caractérisera essentiellement la femme "féminine" est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c'est là une donnée biologique ; en vérité, c'est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société" écrivait Simone de Beauvoir. Une participante parle d’un magasin de Montargis qui avait organisé une campagne d’affichage : "Plus tard je serai infirmière" disait une petite fille, tandis qu’un garçon disait : "Plus tard je serai médecin". "Plus tard je serai gourmande" disait la petite fille, tandis que le garçon avait cette phrase : "Plus tard, je serai pilote de chasse". Cette différentiation se voit jusque dans les manuels scolaires : le papa lit le journal tandis que la maman repasse ou fait le ménage.

    Un intervenant parle des droits sociologiques et politiques. La question est aussi de savoir ce qui a créé ces différences. Pour une participante, la place de la femme dans la société est restreinte du fait de sa maternité. La femme qui souhaite avoir un enfant accouche et parfois allaite : cette réalité est un frein à son insertion sociale. Comment égaliser ?

    La maternité – "La femme est un réceptacle" disait Thomas d’Aquin – est posée comme un désavantage. Dans l’histoire, le pouvoir a toujours été accaparé par les hommes : "On persuade l'enfant que c'est à cause de la supériorité des garçons qu'il leur est demandé davantage ; pour l'encourager dans le chemin difficile qui est le sien, on lui insuffle l'orgueil de sa virilité" écrivait Simone de Beauvoir. Or, enfanter, allaiter et élever un enfant offre un pouvoir d’éducation à la femme. Pour le coup, ce pouvoir génital aurait été retourné par les hommes de pouvoir à l’encontre des femmes.

    Pour une autre personne du public, la conception que l’on a du sexe n’est pas seulement physique. Elle est aussi intellectuelle et idéologique. Elle s’est formée au fil des millénaires et c’est une question de pouvoir. Or, la maternité n’est pas un problème en soi. Elle l’est parce que la plupart des entreprises sont dirigés par des hommes : ils pensent que leur entreprise va perdre de l’argent. Ce qui est une vue de l’esprit : rien n’empêche un homme de prendre un congé parental et la société ne s’appauvrit pas en raison d’une grossesse ou d’une naissance !

    Pour un participant, l’homme et la femme sont complémentaires, morphologiquement et psychologiquement : un plus un pourrait bien faire trois voire plus. Si l’homme et la femme serait complémentaire, alors il n’y aurait pas de différence fondamentale – a fortiori d’opposition et de confrontation – entre l’homme et la femme. Ils auraient donc chacun des rôle à jouer.

    Pour une participante, les genres masculins et féminins évoluent dans la société : des jeunes gens allant chez l’esthéticienne, des papas élevant leurs enfants, et cetera. La femme a du mal à trouver sa place mais les hommes jeunes ont autant d’interrogation sur leur position : comment s’insérer dans la société, comment donner leur place à leur campagne. Ce qu’Élisabeth Badinter a montré dans son ouvrage XY.

    Il est dit que la société bouge avec des femmes de plus en plus présentes dans le milieu politique, économique ou culturel. Une place bien maigre, dit en substance une intervenante. L’historicité du pouvoir masculin est toujours présent, d’autant plus avec la problématique de la maternité qui nécessite de la femme une forme de protection. Cette protection a son corollaire négatif : la victimisation, généralisée aujourd’hui dans l’ensemble de la société. Le chemin est long avant que la femme ne devienne un homme comme les autres dans nos sociétés. Et encore, dit une participante, les métiers se féminisent très souvent dans des métiers… moins bien payés.

    Pire, les jeunes femmes d’aujourd’hui sembleraient s’être désintéressées du féminisme pour emprunter des voies traditionnelles, quitte à abandonner leurs études supérieures. Bruno parle d’un article du Monde daté du 27 février 2016  : "Le travail des mères fait le succès des enfants et du couple… Les femmes dont les mères travaillaient quand elles étaient enfant ont plus de chance de trouver du travail, d’avoir des postes à responsabilité. Elles gagnent en moyenne plus que celles dont les mères étaient au foyer… De même, les hommes élevés par des mères bosseuses contribuent davantage que les autres aux tâches domestiques et passent plus de temps à s’occuper de leur famille… Les mères qui ont un emploi transmettent à leur fille des informations, des façons de faire utiles aux entreprises pour y faire carrière." Mais avec la crise économique, les jeunes femmes choisissent ou sont contraintes d’abandonner une carrière professionnelle, soulignait Élisabeth Badinter. Finalement, la vraie question de ce soit serait : "Les femmes peuvent-elles faire comme les hommes ?"

    La question de ce soir est-elle une généralisation de mauvaise aloi, se demande un intervenant. Il ajoute que la prise de conscience sur l’égalité homme/femme est venue par la force des choses, avec les guerres (les femmes qui remplaçaient les hommes dans les usines), avec le boom des Trente Glorieuses, mais pas tant avec les réflexions des féministes ou des intellectuels. D’ailleurs, ce mouvement semblerait faire machine arrière, comme le dit Élisabeth Badinter. Et lorsque la société est fragile ce sont souvent les faibles et les femmes qui trinquent en premier. Bruno précise que l’égalité homme/femme est très souvent restreinte à l’égalité ou l’inégalité domestique, au détriment de l’inégalité économique, salariale ou politique. Et puis, ajoute-t-il, parler de cette inégalité c’est aussi se pencher sur la violence intrinsèque, que Pierre Bourdieu avait étudié dans son ouvrage La Domination masculine : "Le masculin et le féminin sont les créations culturelles d’une société fondée, entre autres hiérarchies, sur une hiérarchie de genre". La violence domestique, dit une participante, est proprement masculine. Par contre, dans l’histoire, les souveraines sont aussi violentes que les hommes : les femmes au pouvoir sont des hommes comme les autres.

    D’après une participante, l’évolution dans les mentalités existe, par rapport à ce qu’ont connu nos mères et nos grand-mères. Le patriarcat semblerait disparaître. De la même manière, les jeunes hommes sembleraient ne plus chercher à paraître "mâles" mais à utiliser des produits de beauté jusque là réservés aux femmes. Finalement, dit Bruno, la vraie question ne serait-elle pas : "Les hommes sont-ils des femmes comme les autres ?"

    Dans le couple, dit Claire, même s’il y a une évolution dans le rôle que prennent les femmes et les hommes, notamment dans les tâches domestiques, l’homme reste plutôt le sujet de la relation et la femme l’objet. Et c’est cette relation objet/sujet qui a articulé la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel. Il y a deux consciences distinctes : la conscience A (l’homme) a un désir fort de reconnaissance. Dans "un combat à mort" - purement métaphorique ! – l’homme va tenter de nier l’autre pour qu’il soit asservi. La conscience B (la femme) va se soumettre à la conscience A mais, en évoluant, la conscience A va se trouver soumis à la conscience B qui se rend indispensable et devient maître. Dans la partie finale de la dialectique, les deux consciences se rendent compte que la situation de dominant et de dominé n’est pas viable et l’on va se trouver dans une situation d’égalité. Elle peut être atteinte dans certains couples. Il se pourrait même que la société arrive à cette égalité, voire à une supériorité de la femme sur l’homme. Cette supériorité est d’ailleurs présente dans la mythologie comme dans certains exemples (reine de Saba, tribus indiennes).

    Mis attention ! Pour Françoise Héritier, le matriarcat est en réalité un mythe. Malgré des tentatives de sociétés matrilinéaires et la transmission des terres par les filles par exemple, les femmes n’ont jamais eu le pouvoir politique. Les évolutions sociales lentes n’ont jamais permis aux femmes d’être des hommes comme les autres.

    Pour faire l’historique du couple, peut-être faudrait-il s’interroger sur l’histoire de la séduction, dit une nouvelle personne du public. À l’origine, l’homme choisissait la femme pour des raisons de procréation. Si les origines de la relation homme/femme viennent de ce postulat-là, cela prédéterminerait des rôles bien définis dès la nuit des temps.

    Une intervenante aborde de nouveau ce problème de l’inégalité homme/femme. Elle considère que "ce sont les femmes qui élèvent les garçons comme les filles… qui font les femmes soumises et les hommes machos !" : "Les femmes se forgent à elles-mêmes les chaînes dont l’homme ne souhaite pas les charger" disait Simone de Beauvoir. Les femmes qui brisent les barrières pour prendre des responsabilités jusque-là réservés aux hommes sont régulièrement saquées comme s’il ne leur était pas permis de décloisonner certaines fonctions. L’entretien du système d’inégalité arrange beaucoup de personnes, dont les hommes au pouvoir, que ce soit les politiques ou les responsables du CAC 40.

    La religion semblerait avoir son rôle à dire. Les religions monothéistes, dit une personne du public, y compris là où les croyantes sont si nombreuses, "rabaissent les femmes". Des femmes qui sont autant victimes que les auteurs de leur propre aliénation. En effet, lorsque l’affaire du voile islamique a éclaté dans les années 90, elle est partie de lycéennes qui voulaient marquer leur défiance vis-à-vis du système. C’était un acte de revendication ("punk") troublant. Le voile ne pose pas simplement la question de la liberté religieuse. Les femmes sont invitées à se couvrir, "se cacher" – et pas les hommes. Cela pose un réel problème d’égalitarisme dans nos sociétés laïques.

    Cette subordination des femmes par rapport aux hommes est-elle tenable ? Pour un participant, la soumission, si soumission il y a, n’est pas une culpabilité mais une forme d’aliénation, qui est cependant à relativiser en fonction du poids de la culture, de la tradition et du voisinage.

    D’après un participant, les femmes pourraient-elles se contenter de cette inégalité, de ne pas être des hommes comme les autres, voire s’en feraient complices ? D’après Claire, accepter un quota pour telle ou telle situation (monde politique, monde de l’entreprise, et cetera) serait accepter de se porter en victime pour finalement demander aux hommes de faire quelques concessions de partage. Imposer un quota c’est se porter en tant qu’être de genre féminin et non pas en tant qu’être porteur de pensée politique. Peut-être aussi que le retour de l’égalité passerait par la disparition de certains comportements clivant comme la galanterie.

    Bruno conclut en parlant d’abord de l’aspect identitaire qui semblerait fondamental selon des intellectuels comme Élisabeth Badinter. Une éducation doit en prendre compte afin que garçons et filles, malgré leurs différences, puissent trouver leur propre équilibre et puissent par la suite se rencontrer et trouver une forme de connivence en société et/ou au sein du cercle privé. L’aspect biologique et maternité a été abordé au cours de cette soirée : or, c’est sans doute un faux problème car le patriarcat (le matriarcat étant a priori une "vaste légende urbaine") s’est réfugié derrière la maternité pour justifier la domination/protection de l’homme, jusqu’à la violence masculine traitée par Pierre Bourdieu. Or, les femmes au pouvoir sont aussi violentes que les hommes. De ce point de vue, les femmes sont des hommes comme les autres. Si bien que l’on constate que les archétypes prêtés aux hommes et aux femmes ne tiennent pas la route. Certes, dans la symbolique freudienne, le pénis peut être symbolisé par le couteau ou l’épée ; cependant, la conquête et le pouvoir peut aussi être féminine. Les femmes ont-elles justement la possibilité de prendre le pouvoir, d’être des hommes comme les autres ? C’est tout le cœur des combats féministes. Certains courants ont encouragé durant les années 70 la scission entre hommes et femmes, jusqu’à prôner l’homosexualité comme solution : "[L'homosexualité féminine est] pour la femme une manière parmi d'autres de résoudre les problèmes posés par sa condition en général, par sa situation érotique en particulier", disait Simone de Beauvoir. Parmi les mouvements engagés et modernes figurent les Femen. Les critiques que l’on entend sur les Femen mérite que l’on s’y intéresse. Qu’est-ce qui gêne chez les Femen ? Leur lutte contre la domination masculine ou les dictatures machistes ? Leur combat contre l’excision ? Pas du tout. Ce qui dérange chez les Femen c’est que leur mouvement est emprunt de violence et de radicalité. Ce serait sans ce type de protestations (happenings, poitrines violemment dénudées sur des lieux publics voire "sacrés") qui gênerait car, dans l’inconscient collectif, la femme est douce, pacifique, aimante et discrète. Les Femen contribuent à bousculer cette image au nom de l’égalité sociale entre hommes et femmes. Cette égalité est la condition pour une société apaisée et harmonieuse car "quand un sexe souffre, l'autre aussi" (Margaret Mead).

    La séance suivant du café philosophique de Montargis aura lieu le vendredi 1er avril 2016 et aura pour sujet : "Peut-on rire de tout ?" Ce sujet a été choisi par les organisateurs et animateurs du café philo.

    Philo-galerie

    Les illustrations de cet article sont des photographies du mannequin Twiggy Lawson.

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  • Compte-rendu de la 50e séance : "la philosophie a-t-elle une quelconque utilité?"

    Thème du débat : "La philosophie a-t-elle une quelconque utilité ?" 

    Date : 19 juin 2015 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée

    Le vendredi 19 juin 2015, le café philosophique de Montargis se réunissait à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée pour sa 50e séance, et aussi la dernière de sa saison 6. À cette occasion, le débat proposé, et choisi par les participants de la séance précédente, portait sur cette question: "La philosophie a-t-elle une quelconque utilité ?"

    Au préalable, Bruno rappelle la genèse et les grands événements qui ont marqué les six années et les 50 séances du café philo. Il insiste sur la naissance mouvementée de l'animation de la Chaussée, ses débuts difficiles, les sujets polémiques qui ont émaillé son histoire (Dieu, la mort ou... le Père Noël), la fierté des animateurs et médiateurs de voir l'engouement autour du café philo mais aussi les émissions de radio "La Philosophie au Comptoir" (en 2014) qui ont marqué le café philosophique de Montargis.  

    Pour lancer le débat, outre le sujet du débat de ce soir, "La philosophie a-t-elle une quelconque utilité ?" Bruno pose aux participants deux autres questions : "Fait-on de la philosophie lors d'un café philo ?" et "Que venez-vous faire ici, au café philo ?"

    Un premier intervenant réagit en citant Michel de Montaigne pour justifier l'utilité de la philosophie : "Philosopher c'est apprendre à mourir". Pour lui, alors que le débat sur la la fin de vie fait des remous, la philosophie semble avoir une très grande utilité. Claire rebondit sur cette intervention. Il y a une distinction entre utilité et nécessité, dit-elle, car, souvent, on a tendance à commettre un abus de langage : on considère comme utile ce qui est nécessaire, or ce n'est pas le cas. L'utilité vise "l'outil". La question peut donc se poser ainsi : est-ce que la philosophie mène à quelque chose ? Et si la philosophie est un outil, quelle est sa finalité ?   

    Pour un autre intervenant, la philosophie a une utilité indéniable ; encore faut-il savoir de quelle philosophie l'on parle : il peut y avoir autant des courants de pensées hermétiques peu appréciés que des pratiques philosophiques, plus terre-à-terre, pragmatiques et qui peuvent intéresser tout un chacun. Finalement, cette dernière intervention pose cette question : la philosophie est un moyen pour faire quoi ? La philosophie, qui est étymologiquement l'amour de la sagesse, trouve sa finalité dans l'apprentissage de la mort et dans l'orientation de ses actions pratiques afin de réfléchir à certains sujets pour ensuite les vivre, et vivre mieux ("Nous vivre mieux") . L'amour de la sagesse n'est pas l'amour du savoir. Le sage n'est pas celui qui sait tout mais plutôt "celui qui ne sait rien" (Socrate). Dès lors, philosopher c'est sans doute commencer à s'interroger et remettre en question ce qui fait notre existence et notre identité. Au sein du café philo, chacun réfléchit à comment agir, avec la morale, à l'orientation pratique de notre vie, de nos actions, ici et maintenant.

    Au sein du café philo, la question est bien de savoir si dans le cadre des débats on est dans un moyen d'atteindre ces objectifs philosophiques. Michel Onfray refuse par exemple d'admettre que l'on philosophe au sein d'un café philosophique. Une intervenante réagit en regrettant la durée des séances : souvent, un deuxième débat pourrait être utile, remarque-t-elle, tant les questions appellent d'autres questions et aussi des demandes d'approfondissements. Bruno ajoute toutefois que les animateurs sont là pour susciter des questions et pas d'apporter des réponses comme le feraient des gourous de sectes ! Philosopher, comme le dit une participante, "c'est exploiter la capacité que l'humain a de se poser des questions auxquelles il ne peut pas répondre". C'est aussi un échappatoire à l'uniformité des discussions triviales, afin d'éviter "la stagnation de l'esprit".

    La philosophie ne consiste pas à apporter des solutions abouties à des questions posées, réagit un participant. Pour Claire, les philosophes dits "systématiques" ont pour rôle de répondre à des questions. Le café philo, dans ce sens, est "non-philosophique", dans le sens où le café philo n'apporte pas des éléments pour répondre à des questions. Pour autant, nous pourrions dire qu'au sein du café philo nous pratiquons un "philosopher", dans le sens où le café philo sert à cheminer dans une pensée. Certaines interventions nous renvoient d'autres pensées. "La pratiques collective" de la réflexion est en effet un élément capital, réagit une autre personne du public car cela peut peut permettre d'approfondir des sujets. Par toutes nos expériences, réagit une autre participante, par nos différences, "mettre en commun nos idées, les confronter à l'exemple de la maïeutique (Platon), ce n'est pas nous permettre d'avoir tous la même mais d'avoir tous la nôtre."

    Une participante s'exprime ainsi : "La philo n'est ni dans l'action ni dans la morale mais Jean-Paul Sartre a dit qu'elle nous apprenait à être libre et responsable de nos actes". La philosophie a bien une utilité, affirme un intervenant : même si elle n'est pas poussée, elle nous permet de côtoyer des gens différents, de s'exprimer, d'échanger dans le respect, de se frotter à la réalité et d'affiner ses opinions au contact des autres. La philosophie antique, dans l'agora, est, quelque part, ressuscitée au sein des cafés philos – qui pourraient aussi bien se passer dans d'autres lieux publics.   

    La réflexion collective permettrait de passer de l'opinion, qui est de l'ordre de la représentation individuelle, à l'idée, qui est collective. L'idée est forte de justification et l'altérité, en apportant la contradiction à notre opinion, permet d'asseoir notre jugement grâce aux arguments et presque en savoir. Claire rappelle que la différence entre le croire et le savoir n'est pas tant la véracité de la représentation mais c'est dans le fait que le croire est une représentation qui est tenue pour vraie sans capacité de la justifier alors que le savoir implique qu'une représentation est tenue pour vraie car il existe des justifications, des raisons d'être. On peut se sentir un peu plus fort de ses principes si un philosophe vient à notre rescousse ("Descartes l'a dit...") ou si la confrontation avec les idées collectives et les opinions d'autrui viennent appuyer ce que je peux penser. "Les débats philosophiques permettent de s'enrichir au niveau de l'être.

    L'utilité cathartique du café philo est également avérée : prendre la parole, s'approprier un micro ("un bâton de parole") et confronter ses idées avec celles des autres est au cœur de nos débats. Le café philo peut être aussi une pratique de la démocratie, dans un cercle de citoyens différents, de tous âges. Jean-Pierre Vernant affirme d'ailleurs que la raison naît dans le cadre de la naissance de la première cité démocratique grecque. Or, dans cette société, deux groupes de pensées s'opposent : les "instituteurs de la République" – les sophistes – qui visent à apprendre aux citoyens à parler et qui visent l'utilisation d'un langage pour s'exprimer. Dès lors, l'objectif pour ces sophistes est d'apprendre à parler bien plutôt que de parler vrai. Or, contre eux, les philosophes vont s'insurger, et parmi eux, Socrate. Pour ces philosophes, parler bien c'est utiliser le langage en l'enlevant de sa sa valeur. Celui qui ne chercher que la communication et la beauté le rend caduc car l'homme doué de langage se doit de chercher la vérité. Le philosophe ne va pas chercher de réponse mais il va s'interroger sans cesse pour nuancer et s'approcher de la réalité et de la vérité.  

    Un participant nuance ces propos : est-ce que pour parler vrai il ne faut pas parler bien ? Cette question fait aussi référence à un précédent débat : "Le langage trahit-il la pensée ?" Pour Michel Onfray, justement, dans la philosophie il y a une forme d'académisme et d'exigence. Michel Onfray ne dénie pas l'utilité démocratique des cafés mais ils sont pour lui plus "citoyens" que "philosophiques". Philosopher implique des bases, des lectures, des connaissances, l'acquisition de lettres de noblesse (parler correctement). Certains philosophes inaccessibles peuvent du reste se targuer d'être inaccessibles. Certains auteurs peuvent être lisibles et claires (Albert Camus) ; d'autres hermétiques (Critique de la Raison Pure de Hegel ou L'Être et le Néant de Sartre). Ces problèmes de compréhension apparaissent comme susceptible de dénaturer la pensée philosophique affirme Ludwig Wittgenstein ("Ce dont on  ne peut pas parler, il faut le taire"). Il y a aussi cette idée que la philosophie touche aux hautes sphères de l'intellect (la métaphysique par exemple) et peut donc faire fuir une grande partie de la population. Le café philosophique de Montargis a, par contre, eut très vite pour ambition d'amener la philosophie dans la Cité et de la rendre accessible 

    Un participant rappelle l'étymologie de "philosophie", qui est "l'amour de la vérité". On est philosophe non pas quand on détient la vérité mais lorsqu'on la recherche. Au sein, Un café philosophique qui a pour objectif de rechercher – avec curiosité – la vérité fait donc, n'en déplaise à Michel Onfray, de la philosophie.   

    Claire conclut cet échange par deux citations. La première est de Platon : "Sans raisonnement, tu mèneras l'existence non pas d'un homme mais d'une éponge ou de ces êtres marins qui habitent dans des coquillages" (Philète). Descartes, lui, affirmait dans Principes de la Philosophie (Préface) : "C'est précisément avoir les yeux fermés, sans jamais tâcher de les ouvrir, que de vivre sans philosopher."  

    La seconde partie de ce 50e café philosophique est consacré à un blind-test, un jeu proposé à l'assistance que le café philo avait proposé par le passé :

    - Qu'est-ce que la maïeutique ? Réponse : l'art d'accoucher les esprits, les âmes (Socrate)

    - Qui a écrit le Tractatus logico-philosophicus ? Réponse : Ludwig Wittgenstein

    - Pourquoi appelle-t-on les disciples d'Aristote les Péripatéticiens ? Réponse : parce que dans le peripatos grec, le "promenoir" littéralement, les philosophes du Lycée d'Aristote philosophaient en marchant. On les appelait donc les péripatéticiens.

    - Qui a parlé de l'homme comme d'"une invention récente" ? Réponse : Michel Foucault

    - Quand on traite de la philosophie, on dit que l'une des formules principales du philosopher est "gnoti seauton". Qu'est-ce que ça signifie ? Réponse : "Connais-toi toi-même

    - Qui est le concepteur de la dialectique du maître et de l'esclave ? Réponse : Hegel

    - Qu'est-ce qu'une tautologie ? Réponse : "Dire deux fois la même chose", la répétition de deux expressions signifiant une chose identique

    - La philosophe Hannah Arendt a été la maîtresse d'un philosophe controversé. Qui est-il?  Réponse : Martin Heidegger 

    - Qu'est ce que l'ataraxie. Réponse : "La paix de l'âme"

    - Quel philosophe anglais est l'auteur de La Nouvelle Atlantide, roman sur l'île utopique Bensalem ?  Réponse : Francis Bacon

    - De quel philosophe anglais se sont inspirés les auteurs de la série Lost pour la création de l'un de leur personnage ? Réponse : John Locke

    - Qui a parlé de la religion comme d'une "névrose obsessionnelle de l'Humanité ?"  Réponse : Sigmund Freud

    - Quel philosophe est tourné en dérision dans Les Nuées ?  Réponse : Socrate

    - Qui a dit : "Les hommes se trompent en ce qu'ils se pensent être libres ?"  Réponse : Baruch Spinoza

    - Qui est l'auteur de la Lettre à Newcastle ?  Réponse : Descartes

    - Que signifie "Sapere aude" ? Réponse : "Aie le courage de te servir de ton propre entendement"

    - Avec quel compositeur et ami Friedrich Nietzsche s'est-il brouillé dans les dernières années de sa vie ?  Réponse : Richard Wagner

    - Quel philosophe français, romancier et homme politique révolutionnaire est l'auteur de l'ouvrage "Français, encore un effort !si vous voulez être Républicains" ?  Réponse : Le Marquis de Sade

    - Quel philosophe tchèque est le fondateur de la phénoménologie contemporaine et le concepteur de l'intentionnalité ?  Réponse : Edmund Husserl

    - Quel compositeur français est l'auteur de l'ouvrage lyrique Socrate ?  Réponse : Erik Satie

    - De qui d'Aristote a-t-il été le précepteur ?  Réponse : Alexandre Le Grand ?

    montaigne,socrate,onfray,platon,sartre,descartes,camus,hegel,wittgenstein,aristote,locke,bacon,foucault,arendt,heidegger,freud,spinoza,nietzsche,sade,husserlExceptionnellement, aucun sujet n'est proposé pour la prochaine séance.

    Claire remercie chaleureusement les personnes présentes et exprime sa fierté d'avoir pu participer avec Bruno à cette belle aventure du café philosophique de Montargis. Ce dernier remercie à son tour Claire pour son travail et son implication au sein du café philo.

    La première séance de la saison 7 sera fixée ultérieurement en septembre ou octobre 2015.

     

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  • Au sujet de la dette grecque... Au VIe siècle avant JC

    solon_360x450.jpg"Après cela, il survint entre l’aristocratie et le peuple un conflit qui fut de longue durée. En effet, leur constitution était en tout point oligarchique ; et, en particulier, les pauvres étaient les esclaves des riches, aussi bien les hommes que les femmes et les enfants. On les appelait clients et hectémores (soumis au paiement du sixième) ; car c’était moyennant ce fermage des cinq sixièmes qu’ils travaillaient les terres des riches.

    Toute la terre était entre les mains de quelques-uns ; et, si les paysans ne s’acquittaient pas de leur fermage, on pouvait les emmener en captivité, eux et leurs enfants ; et les prêts, pour tous, étaient garantis par la personne du débiteur jusqu’à la venue de Solon, premier chef du parti populaire.

    Donc, ce qu’il y avait de plus pénible, de plus amer dans la constitution, c’était, pour le plus grand nombre, l’esclavage. Toutefois, les autres dispositions étaient aussi un sujet de mécontentement : car, pour ainsi dire, le peuple n’avait aucune part aux affaires... 

    Telle était l’organisation de la constitution ; le plus grand nombre était l’esclave de la minorité : aussi le peuple se souleva contre l’aristocratie. Comme le conflit était violent et que, depuis longtemps, ils se faisaient face les uns et les autres, d’un commun accord, on choisit Solon comme médiateur on lui donna pour mission de réformer la constitution, après qu’il eut écrit une élégie dont voici le début :

    "Je comprends ce qu’il en est et, dans mon cœur, je ressens de la douleur en voyant la plus vieille terre d’Ionie que l’on est en train d’assassiner."

    Dans cette élégie, il lutte et discute avec les deux partis dans l’intérêt de chacun d’eux et après cela, il les exhorte en commun à mettre fin à leur rivalité actuelle. Solon, par sa naissance et sa renommée, faisait partie des premiers de la cité, mais par sa fortune et son activité, il appartenait à la classe moyenne, comme les autres auteurs le reconnaissent et comme lui-même l’atteste dans le poème que voici, où il exhorte les riches à ne pas prendre plus que leur part :

    "Vous, apaisez dans votre poitrine la violence de votre cœur, vous qui en êtes arrivés au dégoût de nombreux biens, disposez à la modération votre esprit hautain : car nous n’obéirons pas et tout ne se conformera pas à vos désirs."

    Et, d’une façon générale, il rejette la responsabilité du conflit sur les riches…

    Placé à la tête des affaires, Solon libéra le peuple pour le présent et pour l’avenir en défendant de prendre pour gage la personne du débiteur ; il établit des lois, il annula les dettes tant privées que publiques, ce que l’on appelle du nom de "seisachtie" (levée du fardeau), voulant signifier par là que l’on s’était débarrassé de son fardeau."

    Aristote, Constitution d'Athènes (IVe s. av JC)

    Voir aussi ce lien : http://www.ouvroir.info/zinc/spip.php?article56

     

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  • COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE : "FAUT-IL TOUT FAIRE POUR ÊTRE HEUREUX ?"

    Thème du débat : "Faut-il tout faire pour être heureux ?" 

    Date : 12 décembre 2014 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée

    Le café philosophique de Montargis se réunissait le 12 décembre 2014 pour un débat portant sur cette question : "Doit-on tout faire pour être heureux ?" Une centaine de personnes était présente pour cette 45e séance.

    Claire commence par préciser qu'il s'agissait d'un sujet proposé, en juin 2014, pour l'épreuve de philosophie du baccalauréat (section Littéraire).  

    Un premier participant problématise cette question : est-il question d'une obligation ? Qu'est-ce qu'être heureux (biens matériels, comportements, etc.) ? Quel est le rapport entre la notion de bonheur et celle de plaisir ("la récompense") ? Le "tout faire" pourrait impliquer que ce chemin vers le bonheur se ferait "au détriment des autres". La répartition des biens et des richesses en est une illustration, ajoute ce participant. La cupidité et la rapacité se font au détriment d'une immense majorité de personnes pauvres ou modestes (il est cité l'exemple des notaires – "pas forcément dans le besoin" – manifestant cette semaine pour conserver leur niveau de vie...). À l'inverse, certaines personnes altruistes sont heureuses lorsqu'elles apportent un peu de bien aux autres. Bruno rebondit en citant l'exemple de Fritz Zorn, Mars : le narrateur, issu d'un milieu bourgeois et aisé, trouve son salut – et une forme de bonheur – grâce à la maladie qui l'accable.


    Pour un autre intervenant : "Il faut tout faire pour être heureux, parce que la vie est courte (... ), mais dans la limite du raisonnable". La question soulevée par une participante est celle de quantifier le bonheur : quand est-on heureux ? La réponse peut être dans une forme de comparaison. Une intervenante se demande si le bonheur ne résiderait pas dans l'absence de malheur, une optique dans laquelle s'engouffre le domaine pharmaceutique et les mises à disposition de psychotropes. Lorsque tout va bien, dit Claire, nous pouvons être dans un état d'allégresse, de joie, de spontanéité qui n'est sans doute pas à proprement parlé du bonheur. Par contre, c'est sans doute dans le malheur et dans les témoignages d'amour et de soutien que l'on pourrait retrouver la trace de ce bonheur.  

    Pour une participante, le bonheur est une exigence autant qu'un état personnel, lié à l'éducation, avec certainement une part génétique voire neurologique. Aux notions de bien et de mal, peut s'ajouter les notions de "bien vivre" et de "mal vivre". Tout faire pour être heureux semblerait ne pas vraiment avoir de sens, dit encore cette participante, car le bonheur semblerait être un état naturel ("On ne peut pas se forcer à être heureux : on l'est ou on l'est pas"). Par contre, ajoute-t-elle, certaines personnes, peuvent rendre malheureux les autres. 

    Pour une autre intervenante, le bonheur est souvent associé à quelque chose d'extérieur à soi que que l'on posséderait : la santé, l'amour, une famille, les biens matériels, etc. "Une récompense", est-il encore dit au cours de la soirée. L'autre remarque de cette intervenante réside autour de cette question : "Est-ce qu'il est obligatoire de faire quelque chose pour être heureux ?" Ne pourrait-on pas être heureux dans la quiétude épicurienne évoquée par Claire : accepter et ne rien faire. En un mot : le lâcher prise ?

    Tout faire pour être heureux pose la question de l'âge : la jeunesse, remarque une personne de l'assistance, recherche le bonheur dans l'action, alors qu'avec l'âge cet état résiderait plutôt dans l'évitement de la douleur : l'ataraxie.  

    Claire revient sur cette notion de bonheur et d'obligation, évoquées plus haut : "Il y a la notion d'obligation mais aussi la notion de devoir". Le "tout faire" et le "doit-on" peuvent se regrouper autour de la notion de devoir. Autrement dit, je pourrais pratiquer un hédonisme tel que, par définition, je me devrais, pour être un homme, d'être heureux envers et contre tous. Du coup, peut-on et comment arriver à l'état de plénitude – qui est l'état du bonheur  ? Car il s'agit bien de cela, ajoute Claire : le bonheur est cet état de plénitude, sans manque ni désir. On est heureux lorsque l'on satisfait ses désirs. Le bonheur résiderait dans l'avoir et la possession, l'assouvissement de ses désirs et donc, quelque part, dans l'accomplissement de soi. 

    La notion de devoir est importante, ajoute Claire, dans le sens où cela sous-entend une une forme d'exigence. Car, a contrario, si la finalité de la vie humaine n'est pas le bonheur, quelle est-elle ? La vérité ? La santé ? Autre chose ? Si l'on abandonne l'exigence du bonheur, peut-on mener une existence pertinente ? Pour une participante, la réponse est positive : on peut se contenter d'un "semi-bonheur" car, suite à ce semi-bonheur, "le reste arrivera" sans doute...

    Est-ce que le bonheur ne résiderait pas plutôt dans l'ataraxie, l'absence de troubles de l'âme ? À ce sujet, Épicure dit que le plaisir est le commencement et la fin de toute vie heureuse. Mais dans sa Lettre à Ménécée, il précise que tous les plaisirs ne sont pas à rechercher ni toutes les douleurs à éviter. Par là, l'épicurisme n'est pas cette doctrine philosophique souvent caricaturée d'une invitation à "brûler la vie par les deux bouts" : Épicure recherche plutôt l'ataraxie, la quiétude, la sérénité. On peut penser qu'un bonheur ne peut s'atteindre si l'on est en conflit avec autrui. Mais donc ce cas, peut-on être heureux tout seul ? Et peut-on être heureux si l'on est malgré tout dans "l'attentat" envers son proche et son prochain ?  

    Claire réagit en précisant qu'étymologiquement, le "bon heur" est la "chance". Par exemple, les eudémonistes, qui sont ces philosophes qui cherchent à comprendre le bonheur et les moyens d'y accéder, ne parlent pas de "bon heur", tant cette notion de chance et de fortune (fortuna) nous échappe. Mais par contre, ils parlent du Souverain Bien (Aristote ou Épicure). Nous ne sommes plus alors dans l'action mais plutôt dans le délaissement. On va à l'essentiel et à ce qui nous caractérise singulièrement, ce qui fait que nous sommes nous-même et pas un autre, y compris dans le corps politique (polis). Le bonheur se situe dans le respect de soi-même et de l'autre. Nous sommes alors dans la dimension éthique du Souverain Bien.  

    Une participante remarque que ce débat sur le bonheur semble être très occidental, même si cette notion reste universelle. La France, pays développé et riche, fait partie de ces contrées dont les habitants sont les plus insatisfaits et les plus "malheureux" au monde. C'est aussi là, précise un autre intervenant, que se consomme le plus de psychotropes (du "bonheur de substitution"). Cette notion de bonheur est très relative et peut être mise en relief avec d'autres cultures, par exemple le Bouthan qui a remplacé le PNB (Produit National Brut) par le BNB (Bonheur National Brut). Un intervenant relativise cette posture : le BNB interdisait l'alcool, interdiction qui, par la suite a été levée, ce qui amis un sérieux coup de canif dans l'idéal de ce BNB !

    Un autre intervenant parle de techniques modernes pour accéder au bonheur (la méditation de pleine conscience de Christophe André), de notions psychologiques ou psychiatriques (la résilience de Boris Cyrulnik) qui tendent à nous emmener vers une forme de bonheur immatériel : être en paix avec soi-même. Paul Watzlawick, de l'école de Palo Alto, dans l'ouvrage Faites-vous même votre Malheur, démontre comment certaines personnes s'enfoncent dans leur malheur, le ruminent et n'ont simplement jamais conscience de se sentir bien. 

    Un nouveau participant reprend la question d'origine : "Doit-on tout faire pour être heureux ?" Si l'on répond par la négative, on se place d'emblée dans le camp de ceux pour qui bonheur ou malheur laisse indifférent. Je me place en position de désintérêt par rapport à la vie et à ma propre existence, - voire, ajoute-t-il, dans un "état suicidaire". La recherche du bonheur (même s'il s'agit, comme dit plus haut d'un "demi bonheur"), est, selon lui, une nécessité absolue, tout en sachant qu'il sera difficilement accessible, notamment pour les personnes vivant dans le dénuement et le désœuvrement le plus total. Pour une autre personne du public, le bonheur peut s'organiser (il cite l'importance des vacances ou de sorties en groupes) : "Il faut se battre pour être heureux !" autant que donner. Mais tout en gardant en tête, ajoute une intervenante, l'impératif de la morale : "Pas de bonheur sans morale !"  Et pas de bonheur sans autrui, est-il également dit au cours de ce débat.

    Pour un autre intervenant, la condition fondamentale du bonheur est celle de la liberté. L'accès au bonheur semblerait bien être l'objectif que tout un chacun souhaite atteindre. Seulement, présenté par les eudémonistes comme le Souverain Bien, il s'agit d'un idéal et en tant qu'idéal il est inatteignable : "Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut", écrivait Emmanuel Kant. Jean Anouilh disait, de son côté : "Il ne faut pas croire exagérément au bonheur."

    Pour Claire, il y a une nette distinction entre l'injonction "Je dois tout faire pour être heureux" par l'action d'une part et le travail sur soi afin d'acquérir une forme de sérénité d'autre part. Il est sans doute important de faire en sorte de donner un sens à sa vie (Sartre) ; a contrario, pour beaucoup de philosophes, si le bonheur se situe dans un état de projection, on perd tout car, par définition, s'évertuer à dire que l'on est heureux c'est oublier qu'on l'est déjà ! La philosophie stoïcienne dit par exemple qu'il y a ce qui dépend de moi et ce qui n'en dépend pas ; tout ce qui ne dépend pas de moi, je dois m'en détacher et tout ce qui dépend de moi, je dois l'apprécier. Pour Blaise Pascal, l'homme sera d'autant plus heureux lorsqu'il arrêtera de chercher à se divertir, le divertissement n'étant rien d'autre que la projection vers un bonheur illusoire, au risque d'oublier l'instant présent : la méditation et la contemplation, là, maintenant, serait préférable à la nostalgie comme à une recherche vaine vers un bonheur futur et hypothétique. Un participant cite à ce sujet Bouddha : "La joie se cueille, le plaisir se ramasse et le bonheur se cultive." Ce sont les petits bonheurs et les petits malheurs qui permettent d'accueillir la vie : "Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux / Et dites : c'est beaucoup et c'est l'ombre d'un rêve" (Jean Moréas), cite un participant.

    Pour aller plus loin, la morale devrait-elle toujours prévaloir dans cette "construction du bonheur". Pascal dit : "Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but" (Pensée 138). Mais à le rechercher sans relâche, on oublie de vivre de manière pertinente, on s'oublie soi-même, si bien que "le présent ne nous satisfaisant jamais, l’espérance nous séduit, et, de malheur en malheur, nous mène jusqu’à la mort, qui en est le comble éternel". Une telle posture pose une question morale : s'accomplir soi-même vient en contradiction avec nos impératifs sociaux. Nous ne sommes sans doute jamais à notre place dans notre vie, la recherche du bonheur venant se heurter à une vie qui nous oblige. Le "connais-toi toi-même" socratique nous interpelle : est-ce que je suis à ma place ? Tout cela est une histoire d'appropriation.

    Le bonheur, dit une autre intervenante, pourrait n'être qu'un fantasme. Un fantasme que de grandes  idéologies du XXe siècle ont utilisé à des fins politiques, à décréter. Le bonheur ne serait pas à prendre d'un bloc mais comme une accumulation de petits événements ou de micro comportements à goûter ("Le bonheur est dans le pré ; cours-y vite cours-y vite ; le bonheur est dans le pré ; Cours y vite il va filer" dit une comptine célèbre). Bruno rebondit sur cette question de "bonheur collectif". Un bonheur collectif qui, depuis la fin du XXe siècle, n'existe plus et a été remplacé par le concept de bonheur individuel (thérapies de groupe, cours de sophrologie, etc.).

    Parler du bonheur implique la nécessité et la capacité à le reconnaître lorsqu'il se présente à nous, réagit une nouvelle participante. Or, parfois, cette capacité nous ne l'avons pas. Le bonheur est aussi le fait d'appréhender le monde d'une certaine façon afin de "le rendre heureux". Lors d'une introspection, lors de mauvaises expériences, nous pouvons en tirer des conclusions et des leçons bénéfiques ("positiver les choses"). 

    Ce qui est également en jeu à travers la question du bonheur est celle de la mort et de notre rapport à elle. Une intervenante cite l'Inde. Dans ce pays, la mort n'est pas taboue. Elle est présente de manière moins tragique que dans nos sociétés occidentales. Claire met en avant notre rapport moderne à la mort. Aucune mort n'est naturelle et tout décès est hasardeux, "alors que, dit Claire, la mort n'est pas un hasard ; c'est la vie qui en est un". Dans nos sociétés modernes, la mort, la vieillesse et le passé sont mises de côté. Seuls comptent le présent et le futur. On est dans la création. Le bonheur semblerait avoir un lien avec l'idée de sens : quelle orientation dois-je choisir de donner à ma vie.? Or, n'est-il par perdu d'avance de chercher à se construire dans un avenir hypothétique ? "L'homme avide est borné" disait Jean-Jacques Rousseau.

    Dans le doit-on tout faire pour être heureux, peut-on choisir son malheur, quitte à faire souffrir aujourd'hui ? Ou bien mon bonheur ne devra-t-il passer que par l'acceptation d'autrui ? Ce qui se pose ici est celle d'une morale qui viendrait borner notre recherche du bonheur.  

    "Il y a une intelligence du bonheur", juge également un membre du public : certaines personnes ont plus d'aptitudes au bonheur que d'autres. Partant de cela, réagit un autre participant, "ceux qui n'en ont pas doivent aller chercher des astuces" pour être meilleur et heureux. Mais une telle considération sur "l'intelligence du bonheur" n'est-elle pas contredite par l'expression populaire "Espèce d'imbécile heureux !" ? Être trop intelligent ne serait-ce pas un frein à ce bonheur tant désiré. Ne faut-il pas revendiquer une certaine bêtise, à la manière de Candide ou l'Optimiste (Voltaire) ? Or, si l'on parle d'intelligence dans le bonheur, il ne s'agit pas d'une intelligence scientifique ou intellectuelle. Des peuplades reculées, dénuées de tout confort matériel, vivant parfois dans l'intelligence, peuvent être dans une parfaite harmonie et avec un détachement heureux. "Une puissance de vie", précise une participante.

    Cela voudrait-il dire que le progrès et l'intelligence seraient un frein au bonheur ? Quelqu'un dans l'assistance répond par la négative : croire que la pauvreté permettraient de se raccrocher à l'essentiel est profondément illusoire. La construction d'une route, l'installation de l'électricité ou la mise en place d'écoles pour tous dans des régions reculées du monde peuvent participer d'un mouvement altruiste. La science, l'imagerie médicale, l'atterrissage d'un satellite artificiel sur une lointaine comète peuvent susciter une forme de bonheur, qui serait un bonheur collectif, une fierté pour le genre humain et le progrès qui a un certain sens.  

    Aujourd'hui, il y a bien une injonction à être heureux. Le "mal heureux" n'est pas bien considéré dans nos sociétés. Il gêne. Doit-on absolument être heureux ? Cette question, réagit un intervenant, peut ne pas se poser. Hannah Arendt, dans la Crise de la Culture (1961), revient sur la période de la résistance au cours de laquelle la question du bonheur individuel ne se posait pas, au contraire du bonheur collectif et de la recherche de la liberté. Spinoza parlait de la question du travail comme souffrance, mais ce travail, s'il est sublimé, peut devenir un plaisir. Or, le bonheur est cet effort (conatus) pour entrer dans cette obligation de vivre et de persévérer dans l'être ce qui nous procure la joie.

    Mais  comment construire un monde pour le bonheur des autres et de nos descendants ? La vitesse des sociétés occidentales peut nous mener vers une voie où le bonheur paraît factice dans une société compartimentée et modelée par la consommation. Un intervenant considère que le bonheur est une idée neuve... depuis 200 ans et se félicite qu'aujourd'hui chacun puisse prétendre au bonheur.

    Bruno conclut ce débat par les paroles d'une chanson de Berry : "Le trésor n'est pas caché / Il est juste là / À nos pieds dévoilés / Il nous ferait presque tomber" (Le Bonheur). "Peut-être, ajoute-t-il, que le bonheur est là et peut-être ne le savons-nous pas". Alain disait également : "Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l'ont pas cherché."

    Trois sujets sont mis au vote pour la séance du 30 janvier 2015 : "L'enfer est-il pavé de bonnes intentions ?", "Autrui, antidote à la solitude ?" et "Le langage trahit-il la pensée ?" C'est ce dernier sujet qui est élu par la majorité des participants. Rendez-vous est pris à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée pour le vendredi 30 janvier.

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  • COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE "LA RAISON A-T-ELLE A S'OCCUPER DE L'IRRATIONNEL ?"

    Thème du débat : "La raison a-t-elle à s'occuper de l'irrationnel ?" 

    Date : 14 février 2014 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée

    Entre 40 et 50 personnes étaient présentes le 14 février 2014 pour cette séance du café philosophique de Montargis pour une séance intitulée "La raison a-t-elle à s'occuper de l'irrationnel ?"

    Un premier intervenant considère que la raison a certes des raison de s'attaquer à l'irrationnel, souvent synonyme d'excès, de tromperies et d'abus. La raison permettrait de déjouer et de contrer l'irrationnel, reposant sur des spéculations, des notions subjectives et à l'origine de peurs infondées ou de croyances fausses ou infondées. 

    Cette première intervention, dit Claire, éclaire une démarche scientifique en ce que l'homme, "animal doué de raison" (Aristote) doit "s'occuper" et supprimer toute dimension irrationnelle. L'irrationnel est considéré comme limite de la raison et doit être repoussé en tant que forme d'ignorance. Cette démarche s'apparente au rationalisme dogmatique : "Tout rationnel est réel et tout réel est rationnel", pour reprendre l'expression de Hegel. L'homme doit avoir pour objectif de supprimer toute forme d'irrationalité en tant que carence dans l'entreprise humaine et qui s'apparenterait à une forme d'obscurantisme. Nous devons, en tant qu'êtres doués de raison, avoir pour objectif d'expliquer le monde. Comme le disait René Descartes, "La raison est la chose au monde la mieux partagée" (Discours de la Méthode).  

    Finalement, rationnel et irrationnel, dit Bruno, semblent appartenir à deux sphères différentes totalement irréductibles et irréconciliables. 

    Or, l'irrationnel est-il réellement péjoratif ? Car, derrière cet obscurantisme, l'irrationnel porte différents apparats :  le rêve, l'art, le hasard, le chaos, les rumeurs, le conspirationnisme ou l'imaginaire. Une participante cite Gaston Bachelard qui voyait l'importance de l'irrationnel dans les sciences – dans l'art et le rêve par exemple.  L'existence humaine elle-même paraît toute entière être modelée par cet irrationnel  : qui suis-je ? D'où viens-je ? Où vais-je ? L'Histoire elle-même peut être vue comme raisonnable, avoir un sens (Hegel) mais aussi être considérée comme quelque chose d'irrationnel. Hegel, dans cette notion de dogmatisme rationnel, englobe dans la raison la distinction du vrai et du faux mais également ce qui est la forme de mon action – le raisonnable. Or, peut-on tout expliquer et tout contrôler, y compris les rêves, les sentiments, voire l'amour (cette présente séance a lieu un 14 février !) ? Ce qui est inexpliqué est-il inexplicable ? Prenons l'exemple du rêve. Ce dernier a longtemps été considéré comme une notion quasi divine (le songe). Cependant, il a été étudié par Sigmund Freud au cours du XXème siècle. Ce dernier va postuler la notion d'inconscient et justifier ce postulat comme scientifique : il considère que l'entreprise humaine doit tout rationaliser, y compris les rêves, jusqu'à créer une science, la psychanalyse. Autre exemple : la folie. Cette forme d'irrationalité n'est pas de l'illogisme. Ainsi, un psychotique est tout à fait rationnel dans sa démarche, tout comme le rêve est très rationnel même s'il est non-réel, fictif.  

    Il est dit que la raison a intérêt à repousser les limites de l'incompréhension. Des faits jugés longtemps comme irrationnels (l'univers, l'inconscient, etc.) sont ainsi tombés au cours des siècles dans la sphère de la raison. Claire cite Les Lumières, successeurs de Descartes, pour qui la raison humaine doit être impulsée afin que, le progrès aidant, l'Humanité se porte mieux (Kant). La raison est érigée comme rempart contre toute forme de barbarie. La peur sociologique de l'étranger entre de plein pied dans cette incompréhension de l'autre, de cet autre que je ne comprends pas. Les Grecs, à ce sujet, ont inventé un terme pour qualifier cet étranger : c'est le barbare, celui que l'on ne comprend pas, qui ne sait pas parler grec, qui parle par onomatopée, par des "ba ba" !  

    S'agissant de l'antiquité grecque, la raison vient du terme ratio, qui est le "calcul". Pour les grecs, la raison c'est le logos, qui est le même mot pour dire "raison" que pour dire "discours". 

    Quelque part, ajoute Claire, on en vient à confondre rationalité et "raisonnabilité". L'homme, en en sachant davantage va pouvoir devenir plus vertueux. Seulement, ce dogmatisme rationnel atteint ses limites lorsque, à l'instar de ce qui s'est passé au XXème siècle, la raison et les sciences dures sont utilisées à des fins destructrices : guerres mondiales, génocides  planifiés voire industrialisés, armes nucléaires, etc.

    Blaise Pascal se met dans une distance critique par rapport à la raison : "Le cœur a ses raisons que la raison ignore." Il parle là de foi et non d'amour et, ajoute-t-il, "la raison est bien trop faible si elle ne reconnaît pas ses limites." Dit autrement, quelqu'un qui pense qu'il doit tout expliquer n'est pas un homme ! Il y a des choses qui sont de l'ordre de l'indicible et du mystère, de l'ordre du "cœur". C'est bien de foi qu'il s'agit, au sens de la fides latine, une croyance qui se suffit à elle-même et qui n'a pas besoin d'explications, de réglementations et de limites. En assumant au contraire ces choses qui nous dépassent, l'on se placerait dans une posture humble et, quelque part, vertueuse.     

    Une question est posée au sujet de l'instinct : appartient-il à la sphère de l'irrationnel ? Ce qui est de l'ordre de l'innée semble être cassé par tout entreprise scientifique. Pour Freud, il n'y a pas d'instinct. Pour lui, le seul instinct humain est celui de l'acquisition de la culture, du savoir, de l'apprentissage et de la rationalité. Il considère que si on ne met pas du sens là dedans, on ne se comprend pas, on ne se connait pas et on ne répond pas à l'impératif socratique : "Connais-toi toi-même." Nous sommes là au cœur même du principe philosophique : celui de la suppression de toute notion instinctive, en l'expliquant. L'on peut également parler de la peur, une réaction reptilienne a priori irrationnelle : celle-ci peut être battu en brèche par la raison. Les mécanismes physiologiques de la peur sont bien connus de la science. Pour Freud, le corps "pense". On fait preuve de rationalité même lorsque c'est le corps qui réagit a priori spontanément – la peur, l'instinct, le rêve, etc. – car c'est le cerveau qui nous gouverne.    

    Pour un participant, le rationnel est évolutif. La raison évolue à travers les siècles. L'irrationnel, au contraire, serait une notion pérenne que rien ne peut combattre. Claire cite l'exemple de la Théorie du Genre : une expression créée de toute pièce par un homme politique à partir de l'expression "égalité des genres", une expression qui a écorchée, interprétée puis récupérée et amplifiée via les réseaux sociaux. Cette notion d'irrationnel est soumise à la foi et à des croyances solides et a sa vie propre en dehors de la raison. 

    Pour un autre intervenant, "on ne manquera jamais d'irrationalité" car l'irrationnel est une construction personnelle. Cette notion baigne dans notre vie et est omniprésente, qu'on le veuille ou non. D'où viendrait l'irrationnel ? Le corps a sa place : il impose sa propre logique et veut des signes pour combler un vide (un vide suite à un décès par exemple : longtemps après sa mort, Jane Birkin voulait voir son ancien compagnon Serge Gainsbourg partout, par une sorte de nécessité). On croit voir car on veut voir, mus par un besoin. Par contre, ajoute le même intervenant, étendre sa connaissance et sa raison apparaît bien plus nécessaire dans notre société. D'autant plus, est-il dit, que l'irrationnel est clairement utilisé par tous les pouvoirs en place pour faire adhérer tel ou tel peuple à telle ou telle politique ("Réenchanter le rêve", disait un homme politique). Pour autant, plusieurs participants regrettent le déficit d'irrationnel dans nos sociétés, et notamment parmi les jeunes générations : l'irrationalité serait une arme contre le formatage. Lorsque l'on parle de raison, tout se passe comme si il y avait une tendance une injonction morale pour des cadres rigides et des réalisations "raisonnables" – avec son lot de jugement moral ("Non, ma fille, sois raisonnable : tu ne pourras pas devenir actrice !").

    Le besoin de réaliser ses rêves est à ce point ancré en chacun de nous qu'un personnage comme Candide (Voltaire) refuse de rester dans le pays utopique d'Eldorado car, là, tous les rêves ont été réalisés (cf. débat du 10 janvier 2014 sur l'utopie, ainsi que ce texte). Dans le Projet pour une Paix perpétuelle de Kant, ce dernier explique que l'homme a besoin des autres pour survivre et atteindre le bonheur. Et ce bonheur passe aussi par cet élan vers le rêve et la folie.  

    La raison peut certes combattre l'irrationnel – "s'en occuper" dans un sens combatif – mais elle peut aussi y répondre voire se nourrir de l'irrationnel, pour ne pas dire l'exploiter. Un participant cite le surréalisme qui est "la rencontre fortuite d'une table de dissection d'un parapluie et d'une machine à coudre" selon André Breton. Ce faisant, l'irrationnel n'est plus à combattre mais devient un domaine riche de sens. 

    L'art (technè) reste une technique, faisant donc appel à un raisonnement, l'œuvre d'art est considérée comme autonome dont le but premier est d'interpeller le public. Pour un intervenant, l'oeuvre d'art est de l'ordre d'un langage propre, langage que les mots peuvent avoir du mal à expliquer, ce qui rend l'art stricto sensu, indicible. Claire prend pour exemple Séraphine de Senlis, peintre analphabète mais à la technique maîtrisée. Or, une réalisation artistique a beau être contrôlée, les idées procédant à ces réalisations restent de l'ordre de l'irrationnel, faisant d'une œuvre d'art non pas une simple création technique mais une œuvre ouverte (Umberto Eco) pouvant échapper à son créateur. Une intervenante cite également la biodynamie, une théorie incompréhensible utilisée dans l'agriculture.

    L'expression "s'occuper de l'irrationnel" peut aussi être vue dans un sens plus noble : "s'occuper" c'est "prendre soin de". La raison aurait tout à gagner à entretenir une forme d'irrationnel comme condition de dépassement et de prise de risque. Le lâcher prise serait dans ce cas salvateur : à trop vouloir chercher une finalité à tout et tout expliquer, l'on perd une forme de spontanéité qui serait propice au dépassement et au bonheur.      

    Pour Ludwig Feuerbach, ajoute Claire, le devoir de la raison de s'occuper de l'irrationalité peut nous faire entrer dans une idéologie qui peut être nocive car l'on s'empêche de vivre spontanément des choses non-inscrites dans un cadre, sans qu'il y ait un sens donné. Vivre un rêve incompréhensible, sans contrôle et pleinement, n'est-ce pas le rendre encore plus beau ? 

    La raison est cette faculté de discerner le vrai du faux et le bien du mal (Descartes). Je juge la valeur de mon action si je discerne ce qui est réel de ce qui ne l'est pas. Dans l'irrationalité il y a l'idée de l'irréalisable et de l'irraisonnable. Pour Henri Bergson, penseur de l'individu, il y aurait l'idée courante qu'il existe un ensemble de possibles qui précéderaient le réel ; la raison permettrait de faire ses choix parmi un ensemble de possibilités. Or, pour Bergson justement, cela ne se passe pas ainsi. On se nourrit sans cesse d'irrationnel car on rend possible des choix qui étaient impossibles au départ. Pour nous construire, il y a d'abord un ensemble de vides ("Entre le Tout et le Rien, c'est le rien qui l'emporte car il contient intrinsèquement le Tout", dit une participante).qui nous permet d'avancer. Il n'est certes pas absurde de désirer l'impossible car ce que nous réalisons était au départ impossible. Je me nourrit de l'irréalisé.  L'acte véritablement libre ne serait-ce pas celui que j'accomplis contre toute raison, l'acte fou et déraisonnable ? Dans ce sens, la raison s'occupe de l'irrationnel en le comblant et en y mettant sa patte.

    La théorie scientifique, exemple le plus marqué de la raison, est discuté en cours de débat. La théorie scientifique établit des règles à partir de ce qui marche et qui peuvent être discutées et remises en question quelques années plus tard. Or, les théories scientifiques ne sont sans doute qu'une partie de cette raison sur laquelle nous discutons.  Il y a en réalité plusieurs strates de raisons, de l'acratie (acrasia) aristotélicienne (je désire fortement une pâtisserie, alors même que ma raison m'ordonne que cela est mauvais) jusqu'aux sciences dures, construites patiemment grâce à la raison. S'agissant justement des théories scientifiques, celles-ci s'approchent dangereusement de l'irrationnel : théories du chaos, physiques quantiques, ce qui fait dire à Bruno que la frontière rationnel/irrationnel est ténu et que le  curseur rationnel et irrationnel est mouvant. Non seulement le rationnel est à géométrie variable mais il peut intégrer des notions aussi abstraites que le rêve, l'imagination ou le hasard (Gaston Bachelard).  

    Le rationnel dérange l'irrationnel et l'inverse n'est pas forcément vrai. Le but de la raison n'est pas de convaincre mais de comprendre, dit encore un participant. Le dernier mot resterait finalement à la critique qui servirait à naviguer entre rationnel et irrationnel, une critique qui nous permet de ne pas nous perdre et de vivre notre vie d'homme debout (Alain). 

    En fin de séance, quatre sujets sont proposés pour la saison du 28 mars 2014 : "Famille(s) je vous aime, famille(s) je vous hais", "L'État est-il une violence institutionnalisée ?", "Doit-on désacraliser le sacré ?" (un sujet proposé sur Facebook par un participant du café philosophique) et "Pourquoi fait-on des enfants ?" C'est le sujet "Famille(s) je vous aime, famille(s) je vous hais" qui est élu par les participants de cette séance.  

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  • PROCHAIN CAFÉ PHILOSOPHIQUE : "L'UTOPIE EST-ELLE DÉNUÉE DE TOUTE VALEUR?"

    Utopie visuel café philo.jpgLe vendredi 10 janvier aura lieu le premier café philosophique de 2014, et c'est à une dimension onirique que ses participants ont choisi de s'attaquer ! "L'utopie est-elle dénuée de toute valeur ?" : ce sera le sujet du prochain café philosophique de Montargis.

    A priori l'utopie désigne un monde parfait, exempt de problème. Elle signifie donc, au contraire, une civilisation qui a atteint le bonheur collectif, ou comme le disait Aristote, le "Souverain Bien". Pourtant, lorsque Candide découvre l'Eldorado, et alors qu'il est invité à y rester, décide, malgré son optimisme, de l'abandonner ; de son propre aveu, il ne pourra y être lui-même (voir ce texte). Alors, l'utopie est-elle souhaitable ? Faut-il réaliser ses rêves ou au contraire les laisser au stade de fantasmes ? Les utopies ne sont-elles pas là pour nous rappeler que le rêve doit rester un projet ? 

    Ce sont autant de questions qui seront débattues le vendredi 10 janvier, à partir de 19 heures, à la Brasserie du Centre commercial de La Chaussée.

    Participation libre et gratuite.

     
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  • COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE "QU'EST-CE QUE L'AMITIÉ ?"

    Thème du débat : "Qu'est-ce que l'amitié ?" 

    Date : 8 novembre 2013 à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée.

    Le vendredi 8 novembre 2013, environ 120 personnes étaient présentes pour une nouvelle séance du café philosophique de Montargis intitulée "Qu’est-ce que l’amitié ?" 

    Pour commencer le débat, Claire cite Jean-Jacques Rousseau : "Il y a plus d’amour dans l’amitié que dans l’amour lui-même parce qu’il n’y a pas d’amour-propre". Y aurait-il donc plus de noblesse dans le sentiment amical que dans le sentiment amoureux ?

    Une question à se poser est celle de savoir si l’amitié est dénuée d’amour, voire si elle s’y oppose. Une participante réagit en mettant en avant la dimension sexuelle dans l’amour. Là, sans doute, se situe une forme d’intéressement, ce que n’a pas, a priori, l’amitié ("Amitié : mariage de deux êtres qui ne peuvent pas coucher ensemble", disait Jules Renard). C’est sans doute ce qu’implicitement veut dire Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il parle de cette soif d’amour propre. Ne s’agirait-il pas d’un "désir sexuel", qui n’est pas présent dans l’amitié ? Son absence fait que le sentiment amical est traditionnellement considéré comme plus noble : "Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite amitié" écrivait le moraliste Jean de La Bruyère.

    Ne peut-on pas parler d’une forme de narcissisme dans l’amour, dans la mesure où ce sentiment permettrait de se chercher soi-même ? Au contraire, l’amitié serait un peu plus pur car ce serait un amour de bénévolence par excellence : je donne tout à l’autre sans rien attendre en retour, sans aspect passionnel. Pour Jean-Paul Sartre, dans l’amour on a un rapport de sujet à objet alors que dans l’amitié je prends l’autre comme mon égal. 

    Comment définir ce qu’est l’amitié ? Un participant considère que l’amitié n’est pas mesurable, dans la mesure où il n’y a pas d’indicateurs. Si l’on continue la différence avec l’amour, l’amitié a la particularité d’être considérée comme plus vérace que l’amour, qui charrie souvent son lot d’illusions. L’amitié se vivrait alors que l’amour se déclarerait et se penserait. Mais l’amitié peut également reposer sur des fondations biaisées, réagit un intervenant et, à l’instar de l’amour, avoir comme corollaires trahisons, malentendus ou incompréhensions. Un autre participant souligne qu’une différence notable entre l’amour et l’amitié, différence pas si anecdotique que ça, réside dans la notion de cohabitation. Aujourd’hui, les amis ne vivent en général pas ensemble (si l’on omet certains couples ou bien des communautés marginales). Au contraire, la plupart du temps les couples formés dans le cadre d’une relation amoureuse sont dans un quotidien qui vient à brouiller les liens entre ces deux personnes. Dans l’amitié, ce lien, non pollué par la trivialité des choses domestiques, garde une certaine pureté et une pérennité. Une pureté qui n’est pas étrangère à l’absence de désir sexuel. 

    Un tel désir est-il réellement absent dans l’amitié ? Un rapprochement charnel n’est-il pas possible ? Il y a certainement une forme d’élection physique dans la relation amicale, ce que plusieurs personnes du public confirment. Preuve en est que le premier rapport amical est celle de la rencontre incarnée, souvent survenant à l’improviste. Ce qui fait dire que la séduction est là, que ce soit pour un homme ou pour une femme, sans pour autant qu’il y ait passage à l’acte. Une participante évoque toute la beauté d’une rencontre amicale avec une jeune femme ("Béatrice"), rencontrée des années plus tôt. Elle témoigne d’un "coup de foudre amical", sans pour autant qu’il y ait attirance physique. Ce qui ne veut pas dire, ajoute-t-elle, que la jalousie soit absente. On peut être assurément possessif en amitié en raison de cette affinité élective évoquée plus haut. 

    "On ne choisit pas ses amis", dit encore un intervenant : on peut avoir envie de nouer (voire renouer) une relation amicale. Encore faut-il qu’il y ait réciprocité de ce désir. Or, en amour, fait observer Bruno, la réciprocité n’est pas forcément au rendez-vous. 

    Si l’on parle de définir ce qu’est l’amitié, Claire pose cette question : qu’est-ce qui distingue l’ami, du copain, du compagnon ou de l’allié ? L’amitié et l’ami peuvent prendre plusieurs visages, est-il affirmé tout au long du débat de ce soir : l’amitié fusionnelle ou inconditionnelle, la notion d’âme-sœur, l’ami comme seconde famille, celle de circonstance, voire l’ami Facebook (nous y reviendrons) et celle des réseaux sociaux, professionnels ou non ! Il y a assurément plusieurs degrés dans l’amitié, comme le dit une intervenante. Finalement, est-il dit encore, et pour reprendre une citation de Hervé Lauwick, "un ami, c'est quelqu'un qui vous connaît bien et qui vous aime quand même".  

    Selon une autre intervenante, l’amitié idéale pourrait avoir comme caractéristique principale la pérennité. Ce qui en fait quelque chose de plus rare. Claire évoque la rencontre entre Marceline Loridan-Ivens et Simone Veil dans les camps de la mort : "j’ai enfin compris que cette femme allait faire partie des femmes de ma vie" dit-elle en parlant de la future ministre (en lire plus ce lien). Il y a, nous l’avons dit, cette idée du coup de foudre déjà évoqué. Mais il y a aussi exprimé une forme d’intéressement. Un intéressement si fort que la jalousie n’est pas exclue. Une participante réagit en affirmant que tout échange – amical, amoureux ou autre – implique quelque chose en réponse. Un participant considère ceci : "Quand on aide un ami, on n’attend pas à recevoir quelque chose de lui en retour mais on attend quelque chose de lui malgré tout". L’absence de toute réciprocité peut mettre un danger cette relation amicale.

    Puisque l’on utilise le terme d’"élection", peut-il y avoir la possibilité de créer une "communauté d’amis" (Montaigne). Aristote parle de polyphilia dans Éthique à Nicomaque, une communauté d’amis égalitaire. Cette philia, dit Bruno, est l’amitié civique grecque. C’est un type d’amitié absent aujourd’hui dans nos sociétés, pour qui l’amitié se définit d’abord comme une relation intra-personnelle. La polyphilia a vocation à être une base sociale très forte et à être facteur d’entraide et de solidarité. Au contraire, dans nos cultures occidentales, c’est l’État, un État désincarné et parfois bureaucratique, qui a en charge d’aider les citoyens.

    Cela n’a pas toujours été le cas. Bruno évoque la plus célèbre histoire d’amitié de la littérature française, celle entre Montaigne et Étienne de La Boétie ("Parce que c’était lui, parce que c’était moi"). Il n’est pas anodin de préciser que cette amitié, née durant le drame des terribles Guerres de religion, n’aurait certainement pas pu s’épanouir sans prendre la forme d’une philia, cette amitié civique : nous nous rencontrons, nous sommes amis et nous restons ensemble dans une "communauté d’amis", pour le meilleur et pour le pire. Nous avons bien là l’exemple d’une amitié qui n’est pas entièrement désintéressée. 

    Cette philia n’a pas entièrement disparu dans nos époques modernes : citons les amitiés formés dans les rangs des Résistants durant la seconde guerre mondiale, dans les tranchées de la première guerre mondiale ou bien parmi les militants communistes (texte de JP Vernant). 

    Dans la philia, c’est l’échange qui fait sens. Une jeune participante cite à ce sujet David Foenkinos : "J’ai sans doute entendu dire qu’un véritable ami c’est quelqu’un qu’on peut appeler en pleine nuit lorsque l’on se retrouve avec un cadavre sur les bras. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours aimé cette idée. Il y a des gens qui se demandent ce qu’ils feraient s’ils gagnaient au Loto. Moi, je me demande qui j’appellerais le jour où je devrais me débarrasser d’un corps, car il est très peu probable que je gagne un jour au Loto. Je parcours la liste de mes amis et j’hésite. Je pèse le pour et le contre d’une lâcheté éventuelle. Et puis, je me rends compte que le choix est plus complexe que prévu. Aimer un ami c’est aussi éviter de l’impliquer dans une histoire aussi sordide que risquée."

    L’amitié est omniprésente dans nos sociétés, même si elle ne prend pas la forme de la polyphilia antique. Cependant, il y a sans doute un peu de cette amitié civique dans les réseaux sociaux. L’ami Facebook (cf. lien vers cette publicité) est un emprunt à l’amitié anglo-saxonne (friendship), plus "lâche" et plus éphémère que l’amitié telle que nous la concevons dans notre idéal français (celle de Montaigne et La Boétie). Cette amitié "sociale" (nous dirions "civique") peut se défaire en un clic de souris et en quelques secondes : plus que dans la "vie réelle", on peut "changer d’ami comme de chemise", pour reprendre l’expression d’un intervenant. 

    Quel est le rôle de cet ami si on parle d’intéressement et peut-on vivre sans ami ? L’intéressement en question n’est-ce pas la compréhension et l’oreille ? Comme le dit un intervenant, "la nature nous a donné deux oreilles et une bouche afin d’écouter deux fois plus que parler". L’ami(e) est certainement celui ou celle qui écoute, voire conseille. L’ami peut être celui qui dit la vérité, coûte que coûte, comme le disent Aristote ou Molière (Alceste). À moins que l’ami ne soit celui qui se tait, dans le respect, sans jugement : "Je n’ai rien trahi. Car je n’avais rien à trahir. Je me suis interdit de vouloir connaître les secrets de mon ami et je ne les connais pas" (André Hardellet). L’ami pourrait également être celui qui garde notre jardin, en s’interdisant de pénétrer dans notre maison !

    Nous avons dit toute l’importance du rôle de l’affinité élective : la personne "choisie" l’est pour son essence, "pour ce qu’elle est vraiment". Et, plus encore, entretenir ce sentiment se fait dans une volonté qui est tout sauf désintéressée. J’attends de mon ami des conseils ou, à tout le moins, une forme d’acquiescement. En réalité, "on choisit le conseilleur" car on sait inconsciemment ou consciemment quel(s) avis l’on va recevoir de cette personne élue au nom de l’amitié. À ce sujet, c’est Sartre qui parle dans L’Existentialisme est un Humanisme de la polyphilia et de ses limites aristotéliciennes, à savoir que je ne peux pas donner autant, égalitairement, à tous mes amis. Pour Sartre, l’amitié a ce rôle de nourriture spirituelle, à ce ceci près et contrairement à l’amour, qu’elle est plurielle. Et, nous dit Sartre, selon les circonstances et selon les besoins, je vais m’adresser à tel(le) ou tel(le) ami(e) dont je sais qu’il/elle va me répondre ce que je veux entendre. Lorsque je suis face à une interrogation, il faut que je trouve dans mon cercle de relations l’ami ad hoc qui donnera l’avis qui irait dans mon sens.  

    Que la pérennité ne soit pas au rendez-vous est courante. Pour revenir à Montaigne et La Boétie, il faut avoir à l’esprit que cette amitié célébrissime et considérée comme un modèle n’a duré que quatre ans et s’est terminée avec le décès de La Boétie à l’âge de trente-deux ans (en 1563, alors que Montaigne est décédé en 1592 !).

    Cela dit, lorsque ce n’est pas la mort qui met fin à l’amitié, elle peut s’arrêter subitement. Voilà qui peut surprendre, alors même que nous avons dit que le sentiment amical est souvent considéré comme un idéal ? Si une amitié prend fin, répond un intervenant, cela est souvent parce que des conditions ne sont plus réunies. Ce lien ne peut pas perdurer car des attentes qui ne sont plus satisfaites. Il convient de tenir compte des changements survenant au cours de nos vies et qui peuvent entraîner la fin de cette affinité élective ? L’amitié, nous l’avons dit avec la polyphilia, répond souvent à des besoins. Comme le disait encore David Foenkinos : "Il y a des gens formidables qu’on rencontre au mauvais moment et il y a des gens qui sont formidables parce qu’on les rencontre au bon moment.

    À partir du moment où l’amitié est là, dit Claire, la pérennité est attendue comme une condition sine qua non de ce sentiment rare : "On est ami(e)s, à la vie à la mort". Or, si une brouille vient à surgir, si un désaccord, voire une broutille, met un coup de griffe à cette relation que l’on pensait solide comme le roc, est-ce à dire que ce qui a été vécu jusqu’alors était de l’ordre de l’illusion ou bien à une chose sans importance ? Une participante reconnaît que l’amitié peut ne pas durer – comme l’amour d’ailleurs. Toutefois, cela n’enlève rien aux belles histoires et aux apports mutuels. D’ailleurs, selon les circonstances de l’existence, une amitié peut être comme suspendue dans le temps et l’espace puis reprendre comme si de rien n’était : "On reste ami, finalement !"

    Il n’en est pas moins vrai que la fin d’une relation amicale sonne dans l’entourage comme une incompréhension, voire un tsunami : "Vous ne vous parlez plus ? Mais pourquoi ? Vous étiez tellement ami(e)s !" La fin d’une amitié pourrait s’apparenter à un deuil cruel. La reconstruction est possible mais il s’agit d’une perte de repères et cette reconstruction est difficile. L’amitié perdue reste une perte incalculable dans la mesure où, d’une amitié disparue, il reste toujours quelque chose, un lien indicible ("Les blessures d'amitié sont inconsolables" écrivait Tahar Ben Jelloun). Il est toutefois possible, est-il affirmé, que les liens dissolues, en raison de futilités ou de confiance trahie, ne soient renoués grâce au pardon.  

    Claire cite à ce sujet la rupture d’amitié entre Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Une brouille – philosophique, et qui n’avait rien de désuète ! – est intervenue entre les deux hommes, au point qu’ils ont fini par ne plus se parler. Lorsque Camus est décédé en 1962, Sartre a très mal vécu qu’ils n’aient plus été amis à ce moment. Il écrit : "Nous étions brouillés. Une brouille, ce n’est rien. Juste une façon de continuer à vivre ensemble dans le seul monde qui nous est donné." Il y a cette idée que l’échange et les liens perdurent malgré les choses de la vie qui peuvent nous séparer. 

    Car le véritable ami pourrait aussi être celui que l’on reconnaît a posteriori. Ce deuil nous fait cruellement ressentir la perte d’une amitié que l’on n’avait pas expérimentée jusqu’alors. Sans doute est-ce aussi le sens des réflexions de Sartre à l’égard de Camus.

    D’ailleurs, si brouille il y a, contrairement à l’amour, cela ne fait pas de cet ami quelqu’un que l’on n’aime plus du tout. Il peut y avoir désaccord et absence de contacts mais cela n’en fait pas un monstre. Cela reste quelqu’un avec qui l’on a partagé énormément. Les partages et les choses vécues ensemble font de cette personne – de celui ou celle qui a été notre ami(e) – quelqu’un que l’on traite et que l’on traitera avec bienveillance malgré tout. 

    En conclusion de ce débat, un participant souhaite réagir ainsi : "il n’y a pas d’amitiés, il n’y a que des preuves d’amitié", pour reprendre un célèbre dicton. Bruno clôt la séance par une citation d’Albert Camus au sujet de Roger Martin du Gard, un ami qu’il pleura à sa mort : "La seule présence de cet homme incomparable aidait à vivre."

    La prochaine séance du café philosophique de Montargis sera une séance décentralisée car elle aura lieu à La galerie d’art de l’AGART à Amilly, le 29 novembre 2013. Le débat portera sur cette question : "Un bon artiste est-il le Surhomme ?"  

    Philo-Galerie

    Les illustrations de ce compte-rendu sont les portraits d'amis dans le monde des arts, de la littérature et, bien entendu, de la philosophie : Depardieu et Dewaere, Boileau et Narcejac, Montaigne et La Boétie, Rivière et Alain Fournier, Sartre et Camus.

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  • PROCHAIN CAFÉ PHILOSOPHIQUE VENDREDI PROCHAIN : "QU'EST-CE QUE L'AMITIÉ?"

    Le vendredi 8 novembre, à partir de 19 heures, à la Brasserie du Centre commercial de La Chaussée, les participants du café philosophique de Montargis discuteront "amitié". 

    amitiés.jpgQuelle est-elle ? Attachement réciproque, l'amitié est une affection de tout temps étudiée. " L'homme est un animal politique" selon le Stagirite, et cette nécessité de vivre, de bâtir et de se construire avec ses semblables fait de l'ami le protagoniste principal de notre existence. Alors, qui est-il ? A quoi ressemble un ami ? Est-ce un confident, un miroir, un soutien ? Doit-on tout supporter par amitié ? A-t-on tous les droits sur nos amis ? Et l'ennemi, lui, est-il vraiment celui que l'on croit ? 

    Autant de questions, et bien d'autres, que les participants du prochain café philosophique pourront se poser, le 8 novembre, à 19 heures, à la brasserie du centre commercial de La Chaussée.

    Participation libre et gratuite.

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  • COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE "JUSTICE : SURVEILLER, PUNIR OU GUERIR ?"

    Thème du débat : "Justice : surveiller, punir ou guérir ?" 

    Date : 27 septembre 2013 à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée.

    Le vendredi 27 septembre 2013, le café philosophique de Montargis inaugurait sa cinquième saison par un débat intitulé : "Justice : surveiller, punir ou guérir ?", un titre largement inspiré du célèbre essai de Michel Foucault Suveiller et Punir (1974).

    Après avoir rappelé le principe du café philo comme d’un lieu de débats ouverts sur la philosophie mais fermé au prosélytisme quel qu’il soit – à l’exception du prosélytisme pour la philosophie ! – Bruno annonce que le café philosophique de Montargis s’apprête à faire sa mue. Après un fonctionnement pendant quatre ans en binôme, Claire et Bruno s’apprête à créer autour d’eux une équipe de volontaires désireux de s’impliquer dans le fonctionnement, la préparation et l’animation des séances. Cette nouvelle structures permettrait au café philosophique de mieux répondre aux sollicitations qui se sont multipliées au cours de la saison 4 mais aussi d’anticiper l’éventuel désistement de tel(le) ou tel(le) organisateur(trice). Il apparaît en effet qu’étant donnée la structure actuelle du café philo, inchangée depuis sa création en 2009, le départ d’une seule personne signifierait presque à coup sûr la disparition de l’animation de la Chaussée.

    Le débat proprement dit sur la justice s’ouvre par la remarque d’une participante : il est vrai, dit-elle, que la justice a pour fonction essentielle de punir ; il paraît par contre dommageable que la guérison soit très souvent aux abonnés absents. Guérir n’est-ce pas accorder le bénéfice du dialogue et de la médiation lors de conflits ? La justice y gagnerait sans doute à préférer le dialogue à la sentence.

    Le terme de "guérison" est-il justement approprié ? se demande une nouvelle intervenante. Utilisé ainsi, un tel mot signifierait la présence d’une maladie. Mais de quelle maladie parlons-nous ? D’une maladie de la société ? Ne serait-ce pas considérer certains citoyens comme des corps malades ? Ce serait donner à la justice un rôle "thérapeutique" qu’elle n’a indubitablement pas. Sauf à considérer la place – trop souvent discrète – des personnels psychiatriques oeuvrant entre les murs carcéraux.

    La question du rôle et des missions de la justice est au centre de l’actualité avec le projet de loi Taubira, sujet "clivant" et polémique (cf. cet article). Si l’on veut recentrer le débat et mettre de côté la justice correctionnelle et commerciale, certes importante, pour s’intéresser à la justice pénale, nul doute que la longue histoire judiciaire a subi des transformations certaines et des améliorations au cours des millénaires.

    Comme le rappellent plusieurs philosophes (Albert Camus, par exemple), l’institution judiciaire est d’abord née de la nécessité de trouver un terrain pacifique à des conflits pouvant se transformer en vengeance voire en vendetta. Là, sans doute est le noyau des institutions judiciaires. Jean-Jacques Rousseau considère que c’est à partir du moment où les hommes sont sortis de leur état naturel – où régnait une justice qu’il considère comme parfait ("le bon sauvage") – pour se rassembler en société, ils ont eu besoin d’établir une institution judiciaire qui puisse garantir un ordre social (cf. aussi ce texte). Une institution ou plutôt des institutions judiciaires aux réalités multiples et aux géométries variables car, comme le dit Blaise Pascal, "Plaisante justice qu' une rivière borne. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà.

    La justice, nous l’avons dit, s’attache à régler un conflit, une "in-justice" : "Le juge s’efforce de rétablir la l’égalité" dit Aristote. Toute la question est de savoir si cette justice va être juste. Il apparaît en tout cas que la justice a subi des transformations successives au cours des siècles. L’évolution des moyens de cœrcition n’est pas la moindre des changements opérés. Au cours des siècles, les supplices et la peine de mort ont laissé place à des mesures considérées comme moins expéditives : l’enfermement, peine dure, offre du moins une possibilité de sortie sinon de rachat. 

    Pour autant, précise Bruno, la justice a toujours pour vocation d’être le bras armé de la société. Pour Michel Foucault  même si les peines de l’Ancien Régime (roues, gibets, bûchers, etc.) ont disparu et tendu à rendre la justice plus humaine, celle-ci reste une puissance publique ayant pour vocation de "punir", "dompter les corps" mais aussi d’intimider. En évoquant le supplice raffiné de Ravaillac (cf. cet article), l’assassin d’Henri IVMichel Foucault  se positionnant en "archéologue du savoir", y voit la marque d’une justice non pas désireuse de compenser une faute par une punition équilibrée mais par une intervention brutale propre à marquer les esprits et les consciences : "Le supplice judiciaire est à comprendre comme un rituel politique. Il fait partie, même sur un mode mineur, des cérémonies par lesquelles le pouvoir se manifeste."

    Cette intimidation, qui est aussi une surveillance de la société, fait de la justice un organe de pouvoir qui a la vocation d’être démonstratif. Claire rappelle qu’en France les exécutions ont été longtemps publiques jusque tard au cours du XXème siècle. Au XVIIIème siècle, un témoin rapporte qu’en Angleterre la pendaison de deux individus fut l’occasion d’une fête et d’une orgie épouvantable entraînant une centaine de morts ! En France, plus près de chez nous, les citoyens se délectaient tant de la guillotine que le pouvoir décida au milieu du XXème siècle de ne plus faire les exécutions que dans l’enceinte des prisons, au petit matin. Mais même avec ces précautions, des témoins se rassemblaient aux alentours pour se repaître du bruit de la lame de la guillotine ! 

    Finalement, le choix de "rendre justice" dans une relative discrétion n’est pas dû à des motivation humanistes mais d’abord à des considérations d’ordre social : l’exécution publique doit être un moyen de sanctionner mais aussi d’intimider – dans la mesure où cela ne trouble pas l’ordre public. Cette intimidation, parfois spectaculaire (que l’on pense au long développement que fait Michel Foucault du supplice de Ravaillac), est aussi à voir comme une manière de prévenir et de surveiller. Ce qui explique que les tortures et exécutions publiques étaient censées être de véritables spectacles sensés marquer les esprits. La justice, dans ce cas, avait une autre motivation qu’infliger une peine méritée : elle entendait marquer sa présence et son pouvoir. 

    Comment punir "justement" ? Voilà une question posée et débattue au cours de cette séance. La justice, nous l’avons dit, entend apporter une réponse pacifique à un conflit qui pourrait présenter le risque de troubler l’ordre social (vengeances, vendettas, etc.). L’institution judiciaire se place d’emblée comme un pouvoir non seulement disciplinaire mais surtout idéal. Si "justice est faite", cela ne peut être que dans un consentement général obéissant strictement à des règles judiciaires gravées dans le marbre. Une justice parfaite serait donc incontestable. Tel n’est pas le cas. La justice applique le Droit mais ce Droit est complexe car subtil. Il peut être lu de différentes manières. Les avocats savent qu’en matière judiciaire, une décision est loin d’être l’affirmation d’une vérité d’airain mais plutôt l’interprétation de faits, de gestes et de mots grâce à l’habileté de professionnels, les avocats, passés maîtres dans l’art de traduire et d’interpréter les textes de loi.

    Une justice "juste" est-elle finalement possible ? Il semble que la frustration soit souvent au rendez-vous.

    Claire évoque Honk, le documentaire d’Arnaud Gaillard et Florent Vassault. Dans un pays comme les États-Unis, où la peine de mort est effective dans plusieurs États, il semble a priori que la parole des victimes meurtries par le décès d’un proche soit écoutée par la justice. La mise à mort du ou de la criminelle n’est-elle pas la démonstration que la "justice passe" avec efficacité et compréhension pour ceux qui ont fait les frais d’un crime ? Or, même si l’on omet de parler des motivations profondes de l’institution judiciaire – marquer les esprits, prévenir et intimider – il apparaît que l’élimination d’un individu dangereux pour la société est une voie sans issue. D’abord, les statistiques montrent que la peine capitale est loin d’être la panacée pour réduire la violence sociale ; elle est même contre-productive : les chiffres de la délinquance aux États-Unis le prouvent (cf. ce lien vers Amnesty International). Par ailleurs, le documentaire évoqué plus haut est remarquable en ce qu’il met en parallèle la famille de la victime et la famille du coupable qui sera exécuté. Dans une scène surréaliste – un échange de cigarettes – ces témoins de l’exécution du condamné se trouvent comme mis à égalité.

    Lorsque la justice entend régler pacifiquement un conflit, sa pondération peut apparaître au contraire pour la victime comme une clémence insupportable. Cette institution, par essence impartiale, perd dans ce cas son idéal de justice juste - du moins pour les victimes et/ou les familles de victimes. Mais il s’agit sans doute le prix à payer pour que la justice ne soit pas une machine inhumaine (cf. cet extrait de La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka) mais une instance médiatrice et pacificatrice. Les faits divers, le cinéma ou la littérature sont riches de ces exemples de victimes se sentant frustrés et meurtris par ce qu’ils estiment le manque de zèle de l’institution judiciaire à "faire justice". Citons par exemple le film Les Sept Jours du Talion (cf. ce lien).

    La justice doit saisir l’ensemble des circonstances d’un fait, dit un participant. Comprendre tel ou tel événement c’est sans nul doute y apporter une compréhension subtile lorsqu’elle n’est pas dérangeante. Il peut paraître simple et efficace d’établir le jugement a priori d’un présumé coupable ; mais ce faisant c’est oublié les tenants et les aboutissants d’un délit. Expliquer et débattre des raisons d’un méfait c’est se placer en état de comprendre. Le tueur en série Guy George, auteur de crimes épouvantables, n’affirmait-il pas que la société était le premier responsable de ses méfaits ? Cela n’obère pas ses actes d’une très grande gravité mais cela permet de les placer dans un certain contexte.

    Se pose dès lors la question de la violence institutionnalisée. Il est rappelé que pendant des siècles que la justice – ou plutôt les justices, comme le rappelle Blaise Pascal – a été créée par la nécessité sociale de pacifier des conflits potentiellement violents.

    Or, la justice, du moins dans notre pays, a très tôt été non pas le bras armé du pouvoir mais une instance indépendante, un pouvoir à part entière comme le rappelle Alexis de Tocqueville dans ce texte. Cette séparation des pouvoir, chère à Montesquieu (cf. lien vers texte), a été une réalité, y compris sous l’Ancien Régime. De là, loin d’être l’instrument aveugle du pouvoir régalien de punir, la justice a dans les gènes ce caractère de violence légale et institutionnalisée. Cette violence légale peut s’avérer tragique, à l’instar des supplices et exécutions publiques évoquées plus haut ; mais elle apparaît aussi nécessaire pour que "justice soit faite". Mais il s’agit dans ce cas d’une violence qui doit être mesurée et appliquée avec discernement. Comme le rappelle David Hume, "La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique."

    La violence est-elle absente de la justice moderne ? Certes non car elle fait partie, nous l’avons dit, des attributs nécessaires à son application. Dans notre pays, la sanction la plus lourde pour punir les crimes les plus graves n’est plus le supplice ou la condamnation à mort mais l’enfermement.

    Le débat s’arrête longtemps sur le système carcéral, abondamment critiqué et… jugé par les participants. La prison apparaît nécessaire en ce qu’elle permet d’isoler un individu considéré comme dangereux pour la communauté et la société. Or, la prison est une "invention récente", rappelle Bruno (Michel Foucault). Certes, le système carcéral existait sous l’Ancien Régime, mais il a été systématisé par les institutions judiciaires à l’époque moderne, en remplacement des supplices et des exécutions publiques. Enfermer plutôt que faire souffrir et tuer est au centre de l’action punitive publique. Enfermer un individu n’est pourtant pas le "guérir", est-il dit en cours de séance. Si tant est que l’on parle de guérison, c’est la société prise dans son ensemble qui fait de l’isolement des individus malfaisants un acte thaumaturge. Un isolement vain, réagissent plusieurs participants, tant il est vrai que la prison apparaît indéniablement comme "une école du crime" : "Des jeunes y entrent des fauves en sortent" comme le rappelait Guy Gilbert dans son récit éponyme. La fabrication de la délinquance à l’intérieur du vase clos de la prison n’est-elle pas la preuve de son inefficacité ? Non, répond Michel Foucault dans Surveiller et Punir : en rendant possible le développement de la délinquance en vase clos, la prison permet le "maintien de la délinquance [entre ses murs],[l’] induction de la récidive, [la] transformation de l’infracteur d’occasion en délinquant d’habitude, [l’]organisation d’un milieu fermé de délinquance". En somme, la prison réussit là où elle semble avoir échoué !

    Voilà tout le paradoxe de cette prison abhorrée et pourtant rendue indispensable par une institution judiciaire qui tient à garder intacte cette arme puissante ! Est-ce à dire que la prison est appelée à rester pérenne dans les siècles à venir ? Pourrait-il y avoir d’autres outils et des instruments dont la justice pourrait se servir dans le cadre de ses fonctions ? Il paraît utopique d’imaginer une institution judiciaire capable de surveiller et de punir avec efficacité et prescience, à l’image du film (et de la nouvelle de Philip K. Dick) Minority Report (cf. ce lien) : une justice non seulement capable de surveiller mais aussi de prévoir et d’empêcher un crime avant qu’il ait lieu paraît illusoire. Par contre, dit un participant du café philo, il n’est sans doute pas absurde de parier qu’un vaste arsenal cœrcitif puisse participer aux missions de la justice. Le monde a vu la lente disparition – certes pas intégralement et pas dans tous les pays – des peines infamantes et contraires aux droits de l’homme (supplices, tortures, peines de mort) ; pourquoi ne pas imaginer la fin plus ou moins lointaine de la prison ? Ne pourrait-on pas imaginer des substituts remplissant aussi bien les rôles de la justice : punir, surveiller et prévenir (ou guérir) ? Les bracelets électroniques et les résidences à domicile ne pourraient-elles pas être des solutions ? La prison pourrait co-exister comme outil d’isolement des individus les plus dangereux, à savoir ceux que l’on ne peut amender durablement mais elle ne serait qu’un ultime recours.

    Finalement, guérir n’est-ce pas cela : amender et réintégrer ? Donner une nouvelle chance après un acte délictueux que la justice aura analysé, compris puis puni ? La justice, indéniablement, doit proposer une porte de sortie et une issue à un individu qu’elle aura sanctionné, sans quoi elle se limite à ce rôle de puissance aveugle qui est souvent authentifiée avec celle des trois singes – le muet, l’aveugle et le sourd. Et avant de sévir impitoyablement, la justice ne doit-elle pas également user de son pouvoir de médiation, évoquée en tout début de débat.

    En conclusion de cette première séance de la saison, Bruno souhaite donner le mot de la fin à Foucault, largement cité en cours de soirée. Celui-ci a évoqué dans un texte rare (cf. lien) comment devait être appréhendée la justice. Alors que l’institution judiciaire a été considérée pendant des siècles comme un "Léviathan" (Hobbes) et une puissance aveugle, il appartient que le Droit devienne aujourd’hui la "chose des citoyens". Michel Foucault appelle chacun à se défendre, une expression qui peut prêter à confusion et que "l’archéologue du savoir" explique : "Se défendre ne veut pas dire s’auto défendre. "L’auto-défense, c’est vouloir se faire justice soi-même, c’est-à-dire s’identifier à une instance de pouvoir et prolonger de son propre chef leurs actions. Se défendre, au contraire, c’est refuser de jouer le jeu des instances de pouvoir et se servir du droit pour limiter leurs actions."   

    La séance se termine par le vote du sujet pour la séance du vendredi 8 novembre 2013, toujours à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée. Trois sujets sont mis au vote : "Comment devient-on femme aujourd’hui ?", "L’histoire a-t-elle un sens ?" et "Qu'est-ce que l'amitié ?" C’est ce dernier sujet qui est élu. 

    Claire et Bruno annonce également le café philosophique qui suivra. Il aura lieu le vendredi 29 novembre 2013 à 19 heures. Ce sera pour la première fois un café philo décentralisé car il se déroulera à Amilly, dans la galerie d’art de l’Ag-Art. Le sujet de ce café philosophique aura pour titre : "Un bon artiste est-il le Surhomme ?"Plus d'informations sur ce lien.

    En attendant, rendez-vous est pris pour le 8 novembre 2013 pour une séance qui portera sur l’amitié : "Qu'est-ce que l'amitié ?"

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  • COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE "PUIS-JE FAIRE CE QUE JE VEUX DE MON CORPS ?"

    Thème du débat : "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?"

    Date : 22 mars 2013 à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée.

    Environ 130 personnes étaient réunies pour cette séance du 22 mars 2013, une séance exceptionnelle en ce qu’elle était co-animée par Claire, Bruno et surtout des élèves de Terminale littéraire pour un sujet sur le corps. "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?" : voilà la question posée au public venu en nombre à cette séance.

    Un tel sujet pose la question du corps et de son rapport avec notre propre identité. Dit autrement, le corps est-il sacré ou n’est-il que l’enveloppe corporelle de mon esprit ? Dans ce cas, en quoi la libre disposition de ce corps poserait-elle problème, étant entendu que chaque corps est unique et a priori inaliénable ? Il est vrai que le corps nous accompagne toujours et partout, comme le rappelle Michel Foucault (cf. également ce lien), y compris lorsque ce corps est traumatisé ou à l’état végétatif. Mieux, notre personne se construit autour de notre corps. Chacun peut en apprendre beaucoup sur lui-même grâce à lui. Même s’il peut nous nous trahir, le corps a souvent des messages importants à véhiculer à propos de notre attitude, de nos vêtements, de notre sourire, etc.

    À la question "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?", un premier participant répond que cette liberté que je peux revendiquer vis-à-vis de ce corps qui m’appartient est d’emblée limitée : "La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres" (Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, art. 4), rappelle-t-il. Je suis bien entendu propriétaire de mon corps mais ce corps fait également partie intégrante de la société qui peut avoir son mot à dire. L’État légifère sur la santé, l’éthique, le handicap, la gestation pour autrui, les dons d’organes, etc. Au final, la libre disposition du corps est surveillée et encadrée. Elle est dans les faits soumise à des normes sinon des limites. Tout se passe comme si nos sociétés avaient édicté elles-mêmes des règles pour l’utilisation du corps.  

    Une des co-animatrices s’interroge d’emblée sur cette limite. Elle y voit une contradiction avec le Code civil pour qui le corps est inviolable. Cf. cet article. Cette inviolabilité me rendrait maître de cette enveloppe dont j’ai la possession pleine et entière. Possession ou usufruit ? s’interrogent en substance plusieurs participants.  

    Quels sont les faits qui me permettraient de disposer de mon corps à ma guise ? Cette libre utilisation recouvre des réalités bien différentes et aux conséquences multiples. La première citée par les participants du café philo est celle de la grossesse, un événement courant mais non exempt de dangers. Lorsque je suis enceinte, mon corps est soumis à une épreuve longue et difficile pour le corps physique, épreuve que, généralement, je choisis afin de donner la vie à un être. Cet être ne sera autonome et libre qu’après les neuf mois de ma grossesse. Il est dit que le bébé ne fait pas partie de mon corps : il l’habite. Je choisis de donner la vie à un autre que moi-même qui a lui-même ses propres limites. La grossesse est ce moment où le corps est contraint, avec son lot de douleurs pendant l’accouchement. Mais c’est aussi, rappelle une intervenante, un moment pendant laquelle, très souvent, l’esprit est en harmonie car libre de ce choix. 

    Cette liberté d’utiliser mon de corps pour procréer est traitée de manière frontale dans le film 17 Filles. Inspiré d’un fait divers survenu aux États-Unis en 2008, cette fiction raconte le choix fait par 17 adolescentes encore mineures de tomber enceinte en même temps (bande annonce ici). L’État aurait-il son mot à dire pour interdire cette décision ? Rien n’est moins sûr : dans ce film, un professeur rappelle que ni le législateur ni les parents ne peuvent contraindre une jeune fille ou jeune femme à avorter. La libre disposition du corps à cette fin est donc entière, même si elle peut susciter la réprobation.

    Parler de cet exemple nous conduit inévitablement à parler d’un sujet d’actualité : la gestation pour autrui, interdite par la loi. Le législateur justifie cela pour des raisons éthiques : outre les effets secondaires (psychologiques notamment), le risque est que le corps se marchandise comme n’importe quel bien, avec tous les abus que cela entraîne. Nous y reviendrons plus loin en cours de débat.    

    La libre utilisation du corps recouvre d’autres réalités discutées par les co-organisateurs et les participants. Ceux-ci évoquent la sexualité. Je peux faire le choix d’user librement et gratuitement de mon corps à des fins sexuelles, comme le décrit Catherine Millet dans son récit La Vie sexuelle de Catherine M. Mais je peux également choisir – ce qui est infiniment plus controversé – de louer mon corps à des fins mercantiles. C’est le cas de la prostitution : dans ce cas, je tarife mon corps à des fins sexuelles, une liberté que moralement la société réprouve, voire peut condamner – encore que la personne incriminée peut être autant sinon plus le client que le "prestataire", comme le rappellent plusieurs participants. Cette utilisation du corps à ma guise est d’ailleurs réclamée par un "Syndicat des travailleurs du sexe" (STRASS) pour qui la prostitution est une profession comme une autre, répondant à un besoin spécifique, voire à "une utilité publique" : "En quoi il y a de mal à se payer du plaisir lorsque l’on n’est pas très beau ?" demande une participante.

    Certes, pour parler de ce sujet polémique, le corps devient un outil de travail mais ne l’est-il pas également s’agissant d’autres professions que la société accepte ? Les mannequins imposent un régime sévère à des fins mercantiles afin de coller à certains canons de beauté. Elles peuvent mettre leur santé en jeu lorsque des régimes draconiens leur sont imposé (cf. cet article). Les artistes – l’Homme-lézard pour prendre l’exemple cité par un participant – mettent en scène leur corps – souvent pour le plus grand plaisir du public. Nous pourrions même dire "mettent en danger leur corps" lorsqu’il s’agit de performances extrêmes (cf. cet exemple). L'exemple des acteurs exhibant leur corps au pour le cinéma ou le théâtre est également cité au cours de cette séance. Dans ces cas, la libre disposition du corps ne pose pas de problème à la société car celle-ci considère que ses principes moraux ne sont pas mis en jeu. Puis-je remodeler mon corps par un chirurgien esthétique ? Rien ni personne ne me l’interdit, mise à part certaines conditions (cf. cet extrait de la série Nip/tuck). Des cabinets ont pignon sur rue. Même chose pour les salles de musculation. 

    La société va par contre légiférer contre des pratiques qu’elle considère comme dangereuse pour ses fondements : le suicide, l’euthanasie, la prise de drogue ou la gestation pour autrui posent la question de la liberté, une liberté que l’État et la société met en balance avec ses propres règles collectives, sa morale,  mais aussi avec la protection du ou des individus. Une protection très relative : la consommation de drogues douces comme le cannabis est interdite alors que la consommation d’alcool – qui peut faire des ravages incalculables – est tolérée sinon défendue ; je peux également m’exhiber librement sur un blog ou sur ma page Facebook sans que la société y ait à redire, sauf si cela pose un problème flagrant de protection ou de sécurité la protection des mineurs, par exemple, cf. cet article). De manière bien différente, le port du voile pose des questions d’ordre éthique : liberté religieuse contre défense de la liberté individuelle laïque ; défense de la pratique religieuse contre défense du féminisme (cf. ce lien). 

    Qu’est-ce qui se joue donc dans cette liberté consentie ou non par la société ? Il apparaît que le maître-mot est celui de morale et plus précisément de morale judéo-chrétienne, acceptée en France unanimement pendant des siècles avant d’être discutée voire combattue durant notre période contemporaine. Toute société civilisée impose des règles, qu’elles soient écrites ou non. La pratique de la prostitution heurte de plein fouet une religion catholique traditionnellement dogmatique et mal à l’aise avec la sexualité en général. "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?" Les autorités religieuses semblent répondre par la négative car, comme le rappelle Claire,  derrière le "puis-je", il y a le "dois-je".  

    Un autre facteur intervient : l’argent. Claire pose cette question : peut-on choisir librement lorsque l’argent est la finalité ? Il semble que la morale ne soit pas le seul critère à l’aune duquel la société juge l’utilisation du corps. Autrement dit, je peux juger choquant le témoignage de Catherine Millet lorsqu’elle parle de son choix d’une sexualité débridée, sans que j’aie à y redire toutefois ; mais je peux avoir beaucoup plus de mal à accepter la "vente" ou la "location" du corps de telle ou tel. Une jeune participante parle, certes, du choix pleinement assumé – voire de plaisir ! – de certaines prostituées – femmes ou hommes – à exercer leur métier ; il n’en reste pas moins que, s’agissant de la prostitution, l’argent est toujours la condition sine qua non de cette pratique largement désapprouvée. Ce qui se joue dans cette libre disposition de mon corps est le désintéressement de l’acte. De la même manière, les dons d’organes ou de gamètes sont libres et gratuits en France, contrairement à d’autres pays (comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne) : or, singulièrement, c’est dans notre pays que les dons sont les plus faibles si on les compare avec les nations ou les dons sont payés – et même mal payés ! En clair, l’utilisation du corps n’est pas librement consentie lorsque l’argent voire le trafic mercantile (le proxénétisme pour la prostitution) entre en jeu. Un participant cite l’exemple de Fantine dans Les Misérables de Victor Hugo, obligée pour des raisons financières de vendre une partie de son corps, ses cheveux en l’occurrence, pour survivre !

    Oui, l’argent peut être un facteur faussant, voire aliénant (Karl Marx n’est pas loin !), ma liberté de disposer de mon corps. Ce facteur peut être tout autant cruel lorsqu’il devient au contraire un frein à cette liberté : la réflexologie, la sophrologie ou le massage ne sont pas accessibles à tous ne serait-ce que pour des raisons financières.

    Ce qui est encore débattu au cours de ce débat est la question de la relation entre corps et esprit : "Le corps pense", dit Freud. La communication non verbale est parfois bien plus parlante que des mots. Mieux, Emmanuel Levinas rappelle que la première relation – sinon la relation essentielle – que nous pouvons avoir autrui c’est à travers le corps de l’autre. Or, si je choisis de faire de mon corps un outil, dit un participant, je dissocie le corps et l’esprit. Pour d’autres participants, il n’y a pas dissociation : on peut toucher mon corps mais on ne touchera pas à mon esprit. Claire se demande à ce sujet si le scandale qui a eu lieu il y a quelques années à l’occasion de l’exposition "Our Bodies", une exhibition de cadavres à des fins esthétiques, ne tenait pas autant à la présentation de corps morts (issus sans doute d’anciens condamnés à mort chinois, ce qui a indubitablement choqué le public : cf. ce lien) que de leur mise en scène morbide. Installer des corps humains dans des situations grotesques car réservées habituellement à des vivants (par exemple sur une bicyclette), voilà qui heurta bien plus nos concitoyens que la simple présentation de corps sans vie. Bruno rappelle à ce sujet que les archéologues ont l’habitude de déterrer des restes humains sans que cela ne suscite d’émotion particulière. 

    Jusqu’où va la violation du corps, en définitif ? "Il n’est un corps que par homonymie" dit Aristote. On pourrait donc faire de lui ce qu’on veut après notre mort. Pour un croyant, lorsque le corps est décédé l’esprit doit être dissocié, ce qui n’est pas courant dans la tradition judéo-chrétienne. 

    Il apparaît pour plusieurs intervenants qu’il y a symbiose entre le corps et l’esprit. Nous parlions de l’identité lors de la séance précédente (Débat "Puis-je savoir qui je suis ?). Nous y sommes de nouveau car la conscience de l’Être met aussi en scène le corps. Dans notre société, c’est d’abord le corps que nous voyons d’autrui. Mon corps c’est moi : s’il y a asymétrie entre ce que je voudrais que les autres voient de moi et ce qu’ils voient, finalement ne suis-je pas d’abord que ce que les autres voient de moi ? 

    La fin du débat est brièvement consacrée à cette question : lorsque mon corps est une prison, puis-je m’en libérer ? Il apparaît que dans ce cas la société est autorisée à décider pour moi et à m’imposer, pour des raisons éthiques, l’acceptation d’une situation que je peux considérer comme inacceptable. Elle impose que mon corps soit préservé et que je ne puisse pas m’en libérer. L’humoriste Guillaume Bats, un homme déformé par le handicap, en a fait son cheval de bataille, pour ne pas dire la source de son inspiration comique. Oui, nos sociétés imposent que l’individu soit protégé, y compris lorsque le corps est un handicap insurmontable ! Pour pouvoir le surmonter, des expédients seraient proposés afin de permettre une meilleure intégration des personnes handicapées, ne pouvant user librement de leur corps. Une intervenante parle de "fable", tant la société ignore l’adaptation des personnes handicapées : celles-ci "font avec" dans la vie quotidienne, tant les outils mis à leur disposition font souvent peu cas des personnes en état de handicap (distributeurs de billets trop hauts, voies publiques impraticables, feux rouges pour les personnes malvoyantes et aveugles). Puis-je faire ce que je veux de mon corps ? Dans ce cas, la réponse est clairement non !  

    En fin de séance, trois sujets sont mis au vote pour le rendez-vous du café philo du 3 mai 2013 : "Justice : surveiller, punir ou guérir ?", "Histoire contre devoir de mémoire" et "L’amour peut-il se passer de normes ?" Les participants choisissent de désigner ce dernier sujet. 

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  • ARISTOTE ET LE TEMPS DES LOISIRS

    "Sont désirables en elles-mêmes les activités qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice. Telles apparaissent être les actions conformes à la vertu, car accomplir de nobles et honnêtes actions est l’une de ces choses désirables en elles-mêmes. Mais parmi les jeux, ceux qui sont agréables font aussi partie des choses désirables en soi : Aristote_oui.JPGnous ne les choisissons pas en vue d’autres choses, car ils sont pour nous plus nuisibles qu’utiles, nous faisant négliger le soin de notre corps et de nos biens (…) Ce n’est donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de l’homme fût le jeu, et qu’on dût se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir s’amuser ! (…) au contraire, s’amuser en vue d’exercer une activité sérieuse, voilà la règle à suivre. Le jeu est, en effet, une sorte de délassement , du fait que nous sommes incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement n’est donc pas une fin, car il n’a lieu qu’en vue de l’activité. Et la vie heureuse semble être celle qui est conforme à la vertu ; or, une vie vertueuse ne va pas sans un effort sérieux et ne consiste pas dans un simple jeu. Et nous affirmons, à la fois, que les choses sérieuses sont moralement supérieures à celles qui font rire ou s’accompagnent d’amusement, et que l’activité la plus sérieuse est toujours celle de la partie la meilleure de nous-mêmes ou celle de l’homme d’une moralité plus élevée. Par suite, l’activité de ce qui est le meilleur est elle-même supérieure et plus apte à procurer le bonheur. De plus, le premier venu, fût-ce un esclave, peut jouir des plaisirs du corps, tout autant que l’homme de plus haute classe, alors que personne n’admet la participation d’un esclave au bonheur, à moins de lui attribuer aussi une existence humaine."

    Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre X, 7

     

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  • COMPTE RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE

    Thème du débat : "Vivre seul(e) ou mal accompagné(e) ?" Débat sur cette question : "La vie est-elle trop courte pour s'ennuyer avec quelqu'un qui n'en vaut pas la peine ?" 

    Date : 27 janvier 2012 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée.

    Pour cette vingtième séance, et la première de l’année 2012, le café philosophique de Montargis rassemblait un public particulièrement nombreux – environ 70 personnes. Sans doute le titre et le thème de cette séance n’étaient-ils pas étrangers à cette affluence : "Vivre seul(e) ou mal accompagné (e) ?" Bruno précise que ce sujet, choisi lors de la séance de décembre et proposé d’ailleurs par un participant, porte en réalité sur cette question : "La vie est-elle trop courte pour s'ennuyer avec quelqu'un qui n'en vaut pas la peine ?"

    Claire et Bruno commencent le débat par un tour de table. À la question de savoir – comme le dit l’adage – s’il vaut mieux vivre seul que mal accompagné, une participante répond par l’affirmatif, tant il est vrai, ajoute-t-elle, qu’une vie à deux ne peut se concevoir sans épanouissement personnel. Sans cet épanouissement, à quoi bon s’évertuer à continuer avec un homme ou une femme ? Cela ne dispense en outre pas d’être accompagné, si ce n’est d’un compagnon ou d’une compagne, d’amis ou de relations plus éphémères, a fortiori si cette vie sociale de célibat assumée apporte bonheur et accomplissements personnels. Un autre participant, en écho à cette intervention, donne un autre son de cloche. Il souligne la difficulté à porter un jugement définitif sur la personne qui sera amenée à partager notre vie. Il prend pour exemple l’opéra de Mozart La Flûte enchantée : l’oiseleur Papageno désespère à l’idée de devoir se marier avec une sorcière hideuse, jusqu’à ce que, miraculeusement et à son grand bonheur, cette future épouse honnie se transforme en délicieuse Papagena, l’âme sœur de Papageno (vidéo ici).

     

    Une troisième intervenante souligne la difficulté de former un couple, tout en considérant que vivre seul ne peut se concevoir dans la durée. Le célibat paraît être une situation sociale non pérenne. Ce qui ne veut pas dire que vivre en couple le soit obligatoirement : plus qu’il y a quelques années, la vie à deux devient compliquée (pour aller plus loin, cliquez ici) et il n’y a pas de doute que la transformation idyllique de Papagena peut être vécue bien différemment : celui ou celle qui partage sa vie, considéré(e) au début comme son âme sœur, peut, avec les années, s’avérer être un compagnon ou une compagne bien encombrante. Accepter de faire sa vie avec un homme ou une femme ne va donc pas forcément de soi. 

    Cela nous amène à nous demander, s’interroge Claire, si nous ne sommes pas faits pour vivre seuls ("Il n’est pas bon que l’homme soit seul", lit-on dans le premier livre de la Genèse) :  "L’homme est un animal politique" écrit Aristote (Politiques, I, 1). Dès lors, qu’attendons-nous d’autrui ? Quelle est la fin de notre relation ? Quel est notre intérêt à vivre avec tel(le) ou tel ? Cette relation peut-elle être désintéressée ?

    Un participant suggère que le mot "intérêt" a certainement pris tout son sens dans les millénaires qui nous ont précédés ; il est d'ailleurs encore présent de nos jours. Bien souvent, c’est le gain qui est recherché et lorsque ce gain se fait inférieur à ce que l’on donne, on rompt. Il semble que la relation avec l’autre, dans nos sociétés modernes, soit fondée  sur une recherche de plaisir : il doit être présent sinon la relation perd son sens…

    Celui ou celle qui m’accompagne ne déboule pas dans ma vie simplement par hasard. Nombre de psychologues sont d’accord pour dire que la personne avec qui je choisis de partager ma vie vient en résonance avec mon passé comme avec mes attentes, ici et maintenant. 

    L’amour ne peut-il exister que par l’intérêt que la relation amoureuse m’apporte ? À ce sujet, Claire évoque l’exemple concret d’un couple actuel (documentaire "Couple : quand l'autre change de visage") qui s’est reconstruit de manière troublante : après des années de vie commune, ponctuées de fréquents déplacements à l’étrangers d'un homme, militaire de carrière,  ce dernier décide de se séparer de sa femme au moment de sa retraite. Problème – hélas ! – classique de notre société dans laquelle un mariage sur trois se conclut par un divorce… (pour aller plus loin, cliquez ici) Alors que le divorce est sur le point d’être prononcé, un médecin apprend à l’homme que sa femme (bientôt sa "future ex-femme") est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Contre toute attente, l’homme décide de rester avec cette dernière, mû par un sentiment autre que l’amour. Il s’agit d’une forme de reconnaissance. Reconnaissance de l’autre, de cet autre précis et singulier comme ayant donné et donnant encore un sens, le sens que je souhaite, à celui ou celle que je suis.

    Il y a en effet un rôle conséquent de l’autre dans celle ou celui que je suis ; ne me définit-il pas ? Au-delà des désirs et plaisirs charnels, la relation amoureuse n’est-elle pas celle où je m’expose tout entière, attendant que celui avec qui je vis me reconnaisse telle que je cherche à être : aimé(e) d’un autre, existant à travers ou dans ses yeux.

    "Ne confond-on donc pas "amour" et "désir" ?" s’interroge un participant. Il est patent que l’homme est aujourd’hui principalement devenu un être de désir. Notre société de consommation le pousse d’ailleurs à cet état de fait. Ce désir, qui est omniprésent dans la vie d’un jeune couple, s’amenuise avec les années. Et ce qui fait tenir un couple dans la durée c’est bien un amour désincarné et non pas un désir évanescent. Bruno va dans ce sens, ajoutant que l’on touche là le centre de la problématique du sujet de ce soir : "La vie est-elle trop courte pour s'ennuyer avec quelqu'un qui n'en vaut pas la peine ?" L’ennui – qui est par définition l’absence de désir – serait une justification suffisante de la désagrégation du couple.

    Ce mal absolu dans la vie à deux – ou du moins présumé tel – invite plusieurs participants à discuter autour du sexe – en se gardant bien de tout jugement moral, comme le souligne un participant. Sans doute, là, touchons-nous un point névralgique! Vivre à deux, demande Claire, implique une acceptation de l’abandon d’une liberté. C’est toute l’histoire de ces couples libertins. Une telle acceptation signifie aussi la mutilation d’une partie de ma liberté (n’est-ce pas toute la thèse du sulfureux Marquis de Sade ?).

    Alors, l’homme s’il est politique (selon Aristote), est-il naturellement fidèle ? Le véritable amour doit-il être exclusif ?

    Claire évoque Jean-Paul Sartre dans son questionnement sur l’aliénation qu’apporte mon amour passionné pour autrui : "Il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant… [L’amant] veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l'Autre se détermine elle-même à devenir amour (…) et, à la fois, que cette liberté soit captivée par elle-même, qu'elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains", L'Être et le Néant). Comme souvent, en se liant à autrui au sein d’un couple, le piège se renferme sur sa propre liberté.

    Reste à considérer une forme d’amour considérée par les Grecs comme plus noble que toutes : l’amitié. La philia ne s’encombre pas du pathos.  Ne serait-ce pas vers celle-ci que nous souhaiterions aller ? Parlant de l’amour, Socrate pose cette question à Lysis: "Mais que leur as-tu donc fait pour qu'ils t'empêchent avec tant de rigueur d'être heureux et de faire ce qu'il te plaît, pour qu'ils te tiennent toute la journée dans la dépendance de quelqu'un, en un mot dans l'impossibilité de faire à peu près rien de ce que tu peux désirer ?" Il faut au contraire, selon,  Socrate  s'efforcer de rendre humbles ceux que l’on aime plutôt que les louer immodérément par des poèmes... (Lysis)

    Combien peut être éloignée de cet idéal une vie de couple, parfois faite de frustrations ou, pire, de non-dits ! Une participante convient que la gestion de la vie à deux doit être un combat de chaque instant et que ce combat est aussi fait d’écoutes et de compromis. Elle ajoute que dans la vie à deux peut intervenir un facteur important : l’enfant ou les enfants. Encore ne faut-il pas qu’ils soient des alibis mais au contraire un ciment bienfaiteur. Le résultat de ces efforts – écoutes mutuelles et compromis – en vaut véritablement la chandelle, ajoute-t-elle. Il est aussi vrai que cet appel à la mesure peut choquer le discours ambiant : l’amour ne devrait-il être que passionné ? Une nouvelle preuve de la "dictature des passions", acquiesce Bruno, qui renvoie du même coup à un débat antérieur du café philosophique de Montargis (en savoir plus ici).

    Un autre participant propose de revenir sur la phrase à l’origine du débat : "La vie est-elle trop courte pour s'ennuyer avec quelqu'un qui n'en vaut pas la peine ?" Voilà une question particulièrement virulente qui fait peu cas justement de ce partenaire qui partage ma vie, juge-t-il ! Il serait à l’origine de cet ennui déflagrateur de mon couple. Or, si problème il y a (cet ennui en l’occurrence), ne viendrait-il pas justement de moi et de personne d’autre ? Par ailleurs, ajoute Bruno sous forme de boutade, cette proposition qui a été à l’origine du débat de ce soir, est sans doute erronée : vivre avec une personne ennuyeuse peut rendre au contraire la vie extrêmement longue !

    Il est question dès lors de se regarder et de s’étudier plutôt que de juger l’autre. Une participante rappelle que le couple ne sera déstructuré et destructeur que si l’on accepte et même travaille à ce qu’il le soit. Un autre participant affirme dès lors que pour réussir son couple, il faut d’abord savoir ce que l’on veut et est prêt à accepter ou pas d’autrui. Conscient que l’image que l’autre me renvoie est primordiale pour celle que je suis vraiment, j’ai à exiger que ma relation à l’autre, ma manière de l’aimer soit aussi déterminante de celui ou celle que je suis. Dès lors, la relation à l’autre doit révéler, davantage que l’autre lui-même, mon identité.

    L’amour c’est donc d’abord voir l’autre comme sa finalité, non comme un moyen pour parvenir à un accomplissement. En le considérant ainsi, je m’élève au-dessus d’un simple rapport charnel pour entrer dans une relation de partage et d’échange, forcément salvatrice en qu’elle m’apprend qui je suis et qui est l’homme, elle fonde l’humanité. 

    C’est sur cet appel à chercher au fond de soi cet ennui destructeur et à accepter de l’autre ses différences que s’achève ce vingtième café philosophique. 

    La soirée se termine par le vote du sujet de la séance du 24 février 2012. Le choix se porte sur ce débat : "L’école sert-elle à enseigner ou à éduquer ?"

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  • COMPTE-RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE

    Sujet : « Parlons sérieux, parlons rire »

    Date : 1er avril 2011 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée.

    Ce café philosophique du 1er avril, le 13ème, était placé, date oblige, sous le signe du rire. Environ 25 personnes étaient présentes pour cette sixième séance de la saison intitulée "Parlons sérieux, parlons rire".

    "Pourquoi n’enseigne-t-on pas le rire en terminale, pourquoi le rire n’est jamais traité, si ce n’est dans les salles intimistes tout autant qu’élitistes de la classique philosophie ?" commence par nous interpeller un participant. Il est en effet difficile, admet Claire, de comprendre pourquoi on disserte peu sur le rire, lui qui, universellement, jalonne nos bons moments.

    A première vue le rire se définit comme un comportement réflexe. En cela il peut être dit absurde et sans sens. Qu’on se souvienne, dit Bruno, des propos d’un des personnages du roman d’Umberto Eco Le Nom de la Rose identifiant le rire à une grimace rabaissant l’homme au niveau de l’animal.

    S’il est dénué de toute intention, il peut être considéré comme une réaction corporelle à un stimulus extérieur ; en cela il ne présente pas grand intérêt à être étudié : quel intérêt à examiner le mouvement de notre genou lorsqu’il est testé par le marteau du médecin ?

    Pourtant, si le rire est le propre de l’homme (notion aristotélicienne reprise par François Rabelais), il s’amenuise et change de forme au cours de notre vie, voire selon le contexte dans lequel nous nous trouvons. Un nourrisson éclate de rire une dizaine de fois en moyenne, et nous, combien de fois rions-nous réellement ?

    "Le sérieux semble aujourd’hui de mise" avoue l’un de nous. Même les humoristes  semblent verser dans le "politiquement correct." Le rire serait-il dangereux ? Pour autant, n’est-il pas le propre de toute démocratie ? Claire rappelle que le bouffon a été de tout temps celui qui ose dire au roi certaines vérités, certes avec humour.

    Affairés à nos tâches quotidiennes et à nos soucis, nous semblons peut-être cesser de prendre le temps de nous mettre en recul, de nous regarder. Comment rire si l’on oublie la conscience de soi, cette prise de recul nécessaire à comprendre ce que l’on fait et on l’on va. Nous rions trois fois moins que durant les années précédant la première guerre mondiale…Est-ce parce que ce monde est trop dérisoire pour que l’on puisse en rire.

    Peut-on rire de tout ?

    Oui, affirment plusieurs participants : l’on peut rire de tout, "mais pas avec n’importe qui" pour reprendre la formule célèbre de Pierre Desproges. Il n’en reste pas moins que ce désir de ne pas brider le besoin de rire a des limites : "On peut rire de tout mais…" Mais certains sujets restent tabous ou si délicats que rares sont les humoristes qui se sont engagés dans des sujets très polémiques (Pierre Desproges sur la Shoah ou sur son propre cancer) et nombreux sont ceux qui, au contraire, ont été vilipendés (le sketch de Patrick Timsit sur les personnes atteintes de trisomie, par exemple. Pour aller plus loin, cliquez sur ce lien).   

    Le rire peut aller très loin. L’un de nous raconte qu’en 1914, à la veille de la première guerre mondiale, le célèbre pétomane a été très fier d’avoir tué durant un de ses spectacles le tout premier Allemand, qui aurait fait une syncope durant une interprétation "anale" de la Marseillaise ! Choisissant l’un des procédés les plus vulgaires pour rire comme exemple, ce dernier s’engage dans l’idée que le  rire est un besoin. En cela, il ne peut pas ne pas être ; il est nécessaire.

    Ce même participant évoque le souvenir de journaux satiriques comme "Hara Kiri" dans lesquels l’humour ne souffrait ni limite ni censure. Aujourd’hui, ajoute-t-il, l’humour semble être devenu insipide et l’on peut regretter que les humoriste en vogue aient perdu ce goût de l’insolence engagée (Coluche ou Thierry Le Luron par exemple). Bruno se demande si cette fin de l’engagement politique ou sociale ne correspond pas de fait à la fin des idéologies (communisme et libéralisme) : les humoristes ne sont certes plus engagés comme lors des années 60-80 mais qui l’est encore ? Chacun peut regretter la disparition de ce qui l’amusait. Mais le besoin de retrouver un certain Âge d’Or perdu n’est-il pas commun à chacun ? Quand l’un(e) regrettera Coluche ou Reiser, un(e) autre pensera avec nostalgie aux sketches des Inconnus…   

    Pourquoi doit-on rire de tout ?

    Tout d’abord parce que le rire possède différents bienfaits. Nous parlons de physiologie : oxygénation du corps, libération d’endorphines … Rire est bon pour la santé. En plus, affirme un participant, il ne semble pas y avoir de contre indication à rire ! Dans ce sens, le rire apparaît thérapeutique. L’association Le Rire médecin en est la preuve. Quelle preuve de bonne humeur que de rire à tout va !

    Pourtant, objecte une participante, n’y a-t-il pas des rires de costumes (autant que de coutumes) ne rit-on pas jaune ? Un autre participant abonde dans ce sens : le rire porte ses propre marqueurs sociaux. Il n’est pas douteux qu’un humoriste comme Stéphane Guillon, ayant exercé à France Inter, ne fera pas forcément rire un auditeur fidèle d’Europe 1. Et l’inverse est vrai. De même, les caricatures de Mahomet, si anodines pour un Occidental, peuvent heurter un musulman. Dans ce cas, le rire, langage universel et rassembleur, devient facteur de division et d’incompréhension.

    Le rire possède malgré tout une fonction sociale : il rassemble. On rit ensemble, on rit avec l’autre et ce partage d’éclats de rire révèle affinités, affection et sentiment d’appartenance à un groupe, voire à une communauté.

    Henri Bergson affirme ainsi que le rire a une fonction d’identification sociale et de hiérarchisation. Celui qui fait rire est personnage admiré, au-dessus des autres. Le maniement du verbe lui permet d’attaquer quiconque cherchera à le détrôner. Celui de qui l’on rit, le bouc-émissaire compose la basse gente, celle en dessous de tout, souvent isolée et esseulée. Entre les deux, se trouvent ceux qui rient. Nous rions alors plus pour nous maintenir à cette place là que pour ce qu’a dit l’amuseur de galerie. Par peur de devenir nous-mêmes, à notre tour bouc émissaire.

    Néanmoins, on rit souvent avec l’autre, certes, mais aussi contre autrui. Le rire peut se faire exclusion, humiliation, voire stigmatisation. La plupart des histoires drôles s’inscrivent contre notre semblable et nous avons tous passés des soirées à rire de tout ce – et ceux – qu’on exécrait ! Claire avoue d’ailleurs que l’idée première de ce café philosophique était de commencer la séance par raconter des blagues, idée vite abandonnée lorsqu’il s’est avéré que raconter des histoires drôles, a priori anodines, revient très souvent à stigmatiser des catégories de personnes (fonctionnaires, homosexuels, femmes, religieux, malades mentaux, etc.)… 

    Dès lors, le rire n’est-il pas avant tout raillerie et complexe de supériorité ? Le besoin de choquer (que ce soit le "Petit Journal" de Yann Barthès ou les caricatures de Mahomet) peut avoir ses limites et soit plus contre-productif que réellement discours engagé. 

    Cette forme de rire nous pose problème. Nous en avons tous été victimes un jour ou l’autre. "Il faut en rire" s’exclame l’un d’entre nous ! En effet, quelle meilleure arme que le rire contre son double. Cette dualité du rire permet de le retrouver contre lui-même. Rions rions, en ne sachant pas qui est le moqué, qui le moqueur.

    Rappelons que Freud affirme ainsi que le rire, en plus d’être thérapeutique, est cathartique. En ce sens, il enseigne d’abord sur celui qui fait rire que sur celui de qui l’on rit. Rions de celui qui se moque, le rire est d’abord "la politesse du désespoir" (Boris Vian). Si le rire sacrilège et blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, si ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui on peut rire de tout, on doit rire de tout : de la guerre, de la misère et de la mort ! "D’ailleurs est-ce qu’elle se gêne la mort, elle, pour se rire de nous" interpelle, dans ce sens, Desproges.

    Voilà pourquoi on n’enseigne pas le rire ! Il est bien trop subversif ! Coluche, Desproges, Le Luron s’engageaient. "Hara Kiri" fustigeait ! Rions de tout et tout le temps. Cessons d’être dupes, le sérieux ne sert à rien, rions intelligemment et le monde ne changera pas d’un iota mais nous si, et de beaucoup. Et une participante, rieuse, de conclure : "Nous étions ici pour discuter sérieux, discuter rire. Nous avons discuté sérieux, en traitant du rire. Nous avons rit. Un bon début de soirée !"

    La séance se poursuit et se conclut par un blind test :

    - Quel philosophe français écrit un essai intitulé Le Rire, Essai sur la Signification du Comique (1900) ? Réponse : Bergson

    - Selon Descartes, à quelle fin doit se vouer le philosophe en particulier et l’être humain en général ? Réponse : Devenir "maîtres et possesseurs de la nature"

    - Quelle philosophie Épicure prône-t-il ? Réponse : Hédonisme et ataraxie

    - Selon qui le rire est-il le propre de l’homme ? Réponse : Aristote puis Rabelais

    - Qui sont les péripatéticiens en philosophie ? Réponse : Les aristotéliciens

    - Quel parti politique a été créé par Coluche en 1981, reprenant Pierre Dac et Francis Blanche (années 60). Réponse : Le Parti d’en Rire

    - Qui a dit : "Le rire est satanique, il est donc profondément humain" ? Réponse : Charles Baudelaire

    - Que veut dire Sartre lorsqu’il affirme que "l’existence précède l’essence" ? Réponse : Que l’homme, à la naissance, n’est personne et qu’il devient quelqu’un grâce à l’ensemble de ses entreprises. Il donne sa définition à travers son existence

    - Qui a dit : "Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer" ? Réponse : Beaumarchais

    - Qui a dit : "Faire rire c’est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre qu’un distributeur d’oubli." ? Réponse : Victor Hugo

    Deux questions subsidiaires :

    café philosophique de montargis,philo,philosophie,montargis- Qui a dit : "On peut se moquer de tout et rire de tout. Je dis d’un rire sain et libre, sans aigreur, sans tristesse, sans la moindre trace de méchanceté" ? Réponse: Alain

    - Qui a dit avant sa mort devant un peloton d’exécution : " C’est bien la première fois qu’on m’aura pour douze balles" ? Réponse: Mata Hari

    La gagnante repart avec le livre Si la Philosophie m’était contée de Guillaume  Pigeard de Gurbert.

    Nous vous remercions d’être venus nombreux. Rendez-vous est pris le 27 mai pour le prochain café philo au cours duquel, quelques jours avant des millions de lycéens, nous passerons le bac !

     

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  • COMPTE-RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE

    Sujet : « Engagement(s) ! Philosophie de l’engagement et engagements du philosophe »

    Date : vendredi 26 novembre 2010

    En cette froide soirée d’automne, environ 12 personnes étaient présentes pour ce neuvième café philosophique de Montargis et le deuxième de cette saison.

    Après la courte présentation traditionnelle du café philo, de ses objectifs et du choix des sujets, Claire annonce d’ores et déjà le rendez-vous suivant, celui du vendredi 17 décembre. Ce sera un café philosophique "spécial Noël " que les organisateurs espèrent convivial et même festif...

    Bruno présente le débat de ce soir en s’arrêtant sur le titre de la séance : "Engagement(s) ! Philosophie de l’engagement et engagements du philosophe". Ce titre annonce la couleur : l’engagement ou les engagements impliquent l’idée de combat. Les sous-titres, eux, définissent ce que sera l’objectif – certes ambitieux – de ce café philosophique : qu’est-ce que la philosophie a à nous dire au sujet de l’engagement ("philosophie de l’engagement") d’une part et n’assiste-t-on pas aujourd'hui à une crise de l’engagement chez les philosophes et de manière plus générale chez le citoyen lambda ("engagements du philosophe") d'autre part.

    Selon Bruno, l’engagement est une notion assez récente, qui trouve plus particulièrement naissance avec l’article  "J'Accuse" d'Émile Zola (article paru le 13 janvier 1898 dans le quotidien français L'Aurore. Ce texte est consultable sur ce lien : http://perso.magic.fr/tremong/pascal/lois/jaccuse.html). Elle est donc exposition volontaire et responsable d’un homme notoire qui condamne, accuse, se bat pour une cause (ici dans l’Affaire Dreyfus). S’engager, ajoute Claire, c’est se mettre dans, s’exposer dans toute sa singularité pour une idée, un mouvement, rejoindre l’universel, ou du moins le général (Hegel). On parle d’artistes engagés par exemple.

    L’engagement est une promesse, un acte voulu et assumé. Dans cette mesure, les participants affirment que l’engagement commence avec la foi, qui en latin décrit la confiance absolue, fides. S’engager, c’est donner des gages et se faire le porte-parole de soi mais aussi de la cause pour laquelle on se donne. Dès lors, l’engagement, s’il est obligation de rendre des comptes, peut-il être aussi contrainte ? Contrainte de respecter tous les dogmes du mouvement au sein duquel on s’est engagé et toutes les conséquences de son engagement ? Le socialisme contre le capitalisme, le pape contre le préservatif… L’engagement est-il alors seulement viable ? N’est-il pas plutôt condamné à son imperfectio n voire même à sa négation : la désertion ?

    Nous passons un long moment sur cette question : donne-t-on des gages ad vitam éternam ? Peut-on se désengager si facilement ? L’engagement militaire montre que le déserteur n’est pas bien reçu, se voit taxé de lâche, de traître, de même que celui qui demande le divorce paie longtemps pour cet engagement raté et son désengagement. Dès lors, si l’engagement est volontaire, c’est sans doute lorsqu’il est responsabilité qu’on en mesure toute la force et la puissance. Et quelle puissance ! L’engagement se voit défini par la philosophie comme l’acte humain par excellence, c’est-à-dire celui par lequel l’être humain se fait homme, se distingue des animaux. En effet, l’engagement s’opère, nous l’avons dit, par une décision originaire de se donner. Dès lors, l’acte par lequel on s’engage est aussi celui par lequel on se définit.

    Plusieurs participants affirment dès lors que l’engagement survient après une crise de la personnalité, une épreuve, ou une crise d’identité. L’engagement désintéressé a-t-il simplement un sens ? De l’avis de tous, il est clair que non : les actes altruismes les plus louables prennent racine dans un besoin profond de la personne engagée qui offre autant qu’elle reçoit. L’engagement donne une définition, me fait devenir quelqu’un alors que je ne me sens personne. Ceux-ci rejoignent alors des philosophes comme Camus ou Mounier qui affirmaient que s’engager, c’était tout simplement répondre à l’absurdité de cette vie qui nous mène inexorablement au néant. S’engager, c’est donner un sens ; entendu aussi bien comme direction que comme signification.

    Alors, celui qui ne s’engage pas est-il personne ? Un suiveur, et non un leader répondent certains. Oui, avoue l’un de nous, l’engagement m’expose et il y a sans doute une volonté d’être présenté et représenté qui anime l’engagement. L’ego est plus que prégnant dans l’engagement. Mais n’a-t-on pas dit qu’il était définition de soi ? Alors non seulement l’ego y est lié intimement, mais il en est l’acteur exclusif. Dès lors, si celui qui ne s’engage pas est suiveur, on peut dire que c’est lui qui est le plus contraint des deux. Contraint à écouter et à entendre, à suivre le mouvement mais non à décider. L’engagé est ainsi par la même occasion le libéré, l’autonome, c’est-à-dire celui qui se fait ses propres lois (auto-nomos), bref celui qui se construit.

    Alors, peut-on parler d’une crise de l’engagement ? Selon deux participantes le mot "crise" est sans doute un peu fort. Il serait plus juste de dire que l’engagement est en mouvement, qu’il se voit redéfini ces dernières années. Il se fait sans doute plus anonyme (expression via le net), plus discret, voire plus léger (ne pas aller à toutes les manifestations de l’association au sein de laquelle on est engagé) mais le nombre d’associations ne cessent de croître...

    De plus, tous les participants s’accordent à dire que les jeunes individus manquent souvent d’armes pour comprendre l’engagement et ce qu’il est réellement. Et peut-être qu’à force de les accabler pour leur manque d’engagement, on produit l’effet inverse : à savoir leur désertion massive (le taux d’abstention aux dernières élections en dit long…). L’engagement peut faire peur lorsqu’il s’apparente directement au "J’accuse" d'Emile Zola. D’ailleurs, a-t-on récemment vu un engagement aussi fort ? N’est-ce pas extrêmement difficile pour les petites gens de s’engager au point de risquer de perdre salaire, amis, voire famille ?

    S’engager c’est donner un sens et l’assumer. Or, la récente exposition des jeunes au sein des manifestations contre la réforme des retraites et les taxations dont ils ont été victimes (on a pu entendre dire à leur sujet qu’ils étaient "manipulés" voire "stupides"…) dit assez explicitement qu’il est mal compris ou mal vu. S’engager c’est décider en toute connaissance de cause (comme le dit Aristote), dès lors il se peut que nous changions d’avis, d’idée et d’engagement. Cessons de faire de la pensée, et de nos pensées par la même occasion, quelque chose de figé, de lourd, d’irréversible. On rendra l’action possible si et seulement si on la rend libératrice. S’engager ce n’est pas accepter de porter un fardeau, c’est se libérer des idées préconçues pour nous et à notre égard.

    Bref, s’engager c’est aussi philosopher…

    En fin de séance, il est décidé que la séance du 17 décembre portera sur ce thème : « Que représente Noël de nos jours ? » (Titre provisoire).

    Merci à tous les participants pour leur contribution.

     

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  • QUELQUES DOCUMENTS SUR LE TRAVAIL

    images_harcelement.jpgParmi les nombreux textes sur le travail, Karl Marx occupe une place centrale. Or, il nous paraît important de mettre en comparaison deux textes du même auteur, autant conscient de l'importance du travail dans la société que lucide sur  l'aliénation qu'il entraîne :

    Le travail selon Marx - deux textes.

    Citons aussi Aristote, figure majeure de la pensée :

    Aristote - Technique

    Adam Smith, auteur des Recherches sur la Cause et la Nature des Richesses, s'est lui aussi penché avec attention et intérêt sur la notion de travail. Cliquez ici pour en savoir plus.

    Enfin, un concept intéressant : la Pyramide des besoins de Maslow :

    pyramide_maslow.gif

    Référence : http://semioscope.free.fr/article.php3?id_article=8

     

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  • COMPTE RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE

    Thème du débat : "Y a-t-il encore un humanisme aujourd'hui ?"

    Date : 16 janvier 2010 à la Brasserie de la Chaussée.

    Il s'agit de la 4ème séance du Café Philosophique de Montargis.

    Une quinzaine de personnes sont présentes pour ce nouveau débat du café philosophique de Montargis. Le nombre de participants est en baisse par rapport à la séance précédente. Par contre, l'assistance plus clairsemée a permis un débat intéressant, sans doute le meilleur débat depuis la création du café philo.

    Ce café philosophique est un supplément d'AME (spectacles de l'Agglomération Montargoise Et rives du Loing) et vient en écho aux représentations du Neveu de Rameau de Diderot qui ont eu lieu à Pannes les 21 et 22 janvier. Stéphane Aucante, directeur de programmation des spectacles de l'AME, vient présenter cette pièce.

    La présentation de cette 4ème séance et des objectifs du café philo par Bruno (« ce n'est pas un cours de philo mais un lieu de débat citoyen ») a été l'occasion pour Claire de préciser que le café philosophique est encore un jeune projet, que nous sommes en période de rodage et que toute proposition d'amélioration est la bienvenue, les critiques étant acceptées sans problème dans la mesure où elles sont constructives... D'autre part, la présence d'animateurs venant épauler Claire et Bruno est non seulement possible mais aussi bienvenue.

    Bruno a énuméré ensuite la liste des sujets proposés au vote en fin de séance :

    - Pourquoi travaille-t-on ?

    - L'inconscient existe-t-il ?

    - L'éducation à la non-violence est-elle garante de la paix ?

    Ce dernier sujet étant proposé par M. Roussel, très investi dans ce domaine, il est entendu que si ce débat est accepté, M. Roussel participe au débat.

    Claire entame cette séance par une nouveauté : l'utilisation d'un tableau permettant de travailler à la problématisation du sujet du débat. Le public lui-même définit les différents aspects de l'humanisme et, ensemble, les participants essaient de problématiser le sujet.

    L'humanisme, dit Claire, impose au XVIème siècle de revenir aux sources littéraires, de relire et de comprendre, c'est-à-dire de saisir, la pensée antique. Celle qui précède immédiatement ne semble pas définir l'homme ou plutôt la nature humaine. Qui a-t-il de commun entre un Socrate, inventeur de la dialectique dialogique, un Platon dont la dialectique ascendante souligne l'importance seule des Idées nous gouvernant, un Aristote inventeur de la logique qui affirme que l'homme est mortel et politique, ou encore un Epicure pour qui seul l'ataraxie est fin de l'homme ? Peut-être l'idée que sage et sagesse vont de pair, ou que l'homme, parce qu'il possède une âme, se place à part dans ce qui sera nommé bien plus tard « l'échelle des êtres ». En effet ce qu'on appelle âme aujourd'hui rejoint la psyché grecque. Néanmoins, ce qu'Aristote ou Epicure nomment ainsi semble davantage se rapprocher du terme d'anima. Le De Anima du Stagirite qui ouvre ses traités de biologie ne parle presque qu'exclusivement de cette âme qui est forme du corps, c'est-à-dire « structure structurante », « informatrice informante ». L'âme c'est le souffle de vie, c'est ce qui anime l'être vivant, et selon ses facultés, ce qui le définit. L'homme, par exemple, possède la plus « haute » âme dans le sens où il se meut, se reproduit, tels les autres animaux, mais aussi peut penser, et agir en conséquence ou en accord avec cette pensée. C'est parce que l'homme peut penser et dire le juste et l'injuste, distinctement des animaux qui ne peuvent qu'exprimer l'agréable et son contraire, qu'il est un animal politique, parce que seul il peut définir, à la lueur de son rapport avec son semblable, ce qui est légitime ou non. De la même façon, l'âme est analysée à plusieurs reprises chez Epicure ou Platon . Centre d'attention atomiste pour son équilibre nécessaire chez le premier, elle est, chez le second, fondement et finalité (ce qui est très bien décrit dans le Phèdre notamment).

    On peut penser que l'humanisme rénove les lettres et la pensée antiques (qu'elles soient d'ailleurs grecques ou latines) notamment en vertu de la place qu'elles donnent à l'homme. Parce que l'humanisme situe ce dernier de façon très imposante. Imposante quant à la place qu'il lui accorde dans sa spécificité de culture et de douceur que l'humanitas décrit. Mais aussi dans la responsabilité qu'il lui suppose : la confiance dans l'homme va de pair avec la civilisation qu'il construit.

    Ainsi, l'humanisme affirme l'effet civilisateur, et donc moralisateur, de l'homme, qui par nature peut savoir ce qui est bon ou non.  Diderot, et l'ensemble des philosophes des Lumières, même s'ils diffèrent en certains points de ce mouvement de pensée, vont pour beaucoup d'autres le renforcer. Les Lumières affirment en effet leur confiance dans l'homme, et soulignent que, parce qu'il possède la raison (théorique et pratique pour Kant), il est signe de progrès et ne peut que progresser. (Texte de Kant sur le progrès de la raison dans l'histoire, Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, propositions 4 et 8). La Raison est donc avec les Lumières ce qui fonde la nature humaine (question ouverte et devenue le centre de la pensée humaniste). En ce sens elle est déclarée rempart à la sauvagerie (absence de normes sociales) mais aussi à la barbarie (transgression de ces normes). Le XVIII ° est en effet siècle de la révolution française, des Critique de Kant... siècle d'affirmation que l'homme ne peut être mouton, siècle du célèbre sapere aude.  Peu de temps après, en France, naîtra le code civil...

    Et pourtant, après avoir traversé un XXe siècle catastrophique, et pour vivre dans le XXIe de la crise et des suicides dont nous avons déjà parlé, peut-on avoir foi en l'homme, en nous ? Les législateurs sont-ils humanistes ? La censure et les dévots sont-ils au pouvoir ? Y a-t-il encore des actes désintéressés ?

    Les premières interventions laissent apercevoir un grand pessimisme au sujet de l'humanisme qui apparaît en perte de vitesse : l'égoïsme et la cupidité dirigent notre monde. Claire nuance cette sévérité en prenant pour exemple l'élan de solidarité suite au séisme en Haïti. Ne serait-ce pas la marque d'une grande compassion que l'on pensait avoir disparue ? Monique répond que cette vague de solidarité reste éphémère : une fois la générosité médiatique plus discrète, la solidarité aura elle aussi disparue et tout redeviendra comme avant.

    Claire s'interroge ensuite sur la place de l'humanisme dans l'éducation des enfants. Son expérience lui fait dire que l'école est un lieu où l'humanisme devrait être présent. Au sens fort, les humanistes affirmaient la nécessité d'une éducation de l'homme pour un progrès vers plus de morale et d'élévation. Un membre de l'assistance, présent avec un enfant, est interrogé par Bruno : en tant que père, considère-t-il que l'école joue pleinement son rôle dans l'apprentissage des notions d'humanisme. Ce participant répond que l'école ne joue certainement pas son rôle de divulgateur d'humanisme. Pour lui, l'humanisme à l'école doit aussi être le lieu des « humanités ». Cet intervenant souligne le rôle fondamental des parents dans cette éducation au respect de l'homme et d'autrui.

    Bruno prend la parole pour poser une question provocatrice : l'individualisme est-il un humanisme ? A cette question, pas si anodine que cela et à laquelle on serait tenté de répondre par la négative, le sociologue François de Singly a répondu, dans un de ses ouvrages, au contraire par l'affirmative. Il est l'un des rares intellectuels à mettre en avant les aspects positifs des changements sociaux que nous vivons. Les réactions des débatteurs du Café Philo sont nuancées..

    Il est remarquable de voir que la notion d'humanisme est à entendre également sous l'angle de l'écologie (ou « écologisme ? »). Protéger la nature serait faire preuve d'altruisme à l'égard de nos semblables et donc d'humanisme. Or, Bruno, une nouvelle fois, se fait l'avocat du diable : il s'interroge sur cette vision humaniste de l'écologie en rapportant les réactions d'un homme public à un documentaire animalier vantant la coexistence pacifique entre des animaux sauvages et des hommes : « Il ne s'agit pas d'humanisme ». L'humanisme, selon cet homme public, serait ce qui met l'homme et la civilisation humaine au centre de nos préoccupations. Les débatteurs du Café Philo sont en désaccord avec les propos de Bruno : la défense des ressources naturelles participe d'une forme d'humanisme.

    Le serveur de la brasserie émet cette réflexion : finalement, le modernisme à outrance pourrait être un frein à une philosophie tournée vers l'homme.

    Claire conclue le débat en évoquant la philosophie existentialiste (athée) de Sartre, selon laquelle l'homme n'a qu'une seule nature, celle d'être libre. Pour le reste, il le construit et en est responsable. Ainsi, nous nous accordons à affirmer que l'humanisme n'est pas mais devient. Qu'il est notre projet et notre résultat. La seule humanité que l'homme possède est celle dont il fait part. Dès lors, il faut faire de l'humanisme non pas une possibilité mais un devoir, dans le sens où la seule morale qui existe est celle que nous transpirons dans nos actes. Gilles affirme enfin que même si seuls de petits actes désintéressés sont accomplis, ceux-ci comptent autant que les autres et que l'avenir doit être espoir plutôt qu'angoisse existentielle.

    Le café philo se termine une nouvelle fois par les sujets de la prochaine séance. Sur proposition  d'un débattant, il est décidé que les trois sujets seront débattus pour les fois prochaines, à savoir :

    - 6 mars : L'éducation à la non-violence est-elle garante de la paix ?

    - Avril : Pourquoi travaille-t-on ?

    - Mai : l'inconscient existe-t-il ?

    Cette séance a également été commentée sur le site Internet d'Elèv/ation.

     

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