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Textes et livres

  • Spinoza : De l'utilité de la colère publique

    9782080270740.jpgSi dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire, non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix en effet n’est pas la simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme car l’obéissance est une volonté constante de faire ce qui, suivant le droit de la cité, doit être fait. Une Cité (...) où la paix est un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau et formés uniquement à la servitude, peut être appelée "solitude", plutôt que "Cité".Quand nous disons que l’État le meilleur est celui où les hommes vivent dans la concorde, j’entends qu’ils vivent d’une vie proprement humaine, d’une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et l’accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux.

    Baruch Spinoza, Traité politique (1677)

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  • Hobbes : Colère et guerre contre tous

    L’état de nature, cette guerre de tous contre tous, a pour conséquence que rien ne peut être injuste. Les notions de droit et de tort, de justice et d’injustice n’ont dans cette situation aucune place. Là où il n’y a pas de pouvoir commun il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas d’injustice : force et ruse sont à la guerre les vertus cardinales. Justice et injustice n’appartiennent pas à la liste des facultés naturelles de l’esprit ou du corps ; car dans ce cas elles pourraient se trouver chez un homme qui serait seul au monde (au même titre que ses sens ou ses passions). En réalité la justice et l’injustice sont des qualités qui se rapportent aux hommes en société, non à l’homme solitaire. La même situation de guerre a aussi pour conséquence qu’il n’y existe ni propriété (...) ni distinction du mien et du tien, mais seulement qu’à chacun appartient ce qu’il peut s’approprier et juste aussi longtemps qu’il est capable de le garder.

    Thomas Hobbes, Le Léviathan (1651)

    Photo : Pexels - Kelly

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  • Alain : Vertus de la colère

    Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance il assure l’ordre ; par la résistance il assure la liberté. Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n’enferme aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés, j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l’ordre, l’ordre ne vaut rien sans la liberté. Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie, ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie, et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu’un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique.

    Alain, Propos (1925)

    Photo : Pexels - Amine M'siouri

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  • Zola : Colères du peuple

    Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelle lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes,  parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.
    - Quels visages atroces ! Balbutia Mme Hennebeau.

    Negrel dit entre ses dents :

    - Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?

    Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.

    - Oh ! superbe ! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.

    Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une Épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes soufflent de l'inconnu. Dans le coin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

    C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares.

    Emile Zola, Germinal (1885)

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  • Platon : "Le mieux pour la cité"

    Ce qui, assurément, est le mieux pour la cité, ce n’est ni la guerre extérieure ni la discorde interne, - et c’est une chose détestable de devoir en passer par là - ; mais ce qui est le mieux, c’est la paix entre les hommes associée à une bienveillance mutuelle des sentiments. Aussi, le fait pour une cité de se dompter elle-même, pour ainsi dire, ne doit pas être mis au nombre des choses qui valent le mieux, mais simplement de celles qui sont une nécessité. Ce serait tout comme si un corps malade qui prend la purge du médecin était jugé le mieux portant du monde, tandis que le corps qui n’en a nul besoin ne retiendrait même pas l’attention. Il en est de même pour qui penserait de la sorte le bonheur de la cité ou même d’un individu. Ce ne sera jamais un homme politique au sens vrai du terme, s’il a en vue seulement et avant tout les guerres à mener à l’extérieur ; ce ne sera pas davantage un législateur scrupuleux, s’il ne se résout pas à légiférer sur les choses de la guerre en vue de la paix, plutôt que de légiférer sur les choses de la paix en vue de la guerre. 

    Platon, Les Lois (IVe s. av. J.-C)

    Photo : Pexels - MART PRODUCTION

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  • Pascal : Agitations et malheurs

    9782757872581_1_75.jpgQuand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.

    Blaise Pascal, Pensées (+1661)

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  • Sénèque : La colère est une courte folie

    C’est pourquoi certains sages ont dit que la colère était une courte folie ; comme celle-ci en effet elle ne sait pas se maîtriser, perd la notion des convenances, oublie tous les liens sociaux, s’acharne et s’obstine dans ses entreprises, ferme l’oreille aux conseils de la raison,  s’agite pour des causes futiles, incapable de discerner le juste et le vrai et semblable aux ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent.

    Sénèque, De la Colère, I, 2 (Ier s. ap. JC)

    Photo : Pexels _ Andrea Piacquadio

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  • Colère "divine"

    Jésus entre dans la ville de Jérusalem et se rend au Temple pour aller prier Dieu, son Père. Quand il arrive, il voit des marchands de colombes, et aussi les tables des changeurs d’argent. Alors Jésus se met en colère et pour chasser tous les marchands du Temple, il renverse les tables et les chaises des vendeurs. Et il leur dit très fort : « Il est écrit que la maison de mon Père est appelée une maison de prière. Et vous, vous l’avez transformée en un repaire de brigands !

    Matthieu 21, v. 12-13

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  • Delval : Naissance d'une colère

    51dfvzmRquL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgLe docteur Itard fait travailler Victor plusieurs heures par jour avec des morceaux de carton découpés. Il lui apprend les formes et les couleurs. Avec des objets, il lui fait faire toutes sortes de jeux pour exercer sa mémoire. Un matin, le docteur déclare à Madame Guérin : « Victor fait beaucoup de progrès. Je vais essayer de lui apprendre à lire et à écrire. Comme ça, même s’il ne réussit jamais à parler, il pourra s’exprimer mieux qu’avec des gestes ». Le docteur Itard invente donc un nouvel exercice. Il prend une clé, une plume, un peigne, un livre, un marteau. Il les accroche à une planche et il écrit sur des cartons le nom de chaque objet. Victor comprend très vite qu’il faut accrocher chaque carton sous le bon objet. Le docteur est content. « C’est bien Victor ! Nous allons faire quelque chose de plus difficile ». Le docteur va mettre les objets dans une autre chambre. Puis, il montre à Victor un mot sur un carton, par exemple PEIGNE, et Victor doit aller chercher l’objet. D’abord, il a beaucoup de mal. Il ne sait pas vraiment lire. Il essaie seulement de se souvenir du dessin des lettres. Il oublie le nom de l’objet demandé. Alors, il revient et, en faisant des gestes, il demande au docteur de lui montrer encore une fois l’écriteau. Peu à peu, il réussit à se souvenir. Itard est fier de son élève : « Vous avez vu, Madame Guérin ? Victor a de plus en plus de mémoire ! » 

    Madame Guérin embrasse l’enfant : « C’est bien, mon petit. Tu as assez travaillé. Viens goûter ». Mais soudain, le docteur Itard regarde Victor d’un air soucieux. « Je me demande s’il a bien compris. Quand je lui montre le mot PEIGNE, il va chercher le peigne, mais a-t-il compris que le mot PEIGNE est le nom de l’objet ? A-t-il compris que les lettres forment des mots et que les mots ont un sens ? » Le lendemain, le docteur Itard fait une autre expérience. Il ferme à clé la chambre où il a mis les objets. Puis, il montre à Victor le carton LIVRE. Tout joyeux, Victor se précipite pour aller chercher le livre qu’il connaît. Quand, il voit la porte fermée, il est très malheureux. Le docteur fait semblant d’être étonné. Il va à la porte, il la secoue, il dit : « Mais qu’est-ce qu’elle a cette porte ? Elle est fermée ! Alors, il montre encore à Victor le carton LIVRE et lui fait signe de chercher dans la pièce autour de lui. Il y a des livres sur une table et sur les étagères. Mais Victor ne comprend pas. Il veut aller chercher le seul livre qui sert d’habitude à l’exercice. Il ne regarde même pas les autres livres. Le docteur Itard se sent découragé. Il se met à crier : « Je perds mon temps avec toi, pauvre petit idiot ! On aurait mieux fait de te laisser dans ta forêt ou de t’enfermer avec les fous pour le reste de ta misérable vie ! » Victor regarde le docteur. Il n’a sans doute pas compris les mots, mais il a compris le ton. Son menton se met à trembler et ses yeux se remplissent de larmes. La colère du docteur s’arrête aussitôt. Il serre le garçon dans ses bras. « Pardon, Victor ! C’est ma faute. C’est moi qui suis un imbécile. Je m’y suis mal pris. Tu ne pouvais pas comprendre ! »

    Quand Victor est consolé, le docteur prend plusieurs livres sur une étagère. Parmi ces livres, il y en a un qui ressemble tout à fait à celui qui sert d’habitude à l’exercice. D’un seul coup, le visage de Victor s’illumine. Il saisit le livre et le montre d’un air triomphant. A partir de ce jour, tout va mieux. Victor comprend que le mot LIVRE désigne tous les livres, et pas un seul. Victor ne sait toujours pas parler. Mais il a compris que les choses ont des noms et que les mots qu’on lit ou qu’on écrit veulent dire quelque chose. Les saisons passent. Victor a presque l’air d’un enfant comme les autres. Un matin d’hiver, il se réveille et court à la fenêtre. La neige est tombée pendant la nuit. Alors, pieds nus, en chemise, Victor se précipite dans le jardin. Il se roule dans la neige comme un petit chien joyeux et il en met plein sa bouche en riant aux éclats. 

    Marie-Hélène Delval, Victor, l’Enfant sauvage (1992)

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  • "Le vol des poissons"

    03580982_2.jpgTenez ! Le voilà ! Vagabondant le nez au vent, le ventre creux, pendant que sa renarde et ses petits bâillent de faim à la maison. Quel froid ! tout est gelé, couvert de neige : rien à chasser, rien à manger…

    Trottant, flairant, quêtant, il arrive au bord d’un chemin quand un roulement lui fait dresser l’oreille.

    Attention ! Qui vient là ? Le vent lui apporte, avec le bruit lointain d’une voiture, une exquise odeur de poisson. Aucun doute, c’est la charrette des poissonniers qui vont vendre leur chargement à la ville. Des poissons ! Des anguilles ! Renart en bave d’envie. Il jure d’en avoir sa part. Il se couche en travers du chemin, raidit ses pattes, ferme les yeux, retient son souffle, fait le mort. Les marchands arrivent.

    - Regarde ! Devant…là, en travers du chemin, on dirait un blaireau ! fait le grand.
    - Oh ! Ce serait pas plutôt un goupil crevé ? Allons voir ! dit le petit, en tirant sur les rênes.
    Ils sautent à terre, s’approchent, retournent Renart de droite et de gauche, le pincent et le soupèsent.
    - Il est crevé, dit le petit.
    - La belle fourrure, ça vaut de l’argent ! dit le grand.
    - Emportons-le !
    Les hommes jettent la bête sur leurs paniers et youp ! Hue ! se remettent en route, s’exclamant et riant de l’aubaine. Le cheval trotte, les roues grincent, les poissonniers chantent à tue-tête. Renart, lui, travaille des mâchoires sans perdre un instant. Hap ! Hap ! Il engloutit vingt harengs sans respirer. Hap ! hap ! Hap ! Il s’attaque aux lamproies, aux soles. Il avale, se régale et dévore tant qu’à la fin, il n’en peut plus. Pourtant, il plonge encore la tête dans un panier, et retire… trois colliers d’anguilles grasses, qu’il enfile et harnache solidement autour de son cou. Et tandis que la charrette cahote et brinquebale, Renart saute sur la route,
    prend le large et crie aux marchands :
    - Les anguilles sont à moi ! Gardez le reste, bonnes gens !
    Ah ! Quelle surprise ! Quelle colère ! Les deux hommes hurlent, jurent et se disputent. Renart s’en moque, il disparaît dans un taillis, le voilà loin. Bien malin qui trouverait le chemin de sa tanière. Il se glisse à travers bois et arrive chez lui tout harnaché d’anguilles. Pensez si Renarde et renardeaux lui font la fête ! Les petits lui lèchent les pattes, jappent et cabriolent. 

    Le Roman de Renart (XIIe-XIIIe s.)

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  • Germain : Jours de colère

    5aedcf1a36de8eb849286fc09ab715b0.jpgIls étaient hommes des forêts. Et les forêts les avaient faits à leur image. À leur puissance, leur solitude, leur dureté. Dureté puisée dans celle de leur sol commun, ce socle de granit d’un rose tendre vieux de millions de siècles, bruissant de sources, troué d’étangs, partout saillant d’entre les herbes, les fougères et les ronces. Un même chant les habitait, hommes et arbres. Un chant depuis toujours confronté au silence, à la roche. Un chant sans mélodie. Un chant brutal, heurté comme les saisons, - des étés écrasants de chaleur, de longs hivers pétrifiés sous la neige. Un chant fait de cris, de clameurs, de résonances et de stridences. Un chant qui scandait autant leurs joies que leurs colères.

    Car tout en eux prenait des accents de colère, même l’amour. Ils avaient été élevés davantage parmi les arbres que parmi les hommes, ils s’étaient nourris depuis l’enfance des fruits, des végétaux et des baies sauvages qui poussent dans les sous-bois et de la chair des bêtes qui gîtent dans les forêts ; ils connaissaient tous les chemins que dessinent au ciel les étoiles et tous les sentiers qui sinuent entre les arbres, les ronciers et les taillis et dans l’ombre desquels se glissent les renards, les chats sauvages et les chevreuils, et les venelles que frayent les sangliers. Des venelles tracées à ras de terre entre les herbes et les épines en parallèle à la Voie lactée, comme en miroir. Comme en écho aussi à la route qui conduisait les pèlerins de Vézelay vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils connaissaient tous les passages séculaires creusés par les bêtes, les hommes et les étoiles.

    La maison où ils étaient nés s’était montrée très vite bien trop étroite pour pouvoir les abriter tous, et trop pauvre surtout pour pouvoir les nourrir. Ils étaient les fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse.

    Sylvie Germain, Jours de colère (1989)

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  • Stéphanie Exbrayat : Colère assassine

    41pIrbhYSPL._SX195_.jpgDans son boulot, il en voyait des horreurs : les crimes, les violences, les suicides, les overdoses… Il avait les reins solides. Mais dès qu’il s’agissait de son fils, Rodolphe se trouvait en équilibre précaire. Son petit bonhomme, c’était sa raison de vivre. Lorsqu’il était né, un amour immense l’avait submergé, amour décuplé par la mort de Nathalie, qui avait exacerbé à l’extrême son besoin de le protéger. Hélas, ses muscles n’y suffisaient pas. Il fallait composer avec les institutions, les relations avec ses petits camarades, le regard des autres, le moule dans lequel Gabin devait absolument entrer. Face à tout cela, Rodolphe se sentait souvent seul et démuni.

    Stéphanie Exbrayat, Colère assassine (2019)

     

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  • Plutarque : Réprimer sa colère

    Quand on craint d'être assiégé, sans espoir d'aucun secours étranger, on rassemble avec soin toutes les provisions nécessaires. Il faut de même se pourvoir d'avance, contre la colère, des ressources que donne la philosophie. Ce n'est pas au moment d'en faire usage qu'il est facile d'y avoir recours. L'âme, étourdie par le tumulte qu'excité la passion, ne peut rien entendre de ce qui se passe au dehors, à moins que sa propre raison, comme un modérateur salutaire, n'écoute et ne reçoive les avis qu'on lui donne.

    Lors même qu'elle peut les entendre, elle méprise des représentations faites avec douceur, et s'irrite d'une généreuse liberté. La colère, naturellement fière, opiniâtre, et, telle qu'un tyran redoutable, inaccessible aux remontrances d'autrui, a besoin d'un contrepoids continuel qui la retienne. Un emportement habituel et des offenses fréquentes produisent un vice que nous appelons colère; et ce vice engendre l'impatience, l'aigreur et une humeur chagrine; et quand une fois l'esprit est ulcéré, les plus petites choses le blessent et l'irritent, semblable à un fer mou et flexible, qui cède à la plus légère pression. Mais quand la réflexion arrête sur-le-champ le mouvement de la colère et en réprime les saillies, elle remédie au mal présent, le prévient pour l'avenir, et fortifie l'âme contre les atteintes de la passion. Pour moi, après avoir résisté deux ou trois fois à la colère, j'ai été comme les Thébains, qui, vainqueurs une fois des Spartiates, qu'ils avaient cru jusqu'alors invincibles, n'eurent plus le dessous dans aucun combat. J'ai senti que la raison pouvait vaincre la colère. J'ai vu, comme le dit Aristote, cette passion s'éteindre par l'eau froide : la crainte et une joie subite ont produit le même effet, selon le témoignage d'Homère.

    Je crois donc que cette maladie de l'âme n'est pas incurable, et qu'on peut en guérir quand on le veut sincèrement. Ses commencements sont souvent faibles. C'est un bon mot, une plaisanterie, un signe de tête, un sourire et bien d'autres choses de cette espèce qui la provoquent.

    Plutarque, Sur les moyens de réprimer sa Colère (Ier s. ap. JC)

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  • Schopenhauer : La colère est une faiblesse

    Stratagème XXVII
    La colère est une faiblesse

    Si l’adversaire se met particulièrement en colère lorsqu’on utilise un certain argument, il faut l’utiliser avec d’autant plus de zèle : non seulement parce qu’il est bon de le mettre en colère, mais parce qu’on peut présumer avoir mis le doigt sur le point faible de son argumentation et qu’il est d’autant plus exposé que maintenant qu’il s’est trahi.

    Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison (v. 1830)

    Photo : Pexels - Jan Kopřiva

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  • Rimbaud : Nuit de l'enfer

    J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. — Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! — Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !

    J’avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes ! C’était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?

    Les nobles ambitions !

    Et c’est encore la vie ! — Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! L’enfer ne peut attaquer les païens. — C’est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.

    Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer (1873)

    Photo : Pexels - Evelyn Chong

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  • Homère : "Chante, déesse, la colère d’Achille"

    9782070339846_1_75.jpgChante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d’abord divisa le fils d’Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.

    Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? Le fils de Létô et de Zeus. C’est lui qui, courroucé contre le roi, fit par toute l’armée grandir un mal cruel, dont les hommes allaient mourant; cela, parce que le fils d’Atrée avait fait affront à Chrysès, son prêtre. Chrysès était venu aux fines nefs des Achéens, pour racheter sa fille, porteur d’une immense rançon et tenant en main, sur son bâton d’or, les bandelettes de l’archer Apollon ; et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les deux fils d’Atrée, bons rangeurs de guerriers :

    "Atrides, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières, puissent les dieux, habitants de l’Olympe, vous donner de détruire la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans vos foyers ! Mais, à moi, puissiez-vous aussi rendre ma fille ! et, pour ce, agréez la rançon que voici, par égard pour le fils de Zeus, pour l’archer Apollon."

    Lors tous les Achéens en rumeur d’acquiescer: qu’on ait respect du prêtre ! que l’on agrée la splendide rançon ! Mais cela n’est point du goût d’Agamemnon, le fils d’Atrée. Brutalement il congédie Chrysès, avec rudesse il ordonne :

    "Prends garde, vieux, que je ne te rencontre encore près des nefs creuses, soit à y traîner aujourd’hui, ou à y revenir demain. Ton bâton, la parure même du dieu pourraient alors ne te servir de rien. Celle que tu veux, je ne la rendrai pas. La vieillesse l’atteindra auparavant dans mon palais, en Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant le métier et, quand je l’y appelle, accourant à mon lit. Va, et plus ne m’irrite, si tu veux partir sans dommage."

    Homère, Iliade (env. VIIIe s. av. JC)

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  • Marie Robert : Une année de philosophie

    Une-annee-de-philosophie.jpgLa philosophie peut-elle être à la fois cool, sexy et feel-good ? La réponse – positive – pourrait bien venir du recueil de chroniques de Marie Robert, Une Année de Philosophie, paru chez Flammarion il y a deux ans et republié en poche cette année, chez J’ai lu.  

    Le lecteur aura deux choix. Soit picorer chaque jour de l’année ce livre découpé en quatre saisons (printemps, été, automne, hiver), soit le déguster in-extenso comme le bloggeur l’a fait pour écrire cette chronique.

    Le point de départ d’Une Année de Philosophie est la publication quotidienne de textes sur les réseaux sociaux, à commencer par facebook puis Instagram. Un vrai succès pour ces chroniques qui parlent de grands sujets philosophiques – le bonheur, le temps, le corps, autrui – comme de petites choses quotidiennes – une carte postale, une paire de lunettes, une invitation ou un vieil album-photos. Ces pensées pour soi-même ont été le point de départ d’autres projets – podcasts, site Internet et livres à succès – dont celui-ci.

    La philosophie est un univers à la fois vaste, protéiforme et vite intimidant. Or, intimidante, Marie Robert ne l’est pas. Elle apparaît comme une amie proche et on aime à la fois ses doutes – qui est la base de la philosophie depuis Socrate –, les failles, les interrogations et les petits défauts.  

    Chaque chronique commence de la même manière : "Ceci est…" Suivi d’un sujet qu’elle va développer en quelques lignes ("Une lettre d’amour", "Un réconfort", Ses textes sont autant d’anecdotes quotidiennes chez elle au travail devant ses élèves et le lecteur y retrouvera ses propres interrogations. Comment retrouver la sérénité ? Peut-on aimer comme au premier jour ? Comment prendre une décision ? Comment fixer son attention ?

    Le lecteur trouvera forcément des sujets qui vont le remuer. Cela peut être la crise d’adolescence pour des parents perdus, un texte destiné "à tous ceux qui ce matin se réveillent épuisés", à ces moments de honte que chacun a pu ressentir dans une situation embarrassante, à "l’art du sabordage" ou tout simplement nos routines quotidiennes.

    Un livre de feel-good comme il en existe des milliers ? Non, l’ouvrage de Marie Robert est un vrai livre de philosophie, dans la mesure où il n’offre pas de conseils ou de recettes clé en main pour parvenir à un bonheur souvent illusoire. Il est par contre une compilation de chroniques précises, sensibles, intelligentes, déroulées consciencieusement et posant avant tout des questions. Or, le questionnement n’est-il pas la base de la philosophie ?  

    Marie Robert, Une année de philosophie, éd. J’ai Lu, 2024, 288 p.  
    https://www.philosophyissexy.fr
    https://www.facebook.com/p/Marie-Robert-100063477343535/?locale=fr_FR
    https://www.instagram.com/philosophyissexy/?hl=fr

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  • Aquin : "Peut-il être permis de se mettre en colère ?"

    Article 1 : Peut-il être permis de se mettre en colère ?

    Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis de se mettre en colère. Car saint Jérôme, expliquant ce passage de l’Evangile (Matth., 5, 22) : Quiconque se met en colère contre son frère, dit que dans quelques exemplaires on ajoute sine causâ. Mais qu’au reste, d’après les manuscrits les plus certains, cette maxime est absolue et que la colère est absolument condamnable. Il n’est donc permis d’aucune manière de se fâcher.

    Réponse à l’objection N°1 : Les stoïciens faisaient de la colère et de toutes les autres passions des affections qui existent en dehors de l’ordre de la raison. Ils supposaient d’après cela que la colère et toutes les autres passions sont mauvaises, comme nous l’avons dit en traitant des passions (1a 2æ, quest. 24, art. 2). C’est ainsi que saint Jérôme entend la colère, car il parle de cette colère par laquelle on se fâche contre le prochain, dans l’intention de lui faire du mal. Mais d’après les péripatéticiens, dont saint Augustin préfère le sentiment (De civ. Dei, liv. 9, chap. 9), la colère et les autres passions de l’âme sont les mouvements de l’appétit sensitif, que la raison règle ou qu’elle ne règle pas. En ce sens la colère n’est pas toujours mauvaise (Comme tontes les passions, elle est mauvaise quand elle est contraire à la raison et elle est bonne quand elle lui est conforme.).

    Objection N°2. D’après saint Denis (De div. nom., chap. 4), le mal de l’âme, c’est d’être sans raison. Or, la colère existe toujours ainsi : car Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 6) que la colère n’écoute pas parfaitement la raison. Saint Grégoire observe (Mor., liv. 5, chap. 30) que quand la colère ébranle la tranquillité de l’âme, elle la trouble après l’avoir en quelque sorte divisée et déchirée ; et Cassien dit (De instit., liv. 8, chap. 6), que tout mouvement d’effervescence produit par la colère aveugle le cœur. La colère est donc toujours une chose mauvaise.

    Réponse à l’objection N°2 : La colère peut se rapporter à la raison de deux manières : 1° antécédemment ; dans ce cas, elle empêche la raison d’être droite, et par conséquent elle est mauvaise ; 2° conséquemment ; selon que l’appétit sensitif s’élève contre les vices conformément à l’ordre de la raison. Cette colère est bonne, c’est celle que le zèle désigne. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 5, chap. 30) : Il faut bien prendre garde que la colère que l’on emploie comme un instrument de vertu, ne l’emporte sur l’âme au point de la dominer d’une manière souveraine, mais il faut qu’elle ne s’écarte jamais de la raison, et qu’elle la suive comme une esclave toujours prête à lui obéir. Cette colère ne détruit pas la droiture de la raison, quoique dans l’exécution de ses actes elle soit un obstacle à la liberté de ses jugements. C’est pourquoi le même docteur ajoute : que la colère excitée par le zèle trouble l’œil de la raison, tandis que celle qui est provoquée par le vice l’aveugle. Mais il n’est pas contraire à l’essence de la vertu que la délibération de la raison soit interrompue dans l’exécution de ce qui a été statué par elle : parce que l’art serait aussi empêché dans son acte, si, quand il doit agir, il délibérait sur ce qui est à faire.

    Objection N°3. La colère est le désir de la vengeance, comme le dit la glose (ord. Aug., lib. de Quæst. in Levit., quest. 70) sur ces paroles du Lévitique (chap. 19) : Vous ne haïrez pas votre frère dans votre cœur. Or, le désir de la vengeance ne parait pas être une chose permise, mais on doit la réserver à Dieu, d’après ces paroles de la loi (Deut., 32, 35) : La vengeance m’appartient. Il semble donc que la colère soit toujours un mal.

    Réponse à l’objection N°3 : Il est défendu de désirer la vengeance uniquement pour faire du mal à celui qui doit être puni ; mais c’est une bonne chose que de désirer la vengeance pour corriger les vices et conserver le bien de la justice. L’appétit sensitif peut tendre à cette vengeance, selon qu’il est mû par la raison. Et quand elle s’exerce selon l’ordre de la justice, elle est produite par Dieu, dont le pouvoir qui punit est le ministre, selon la pensée de saint Paul (Rom., chap. 13).

    Objection N°4. Tout ce qui nous éloigne de la ressemblance divine est un mal. Or, la colère nous en éloigne toujours ; parce que Dieu juge avec tranquillité, comme on le voit (Sag., chap. 12). On a donc toujours tort de se fâcher.

    Réponse à l’objection N°4 : Nous pouvons et nous devons ressembler à Dieu pour le désir du bien. Mais quant à la manière de le désirer, nous ne pouvons pas absolument lui ressembler, parce qu’il n’y a pas en Dieu, comme en nous, un appétit sensitif dont le mouvement doit obéir à la raison. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 5, loc. cit.) que la raison s’élève d’autant plus fortement contre les vices qu’elle est plus parfaitement secondée par la colère qui lui est soumise.

    Mais c’est le contraire. Saint Chrysostome dit (Sup. Matth., hom. 11 in op. imperf.) : Celui qui se fâche sans motif sera condamné ; mais celui qui a un motif ne le sera pas : car si l’on ne se fâche pas, les avis ne profitent point, les jugements ne sont pas exécutés et on n’empêche pas les crimes (Cette colère n’est que l’émotion qu’on éprouve quand on voit qu’il s’agit de l’intérêt de Dieu et de la justice. C’est ce qui fait dire au Roi prophète : Irritez-vous, mais ne péchez point (Ps. 4, 5).). On n’a donc pas toujours tort de se fâcher.

    S.Thomas d ’Aquin, Somme Théologique (1266-1273)

    Photo : Pexels - Vera Arsic

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  • Nerval : La rage au cœur

    Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au coeur
    Et sur un col flexible une tête indomptée ;
    C’est que je suis issu de la race d’Antée,
    Je retourne les dards contre le dieu vainqueur. Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur,
    Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée,
    Sous la pâleur d’Abel, hélas ! ensanglantée,
    J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur ! Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie,
    Qui, du fond des enfers, criait : » Ô tyrannie ! »
    C’est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon
    Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
    Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
    Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.

    Gérard de Nerval, Les Chimères (1854)

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  • Joachim Du Bellay : "Je me ferai savant en la philosophie"

    9782253161073-001-T.jpegJe me ferai savant en la philosophie,
    En la mathématique et médecine aussi :
    Je me ferai légiste, et d'un plus haut souci
    Apprendrai les secrets de la théologie :

    Du luth et du pinceau j'ébatterai ma vie,
    De l'escrime et du bal. Je discourais ainsi,
    Et me vantais en moi d'apprendre tout ceci,
    Quand je changeai la France au séjour d'Italie.

    O beaux discours humains ! Je suis venu si loin,
    Pour m'enrichir d'ennui, de vieillesse et de soin,
    Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.

    Ainsi le marinier souvent pour tout trésor
    Rapporte des harengs en lieu de lingots d'or,
    Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage.

    Joachim Du Bellay, Les Regrets (1558)

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  • Tanty : Colère dans les tranchées

    220px-French_87th_Regiment_Cote_34_Verdun_1916.jpgCar n’est-ce pas, j’ai le cafard, vous vous en doutez, et je désespère de le chasser. Il y a de quoi, et ce n’est pas aujourd’hui qu’)il passera ; la perspective de retourner ce soir dans le vieux secteur du bois carré, et de reprendre la vie souterraine, nocturne et marécageuse n’étant pas pour le dissiper.

    Voilà six mois bientôt que ça dure, six mois, une demi-année qu’on traîne entre vie et mort, jour et nuit, cette misérable existence qui n’a plus rien d’humain ; six mois, et il n’y a encore rien de fait, aucun espoir ; six mois qu’on a quitté le fort, et l’on est un peu moins avancé qu’au lendemain du Châtelet. Tout est à recommencer. Tout cela n’a été qu’un prélude, nous n’en sommes donc encore qu’au prologue de la tragédie dont le premier acte commencera au printemps. Alors, les canons seront prêts et dans l’arène lamentable des tranchées, la boucherie néronienne reprendra plus sanglante que jamais, et pareils aux esclaves antiques, on ne nous tirera de nos cachots que pour nous jeter en pâture aux monstres d’acier. Et ce sera au retour du printemps, au renouveau de la terre. Et pourquoi tout ce massacre ? Est-ce la peine de faire attendre la mort si longtemps à tant de milliers de malheureux, après les avoir privés de la vie pendant des mois.

    Lettre d'Étienne Tanty, poilu de la Grande Guerre (28 janvier 1915)

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  • Marquet : Colère

    Colere.jpgToute notre culture est basée sur la peur. Toutes nos énergies sont consacrées à refuser la mort. Et nous ne voyons pas qu'à refuser la mort c'est à la vie que nous disons non. Car la mort et la vie ne sont qu'une seule et même réalité. Cela, les Indiens le savent...

    Nous, les Blancs, qui dominons le monde, avons trop peur de sentir la vie parcourir notre chair, trop peur de savourer notre appartenance à la Terre, parce que c'est aussi garder mémoire qu'il faudra retourner, un jour, à la terre.
    L'Indien sait, d'un savoir cellulaire, qu'il n'est pas distinct de la Terre dont il provient et dont il est fait. Avec mes frères, j'ai appris à marcher pieds nus sur la terre brûlante, comme eux je me suis étendu sur la Terre à me laisser bercer par la pulsation profonde de sa vie.

    Aimer la vie, me disait Lololma, c'est se souvenir que l'on n'est rien. L'homme blanc préfère se faire croire qu'il est tout. Il est rempli de haine pour la Terre dont il est fait. Il veut la posséder. Il met la Terre en demeure de produire, toujours davantage. Il ne veut aucune limite à sa puissance. Il détruit ce qui lui échappe, il se rend sourd et aveugle à ce qu'il ne peut détruire.
    Il ne connaît plus rien du Grand Mystère.

    Denis Marquet, Colère (2003)

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  • Victor Hugo : Je n’ai point de colère et cela vous étonne

    Je n’ai point de colère et cela vous étonne.
    Votre tonnerre tousse et vous croyez qu’il tonne ;
    Grondants, vous essoufflez sur moi votre aquilon :
    Votre petit éclair me pique le talon ;
    Je n’ai pas l’air de voir la peine qu’il se donne ;
    Vous sentez quelque chose en moi qui vous pardonne,
    Cela vous froisse. Au fait, on est trop châtié
    De vouloir faire mal et de faire pitié.
    Quoi ! s’unir contre un homme, en tenter l’escalade,
    Et n’avoir même pas l’honneur d’une ruade !
    Ne pas recevoir même un soufflet ! c’est blessant.
    Le proscrit parfois tombe et jamais ne descend ;
    Il laisse autour de lui grincer la haine infâme ;
    Ce n’est pas pour cela qu’il dérange son âme,
    Donc soyez furieux. Serai-je irrité ? Non.
    Je doute que j’en vienne à savoir votre nom.
    Les vieux bannis pensifs sont une race inculte ;
    Avant de nous fâcher parce qu’on nous insulte,
    C’est notre usage à nous qui sommes exigeants
    De regarder un peu la stature des gens.

    Victor Hugo, L’Année terrible (1872)

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  • Aristote : Colères et passions

    Il n’est pas aisé de déterminer comment, à l’égard de qui, pour quels motifs et pendant combien de temps on doit être en colère, et à quel point précis, en agissant ainsi, on cesse d’avoir raison et on commence à avoir tort. En effet, une légère transgression de la limite permise n’est pas pour autant blâmée, qu’elle se produise du côté du plus ou du côté du moins : ainsi parfois nous louons ceux qui pèchent par insuffisance et les qualifions de doux, et, d’autre part, nous louons les caractères difficiles, pour leur virilité qui, dans notre pensée, les rend aptes au commandement. Dès lors il n’est pas aisé de définir dans l’abstrait de combien et de quelle façon il faut franchir la juste limite pour encourir le blâme : cela rentre dans le domaine de l’individuel, et la discrimination est du ressort de la sensation. Mais ce qui du moins est clair, c’est l’appréciation favorable que mérite la disposition moyenne, selon laquelle nous nous mettons en colère avec les personnes qu’il faut, pour des choses qui en valent la peine, de la façon qui convient, et ainsi de suite, et que, d’autre part, l’excès et le défaut sont également blâmables, blâme léger pour un faible écart, plus accentué si l’écart est plus grand, et d’une grande sévérité enfin quand l’écart est considérable.

    Aristote, Rhétorique (IVe s. av JC)

    Photo : Pexels - Anna Tarazévitch

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  • Sénèque : Qu'est-ce que la colère ?

    sénèque"Souvent, dira-t-on, l'homme s'irrite non contre des gens qui lui ont fait tort, mais qui doivent lui en faire, preuve que la colère ne vient pas uniquement de l'offense." Oui, sans doute, le pressentiment du mal irrite ; mais c'est que l'intention est déjà une injure, et que la méditer, c'est l'avoir commise.

    On dit encore : "La colère n'est point un désir de vengeance, puisque fréquemment les plus faibles la ressentent contre les plus forts ; peuvent-ils prétendre à des représailles qu'ils n'espèrent même pas ?" Mais d'abord par colère, nous entendons le désir, et non la faculté de se venger ; or, on désire même ce qu'on ne peut. Est-il en outre si humble mortel qui n'espère, avec quelque raison, tirer satisfaction de l'homme le plus puissant ? On est toujours assez puissant pour nuire.

    La définition d'Aristote n'est pas bien éloignée de la nôtre ; car il dit que la colère est le désir de rendre mal pour mal. Il serait trop long de faire ressortir en détail en quoi cette définition diffère de la nôtre. On objecte à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées, sans idée de punir ou de causer aucune peine ; car le mal qu'elles font, elles ne le méditent pas.

    Il faut répondre que l'animal, que tout, excepté l'homme, est étranger à la colère ; car, quoique ennemie de la raison, elle ne naît pourtant que chez des êtres capables de raison. Les bêtes ont de l'impétuosité, de la rage, de la férocité, de la fougue ; mais elles ne connaissent pas plus la colère que la luxure, bien que pour certains plaisirs elles aient moins de retenue que l'homme.

    Ne croyez pas le poète qui dit  : "Le sanglier a perdu sa colère ; le cerf ne se fie plus à sa course légère ; et, dans leurs brusques assauts, les ours ne songent plus à s'élancer sur les troupeaux de boeufs." Il appelle colère l'élan, la violence du choc : or, la brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner ; les animaux muets sont étrangers aux passions de l'homme ; ils n'ont que des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu'il y ait chez eux de l'amour, il y aura de la haine ; l'amitié supposera l'inimitié, et les dissensions, la concorde : toutes choses dont ils offrent bien quelques traces, mais le bien et le mal appartiennent en propre au coeur humain.

    À l'homme seul furent donnés la prévoyance, le discernement, la pensée ; nos vertus et nos vices même sont interdits aux animaux, dont l'intérieur, non moins que les dehors, diffèrent absolument de nous. Ils ont, c'est vrai, cette faculté souveraine, autrement dite principe moteur, comme ils ont une voix, mais inarticulée, embarrassée, incapable de former des mots ; comme ils ont une langue, mais enchaînée et inhabile aux inflexions variées de la nôtre ; de même ce principe moteur est chez eux à peine éclairé, à peine ébauché. Il perçoit la vue et l'apparence de ce qui excite leurs mouvements, mais cette vue est trouble et confuse.

    De là la violence de leurs transports, de leur attaques ; mais rien qui soit appréhension, souci, tristesse ni colère : ils n'en ont que les semblants. Aussi leur ardeur tombe bien vite et passe à l'état opposé : après le plus furieux carnage, comme après la plus vive frayeur, ils paissent tranquillement, et aux frémissements, aux agitations de la rage succèdent à l'instant le repos et le sommeil.

    Sénèque, De la colère, I (Ier s. ap. JC)

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  • Kant : La colère

    Ce que l'émotion de la colère ne fait pas dans le moment de l'exaspération, elle ne le fait pas du tout ; de plus, elle s'oublie aisément. Mais la passion de la haine prend son temps pour s'enraciner profondément et pour penser à son ennemi...

    Celui qui va en colère vous trouver dans votre chambre pour vous dire des gros mots dans son emportement, engagez-le poliment à s'asseoir ; si cela réussit, ses injures seront déjà moins violentes, parce que la commodité d'être assis est une absence de tension musculaire qui va mal avec des gestes menaçants et les cris de l'homme dressé. La passion, au contraire, se donne du temps, si violente qu'elle puisse être, pour atteindre sa fin ; elle est réfléchie. L'émotion agit comme une eau qui rompt sa digue ; la passion comme un torrent qui se creuse un lit de plus en plus profond [...]. Où il y a beaucoup d'émotion, il y a généralement peu de passion. On voit facilement que les passions, justement parce qu'elles peuvent se concilier avec la réflexion la plus tranquille, portent une grande atteinte à la liberté, et que, si l'émotion est une ivresse, la passion est une maladie qui résiste à tous les moyens thérapeutiques...

    L'émotion ne porte qu'une atteinte momentanée à la liberté et à l'empire sur soi. La passion en est l'abandon et trouve son contentement dans le sentiment de la servitude.

    Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790)

    Photo : Pexels - Andrea Piacquadio

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  • Steinbeck : Les raisons de la colère

    71bVsHIyvuL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgAlors des hommes armés de lances d'arrosage aspergent de pétrole les tas d'oranges, et ces hommes sont furieux d'avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d'affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.

    Et l'odeur de pourriture envahit la contrée.

    On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol.

    Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement.

    Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu'elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d'arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu'il faut la pousser à pourrir.

    Les gens s'en viennent armés d'épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s'amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu'on saigne dans un fossé et qu'on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d'oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

    John Steinbeck, Les Raisins de la Colère (1939)

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  • Zola : La colère d'une femme trompée

    image_0931533_20210316_ob_87903c_a33982.jpgUne révolte invincible, la colère d’une épouse souffletée chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l’autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l’exaltation de l’irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d’ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.

    Emile Zola, L'Œuvre (1886)

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  • Sartre : La mauvaise foi

    Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main.

    Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse.

    Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.

    Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).

    Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition...

    Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l’être-en-soi. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n’est qu’une des structures. De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis. 

    Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant (1976)

    Photo : Pexels - EZELL

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  • Augustin : Sur le mensonge, de nouveau

    9782290215807.jpgAprès avoir condamné sans hésiter ces espèces de mensonge, nous passons à un autre qui semble comme un progrès vers le bien c'est celui qu'on attribue généralement à un sentiment de bienveillance et de bonté, quand celui qui ment, non-seulement ne nuit à personne, mais rend même service à quelqu'un. Ici toute la question se réduit à savoir si c'est se faire tort à soi-même que de rendre service à quelqu'un aux dépens de la vérité. Quand même le nom de vérité ne conviendrait qu'à celle qui éclaire les intelligences de sa lumière intérieure et immuable, cependant le menteur dont nous parlons agit du moins à l'encontre d'une certaine vérité : car bien que les sens corporels soient sujets à la déception, c'est aller contre la vérité que de dire qu'une chose est telle ou n'est pas telle, quand ni l'intelligence, ni les sens, ni l'imagination, ni la foi ne le lui disent. Celui qui rend de cette façon service à un autre, ne se nuit-il point à lui-même, ou le service qu'il rend compense-t-il le tort qu'il se fait ? c'est là une grave question. S'il en est ainsi il faudra dire qu'il doit se rendre service à soi-même, en disant un mensonge qui ne nuit à personne. Mais ces propositions s'enchaînent mutuellement et les concessions mènent à des conséquences qui jettent dans un grand trouble. En effet si on demande quel tort éprouverait un homme excessivement riche de la perte d'un boisseau de blé pris parmi des milliers et des milliers d'autres, quand ce boisseau peut sauver la vie à celui qui le vole : on arrivera à dire qu'on peut voler sans se rendre coupable et rendre un faux témoignage sans pécher. Or quelle erreur plus criminelle que celle-là ? Mais si un autre avait volé ce boisseau, que vous en eussiez été témoin et qu'on vous questionnât là-dessus, ne vous serait-il pas permis de mentir? Quoi ! vous le pourriez pour un autre, et non pour vous qui êtes pauvre? Êtes-vous obligé d'aimer votre prochain plus que vous-même ? Donc dans les deux cas le mensonge est coupable et il faut l'éviter.
      Peut-être fera-t-on ici une exception : les mensonges, utiles à quelqu'un sans nuire à personne, seraient permis, mais non ceux que l'on dirait pour cacher ou justifier un crime ; par exemple un mensonge qui, sans nuire à personne, serait utile à un pauvre, mais dissimulerait un vol, serait coupable ; mais si sans nuire à personne, il rendait service à un pauvre, et ne cachait ni ne justifiait aucun vol, il ne le serait plus. Ainsi, quelqu'un cachera son argent devant toi, dans la crainte qu'on ne le lui vole ou ne le lui enlève par force ; on te questionne là-dessus et tu mens, évidemment tu ne fais tort à personne, tu rends service au propriétaire à qui le secret était nécessaire, et tu n'as dissimulé aucun péché par, ton mensonge : car il n'y a pas de péché à cacher son bien, quand on craint de le perdre. Mais si l'on ne pèche pas en mentant, quand on ne couvre aucune faute, qu'on ne fait tort à personne et qu'on rend service à quelqu'un, que ferons-nous du péché même de mensonge ? Car dans l'endroit où l'on nous dit : "Tu ne voleras pas", on nous dit aussi : "Tu ne rendras pas de faux témoignage". Comme la défense s'applique à l'un et à l'autre séparément, pourquoi le faux témoignage est-il coupable quand il couvre le vol ou tout autre péché, et ne l'est-il plus dès qu'il cesse de prêter un voile officieux au mal, alors que le vol et tous les autres péchés sont coupables par eux-mêmes ? serait-il donc défendu de cacher le péché et permis de le commettre ?
      Mais si cela est absurde, que dire ? n'y aura-t-il faux témoignage que quand on ment pour calomnier quelqu'un , ou pour dissimuler sa fauté, ou pour l'opprimer devant les tribunaux ? Car il semble que le juge a besoin de témoin pour connaître une cause. Mais si l'Écriture n'entendait qu'en ces sens le mot de témoin, l'Apôtre n'eût pas dit : "Nous nous trouvons même être de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous rendons ce témoignage contre Dieu, qu'il a ressuscité le Christ, que pourtant il n'a pas ressuscité". Par là il fait voir que le mensonge est un faux témoignage, même quand on le dit pour louer faussement quelqu'un..

    Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)

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