Compte-rendu du débat "Va-t-on trop vite?" (15/10/2018)

Cette séance du 21 septembre, qui porte sur la question "Va-t-on trop vite ?" tombe, c’est une coïncidence, alors que, durant la semaine, nous avons appris le décès du philosophe Paul Virilio, qui a théorisé sur la vitesse dans nos sociétés post-modernes.

Dans le titre du débat proposé, "Va-t-on trop vite ?", il y a ce "on"impersonnel, qui nomme le groupe mais qui ne nous concerne pas plus que cette autre phrase : "De quelle vitesse parlons-nous ?" C’est le "on" heideggerien qui est en même temps un "on" que l’on emploie fréquemment dans le langage courant. Qui est ce "on" ? Est-ce que "nous" allons trop vite ou bien est-ce une contrainte extérieure. Le "on" est également inclusif, réagit un animateur. Nous faisons partie d’un être collectif. C’est un "on" qui nous rend solidaire et responsable d’une vitesse que l’on va subir mais aussi engendré.

Cette vitesse, étymologiquement, semblerait être sans surprise : la vitesse fait référence à ce qui va "vite" ("rapidement", "sans sommation"). Mais la vitesse est également "l’habileté"("Vistece," un terme du XIIe s.).
S’agissant de cette vitesse souvent pointée du doigt, de quoi parle-t-on ? Si l’on parle de la science, la science avance sans doute à son rythme ; cependant, s’agissant de la société, il y a sans doute un mouvement frénétique qui coûte énormément à la planète. Prendre le temps n’est-ce pas mieux ? Cependant, la vitesse et le mouvement fait intrinsèquement partie de notre monde et de la nature, comme le disait Aristote ("La nature doit donc être considérée comme un principe et une cause de mouvement et de repos, pour l'être où ce principe est primitivement et en soi, et non pas par simple accident."). Finalement, la vraie question est notre appréhension au temps et de la manière dont nous agissons. Est-ce que nous ne faisons pas les choses trop rapidement et de manière "superflue" ? Et y sommes-nous pour quelque chose ? Comme le disait Montaigne, "le monde est une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du branle public et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant."

Sommes-nous en train de nous éloigner du rythme de la nature pour suivre un rythme artificiel qui est imposé par les sociétés de consommation. Nous avons besoin d’un emploi du temps, comme si nous devions régir jusqu’à nos divertissements et nos moments de loisir. Avoir du temps à soi serait devenu problématique. La vitesse nous submergerait d’une manière "trop" importante. Dans Le Capital de Karl Marx, précise un animateur, le capitalisme prend sa plus-value non sur les machines mais sur la longueur de travail du salarié. Dans un autre ordre d’idée, le rabaissement de la vitesse maximum sur les routes à 80 kilomètres-heure a été mal vu car il a été considéré comme une contraintes nous imposant plus de temps en voiture et nous contraignant à partir plus tôt et à revenir plus tard le soir.

Durant le débat, il est abordé la notion du temps. Qu’est-ce que le temps ? Comment l’appréhendons-nous ? Est-ce que ce temps ne nous éloigne pas et ne nous enlève-t-il pas une part d’humanité ? Historiquement, dit une personne du public, "on" nous a vendu grâce au progrès de la technologie. Le téléphone portable a été créé certes, mais si personne n’en a cela n’a pas de sens. Il y a donc cette notion de collectivité, pour ne pas dire d’instincts grégaires. Nous avons dû changer de rythme parce que nous sommes des animaux sociaux. Chacun se met au diapason des autres, même si cela ne nous paraît pas naturel. Quand on parle de vitesse, on parle de techniques et d’appareils, mais qu’est-ce que cela dit de nous ?

5e8c3edbe54f6205bcff2d224df9e88d.jpgPour une personne du public, nous sommes certainement entraînés dans un courant social, à l’instar de l’instinct mimétique chez les animaux. La grande majorité des gens se fondent dans la masse et n’aiment pas se différencier des autres : quelque part, "on ne veut pas louper quelque chose."

Outre le danger que les technologies font peser sur la planète (gaspillages de métaux rares, de CO² ou d’énergie), il y aurait un autre danger : avec la vitesse croissante que théorise Paul Virilio, nous pourrions être dépassés par l’intelligence artificielle. La notion de progrès, qui avait été débattue lors d’un précédent café philo, est débattue au cours de la séance.

Par contre, des notions et des valeurs humaines comme le "pour rien" (le don, par exemple) sont tombés en désuétude au profit d’une course aux technologies pour aller plus vite. Dans ce sens, on irait trop vite, au nom de l’efficacité. Un participant précise que ce que les technologies ont permis de faire ce n’est pas de libérer du temps mais de libérer de la peine – mais au prix du temps. Le temps libéré grâce aux machines, nous nous en sommes a priori servis pour nous payer ces techniques sensées nous libérer...

Pour une intervenante, la société nous a libérés du temps de travail, qui est par contre utilisé dans d’autres activités. C’est le temps que je passe devant un smartphone ou devant la télévision. C’est un temps utilisé différemment, "pour faire comme les autres" : nous nous imposons nous-mêmes des contraintes. Lorsque je dis "je n’ai pas le temps", je devrais me demander : "Qu’est-ce que je fais de mon temps ?" et "Pourquoi je n’ai pas le temps ?"

Nous ne sommes pas obligés d’utiliser les technologies qui se généralisent de plus en plus, mais ces technologies s’imposent ou me sont imposées, dans le milieu du travail comme dans le divertissement. Le travail est tellement accaparant que l’on peut l’amener chez soi. Avec la notion d’occupation du temps, il y a cette autre question de savoir comme se détacher de ce qui est accaparant et aliénant.

Au sujet de cette accélération du temps, il est impossible de ne pas citer Hartmut Rosa, qui écrit ceci : "L’augmentation de la productivité permet de marquer des points dans la compétition – tout au moins jusqu’à ce que la concurrence en fasse autant, en réduisant le temps de travail socialement nécessaire à la nouvelle norme, ce qui déclenche une spirale de l’accélération potentiellement illimitée."Il verbalise la place consciente des nouvelles technologies qui nous obligent à être perpétuellement dans la vitesse, à nous informer plus temps, à être dans l’instant présent et à être aussi dans l’affect. Ce qu’a également dit Paul Virilio. Est-ce que c’est le monde qui na va pas trop vite, le "on", ou sommes-nous inclus ? ("Nous sommes entraînés à juger en fonction de la vitesse de nos machines. La raison consiste à poser ces deux questions : Est-ce un mal que la remise des décisions et actions à la vitesse de l'homme?", Jacques Ellul)

Kiis-me-UNE.jpgPourquoi et comment utiliser son temps dans notre manière de vivre ? Finalement, la vraie question est comment donner du sens au temps que l’on se donne ? "C’est à tort que les hommes se plaignent de la fuite du temps, en l’accusant d’être trop rapide, sans voir qu’il s’écoule à la bonne vitesse" disait Léonard de Vinci.

Pourquoi va-t-on trop vite ? En quoi, dans nos vies, a-t-on l’impression d’aller trop vite ? Nous irions trop vite. Un adage dit "le temps c‘est de l’argent" et nous serions très certainement dans cette idée qu’agir vite nous donne du pouvoir. Une idée exprimée autrement par le chef d’entreprise John Chambers : "Dans le monde d’aujourd’hui, ce n’est pas le gros qui mange le petit, c’est le rapide qui mange le lent." Finalement, nous n’irions pas trop vite car si nous irions lentement, là nous nous ferions "mangés." Une personne du public est extrêmement critique sur cette citation de John Chambers, qui est d’abord celle d’un "prédateur !

Cette vitesse n’est-elle pas liée à nos préoccupations ? Est-ce que cela ne nous divise pas et ne nous éloigne pas. Même dans la petite enfance à l’école, nous n’avons pas la possibilité de pouvoir suivre autrement. Il faut suivre le rythme des autres enfants. Le système scolaire n’admet généralement pas la lenteur, et les enfants travaillant à un autre rythme. Mais l’école a du mal également à accepter les élèves qui, au contraire, vont trop vite – les surdoués. Peut-être, réagit une personne du public, serions-nous dans le règne de la "moyennocratie", qui est un "choix social" ajoute un autre intervenant.

Aujourd’hui, la course à l’individualisme contraint à une "ubérisation" des gens : c’est chacun pour soi, et du coup le temps et la productivité comptent. La notion du temps n’est plus la même qu’au Moyen Âge, et cette notion charrie sa part d’angoisse. Et c’est cette angoisse qui nous ferait aller vite, et pas l’inverse. Cette angoisse existe sans doute parce que cette vitesse nous est imposée et que nous nous sentons obligés de suivre une vitesse que nous n’avons pas voulue, à l’instar des rythmes scolaires dont il a été question.

Pour un autre participant, la frénésie est sans doute un effet de mode. Peut-être que la lenteur redeviendra tendance dans 50 ans ?

82e282c690053eb630a91113a281e072.jpgIl y a une notion de responsabilité dans la question de ce soir. En quoi suis-je responsable de ma vitesse ? Je peux choisir la lenteur, pour ma survie, à l’exemple d’Amy Litrop (L’écart), une femme qui est revenue sur les Îles Orcades de son enfance, pour retrouver la lenteur de la nature, mais c’était une lenteur qui est d’abord choisie.
Puis-je être tenu responsable d’aller trop vite ? Tout le monde a-t-il les moyens – matérielle et intellectuelle – de goûter à la lenteur ? Dans Trois Fois Debout, le personnage principal, un chômeur postulant dans une entreprise répond au recruteur que sa principale qualité est le doute : un doute qui est une qualité en philosophe mais certainement pas dans l’univers d’une entreprise qui ne cherche qu’à avancer et faire avancer sans se poser de questions. "Qu’est-ce qu’un inconscient ? C’est un homme qui ne se pose pas de question. Celui qui agit avec vitesse et sûreté ne se pose pas de question ; il n’en n’a pas le temps" écrivait Alain.

Les citoyens grecs prenaient le temps, réagit un participant, ce qui pourrait être un modèle. Une idée que Platon relativise ainsi : "À vivre d'une façon posée on ne serait pas plus sage qu'à ne pas vivre d'une façon posée, puisque c'est au compte des belles choses que nous avons porté la sagesse, et que, d'un autre côté, les actes prompts nous ont révélé une beauté qui n'est pas inférieure à celle des actes accomplis bien posément."

Le sentiment à avoir perdu du temps ou non se mesurerait finalement au temps passé avec les autres. On peut "vaincre le temps" grâce à l’échange et à l’observation du monde, en dehors des écrans. L’ennui est également très important pour développer beaucoup de qualités et d’attentions chez les enfants.

On a le même capital temps – ou relativement – mais la notion à garder en tête est celle du plaisir : le temps gagné, qu’est-ce que nous en avons fait ?"Qu'est-ce que vous faites de ce temps gagné? est-ce que vous avez composé un début de symphonie, un sonnet, est-ce que vous avez conçu un projet nouveau d'expérience chimique? Est-ce que vous avez vécu libre (tout simplement!) en vous baladant au hasard, sans but et dans la joie de la liberté?" Et bien non! personne n'a jamais pu me répondre. Ces heures "gagnées", on a bu une bière au bistrot, on n'a rien fait ni rien vécu, on a usé du temps vide et insignifiant. A moins que l'on ait profité, lorsqu'on est un homme d'affaire très occupé, pour prendre trois rendez-vous exprès qui viennent se cumuler à un horaire déjà trop lourd, c'est-à-dire que l'on a fait se rapprocher l'heure de l'infarctus" (Jacques Ellul) Avons-nous bien vécus, comme le dirait Montaigne ? Et avons-nous le pur plaisir d’exister comme le disait Épicure ?

Pour clore la soire, trois sujets sont proposés pour le prochain débat au Belman : "Le désir n’est-il que le manque ?", "Peut-on tout dire ?" Et "Peut-on être seul au milieu des autres ?"C’est ce dernier qui sera choisi pour le café philo au café Le Belman du 23 novembre. Le 2 novembre, le café philo sera présent au Vox pour une soirée spéciale ("Obéir ou désobéir ?").

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