Café philo décembre 100e
Compte-rendu du débat: "Les hommes ont-ils besoin d’être gouvernés?"
Le café philosophique de Montargis se réunissait le 14 juin 2019 pour un débat portant sur le sujet : "Les hommes ont-ils besoin d’être gouvernés ?" La soirée commence par la diffusion d’un extrait du Seigneur des Anneaux ("Un anneau pour les gouverner tous").
Un premier participant s’arrête sur quelques termes de ce sujet, a priori "sans objet" pour lui. Le terme "d’hommes", pour lui, est une traduction sujette à caution puisque les Anglais parlent de "human beings". Du reste, pourquoi ne pas parler aussi de "femmes", relate un animateur, en écho aux réactions qu’il a pu entendre. La question de l’espèce homo sapiens, qui a une dimension dans le temps et l’espace, laisse apparaître, dit ce premier intervenant, que l’homme a produit des systèmes sans gouvernement. Ou plutôt des êtres humains avec des modèles imparfaits. Que signifie gouverner ? Ne confond-on pas gouvernance et gouvernement ? La gestion ne l’est pas tout autant. Que signifie le gouvernement ? Est-il question de gouvernance étatique, de pouvoir ou d’autorité ? L’autorité peut aussi qualifier cette autorité qu’un homme de savoir peut avoir et qui peut m’être utile.
Derrière ce sujet, il y a en effet, dit un animateur, la distinction entre gouverner et gérer, entre gouvernement et gouvernance. Étant donné que dans l’histoire il y a eu des communautés humaines qui ont semblé être sans gouvernement, la question interroge : ces communautés ne semblent pas vouées à disparaître ou à retourner dans un mode d’existence soumis à un certain gouvernement. N’y aurait-il besoin que ces communautés aient besoin d’une forme de gouvernement, après un passage accidentel et temporaire sans gouvernement. La question du débat de ce soir, assez classique philosophiquement, est en réalité intéressante car pleine de présupposés et de possibilités de discussions.
Une participante parle de ce terme de besoin et de la forme passive du verbe gouverner ("être gouverné"), ce qui présuppose une forme de soumission (que notamment les femmes, ajoute-t-elle, ne veulent surtout plus !). Qu’en est-il du besoin ? Parle-t-on d’un besoin naturel ?
Une personne du public considère qu’à partir du moment où l’homme vit en communauté, un gouvernement, ou plutôt une organisation, est nécessaire ("Ce qui donne naissance à une société, c’est, je crois l’impuissance où se trouve chaque individu à se suffire à lui-même" disait Platon). Dès que l’on est nombreux, le vivre ensemble se heurte aux intérêts individuels. L’organisation des choses nécessiterait une forme de délégation de pouvoir afin d’imposer des mesures, comme c’est le cas pour les questions environnementales. Les animaux seuls n’ont pas besoin d’être gouvernés, certes, mais les hommes ont besoin d’être gouvernés : "On voit d'une manière évidente pourquoi l'homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis" disait Aristote. Emmanuel Kant écrivait de son côté que "l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître."
Malgré tout, pourquoi ne pas considérer que, d’une manière ou d’une autre, les sociétés gouvernées ou non peuvent être transitoires ou non. Par ailleurs, se placer du côté de l’auto-organisation d’une société par elle-même c’est se placer du côté de Saint-Simon ou de Bakounine qui prônent une autre forme d’organisation via des échanges commerciaux, à ce détail prêt que ces échanges peuvent aboutir à des situations violentes.
La meilleure organisation possible est aussi la vraie question, avec de mauvais gouvernements. Et l’amélioration sera perpétuelle, en sachant, dit un intervenant, que la démocratie est le meilleur des systèmes : "Par ce qui précède je pense avoir assez montré les fondements de l'État démocratique, duquel j'ai parlé en premier parce qu'il semblait le plus naturel et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la nature reconnaît à chacun" écrivait Baruch Spinoza.
Pour un autre participant le dilemme est la limite du pouvoir et les abus de ce pouvoir. Il faut qu’il y ait un accord entre le peuple et son représentant. Le pouvoir est la recherche de ce que désire une certaine majorité.
Cette historie de délégation de pouvoir, qu’on le veuille ou non, est au cœur de la démocratie actuelle et elle renvoie au Léviathan de Hobbes ("C’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et que tu autorises toutes ses actions de la même manière"). Les citoyens acceptent de se délester une partie de leur liberté au profit d’une puissance qui sera chargée de les libérer. C’est le fondement des démocraties participatives, avec le risque que le citoyen laisse "les clés du camion" à son ou ses représentants jusqu’à la prochaine élection, quelques années plus tard. De fait, dit une intervenante, "on est gouvernés." Mais la question est aussi celle du pouvoir et des conquêtes par des hommes qui ont ce désir plus que tout. "Il y a des leaders et des suiveurs" : nous sommes tous, quelque part, gouvernés par nos sens, nos émotions mais aussi des besoins, et certains nous gouvernent, qu’on les appelle influenceurs ou autrement.
À partir du moment où je suis gouverné, dit une autre participante, je suis mis en situation de ne pas "pouvoir" malgré mes capacités. Le mot de "pouvoir" devient de fait l’équivalent de la "capacité de dominer" plutôt que de la "capacité de faire". L’homme délégué n’aurait plus la garantie d’être notre représentant. La monarchie de droit divin considérait que la personne à la tête d’un pays détenait une représentation incontestable et une autorité légitime. Autorité et pouvoir peuvent se conjuguer mais aussi être séparées, comme le prouve l’exemple de Gandhi.
Être gouverné, réagit une autre personne du public, ce n’est pas forcément être dominé. Gouverner c’est "avoir un gouvernail", avoir un cap, prendre une décision et s’y tenir. Mais on peut aussi être gouverné par soi-même, comme le montre l’exemple de l’artiste. Et puis, il y a ces hommes et ces femmes qui choisissent d’être gouvernés : ce sont ces suiveurs dont on parlait mais aussi cette servitude volontaire théorisée par Étienne de la Boétie. Sans passion, il semblerait que l’on ne peut pas gouverner vers un but ("Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien !").
La différence entre dominants et dominés est vieille comme le monde, dit un autre participant.
Pour un participant, la vie en société nécessiterait d’avoir de grandes décisions prises par une ou plusieurs personnes, et dans ce cas un gouvernement ou un représentant élu serait la solution. Il a pu exister de petites communautés sous l’égide d’intellectuels (Nietzsche, Fourrier), cependant ces communautés sembleraient ne pas être pérennes en raison notamment d’un problème de taille, ce que conteste une personne du public. "L’union des forces accroît notre pouvoir ; la division des tâches accroît notre capacité ; l’aide mutuelle fait que nous sommes moins exposés au sort et aux accidents. C’est ce supplément de force de capacité et de sécurité qui fait l’avantage de la société" disait David Hume.
Il y a l’idée que, même si je ne veux sans doute pas avoir d ‘emprise sur moi-même comme le dit une personne du public, il y a certains domaines qui peuvent demander l’apport d’une personne experte. Dans l’empire romain, le dictator était à l’origine un représentant du Sénat chargé de mener à bien une mission pour une période précise.
Par rapport à notre liberté individuelle, notre gouvernement peut nous bloquer. Toutefois, il peut aussi être bienfaiteur, comme c’est le cas par exemple avec l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Dans ce cas, le gouvernement garantit la liberté des uns et des autres.
Si je suis dominé par quelqu’un, il est clair que quelque chose ne marche pas, réagit une personne de l’assistance. Mais le gouvernement ce n’est pas cela : c’est aussi être emmené par quelqu’un qui a une bonne idée, avec un enrichissement commun et des racines communes. Il y a sans doute un besoin naturel d’être gouverné.
Machiavel, dit une autre intervenante, parle de l’art de gouverner – ou plutôt de prendre le pouvoir et le garder, nuance un animateur – et comment faire en sorte que les sujets l’acceptent. Certains gouvernements ne sont pas aptes à cela, à l’instar des dictatures. Dans l’état démocratique, la personne qui gouverne ne travaille pas pour son propre intérêt. Or, c’est cette problématique qui semblerait poser problème avec cette crise des gilets jaunes. Même au sujet de ces gilets jaunes, une gouvernance existait, qui ne se l’avouait pas, même s’il n’était pas question d’une autorité stricto sensu. D’ailleurs, dit une personne du public, celui qui réclamait un représentant chez ces derniers, c’était le gouvernement.
Les humains ont-ils besoin d’être gouvernés ? Cette question pose la question de la nécessité et du besoin. Est-ce une fatalité ? s’interroge une participante. On peut imaginer une société qui s’autogère, et à une échelle importante ? Un intervenant cite l’exemple d’un pays sans gouvernement : la Belgique, il y a quelques années.
Peut-être, à ce stade du débat, est-on en train de s’acharner à trouver des exemples sur des communautés qui se sont gérés ou pas avec ou sans gouvernement. Or, même si on accumule les exemples, cela ne nous permettrait d’argumenter sur la question de savoir si les hommes ont besoin ou non d’être gouvernés, "car 2000 exemples ne font pas une preuve" !
Une autre question se pose : les enfants ont-ils besoin d’être gouvernés par les adultes. La notion de famille et d’autorité est discutée, tout comme celle de l’école et de l’autorité professorale. Tout ce qui représente l’autorité a perdu de sa crédibilité. Lorsque la famille éclate, que les représentants de l’État sont bafoués, est-ce que ce n’est pas un souci dans nos sociétés. Une société humaine doit avoir des règles de fonctionnement, réagit une personne du public. Mais ces règles de fonctionnement n’impliquent pas forcément une direction coercitive.
Or, ces règles communes voulues par tous ne sont-elles pas un doux rêve, réagit un participant ? Ne sont-elles pas au contraire agressées en permanence ? Il y a un combat permanent pour la liberté, avec des êtres humains souhaitant sans cesse avoir du pouvoir. Une "hyper démocratie" est-elle possible ? La vraie question est de savoir comment une bonne gouvernance peut durer et de quelle manière faire en sorte que nous puissions protéger la communauté de l’extérieur.
Dans une famille, en tant que communauté humaine, considérons des règles de vie qui, dans l’idéal, sont consenties par tout le monde et sans rapport de domination avec un genre chef de famille s’imposant. Mais dans une telle situation, si l’enfant de huit ans veut imposer ses envies,d es rapports de domination vont tout de même s’imposer. D’une certaine manière, donc, une communauté peut être imposée par des règles – c’est l’État de droit – mais derrière ces règles (c'est ce Contrat social de Rousseau), il continue d’y avoir des rapports de domination de fait.
Proudhon écrivait : "Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, endoctriné, prêché, contrôlé." Cette citation pose la question de l’anarchie : être libre est-ce commencer par savoir ce que l’on met dans le sens des mots : "Ai-je besoin d’être gouverné ?" La distinction entre autorité et pouvoir, tout comme il y a une différence entre gouverner et être dominé. Bakounine disait : "Je prends mes désirs pour la réalité car je crois à la réalité de mes désirs."
Le débat se conclue par une citation de Rousseau : "La véritable liberté est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite."
La soirée se termine par le vote du sujet de la dernière séance de la saison, le vendredi 19 juillet 2019. Trois sujets sont proposés : "Peut-on faire le bonheur des autres malgré eux ?", "Sommes-nous fascinés par la violence ?" et "Les apparences sont-elles toujours trompeuses ?" C’est ce dernier sujet qui est choisi pour la dernière séance de la saison.