Café philo décembre 100e
COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE "PUIS-JE FAIRE CE QUE JE VEUX DE MON CORPS ?"
Thème du débat : "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?"
Date : 22 mars 2013 à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée.
Environ 130 personnes étaient réunies pour cette séance du 22 mars 2013, une séance exceptionnelle en ce qu’elle était co-animée par Claire, Bruno et surtout des élèves de Terminale littéraire pour un sujet sur le corps. "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?" : voilà la question posée au public venu en nombre à cette séance.
Un tel sujet pose la question du corps et de son rapport avec notre propre identité. Dit autrement, le corps est-il sacré ou n’est-il que l’enveloppe corporelle de mon esprit ? Dans ce cas, en quoi la libre disposition de ce corps poserait-elle problème, étant entendu que chaque corps est unique et a priori inaliénable ? Il est vrai que le corps nous accompagne toujours et partout, comme le rappelle Michel Foucault (cf. également ce lien), y compris lorsque ce corps est traumatisé ou à l’état végétatif. Mieux, notre personne se construit autour de notre corps. Chacun peut en apprendre beaucoup sur lui-même grâce à lui. Même s’il peut nous nous trahir, le corps a souvent des messages importants à véhiculer à propos de notre attitude, de nos vêtements, de notre sourire, etc.
À la question "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?", un premier participant répond que cette liberté que je peux revendiquer vis-à-vis de ce corps qui m’appartient est d’emblée limitée : "La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres" (Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, art. 4), rappelle-t-il. Je suis bien entendu propriétaire de mon corps mais ce corps fait également partie intégrante de la société qui peut avoir son mot à dire. L’État légifère sur la santé, l’éthique, le handicap, la gestation pour autrui, les dons d’organes, etc. Au final, la libre disposition du corps est surveillée et encadrée. Elle est dans les faits soumise à des normes sinon des limites. Tout se passe comme si nos sociétés avaient édicté elles-mêmes des règles pour l’utilisation du corps.
Une des co-animatrices s’interroge d’emblée sur cette limite. Elle y voit une contradiction avec le Code civil pour qui le corps est inviolable. Cf. cet article. Cette inviolabilité me rendrait maître de cette enveloppe dont j’ai la possession pleine et entière. Possession ou usufruit ? s’interrogent en substance plusieurs participants.
Quels sont les faits qui me permettraient de disposer de mon corps à ma guise ? Cette libre utilisation recouvre des réalités bien différentes et aux conséquences multiples. La première citée par les participants du café philo est celle de la grossesse, un événement courant mais non exempt de dangers. Lorsque je suis enceinte, mon corps est soumis à une épreuve longue et difficile pour le corps physique, épreuve que, généralement, je choisis afin de donner la vie à un être. Cet être ne sera autonome et libre qu’après les neuf mois de ma grossesse. Il est dit que le bébé ne fait pas partie de mon corps : il l’habite. Je choisis de donner la vie à un autre que moi-même qui a lui-même ses propres limites. La grossesse est ce moment où le corps est contraint, avec son lot de douleurs pendant l’accouchement. Mais c’est aussi, rappelle une intervenante, un moment pendant laquelle, très souvent, l’esprit est en harmonie car libre de ce choix.
Cette liberté d’utiliser mon de corps pour procréer est traitée de manière frontale dans le film 17 Filles. Inspiré d’un fait divers survenu aux États-Unis en 2008, cette fiction raconte le choix fait par 17 adolescentes encore mineures de tomber enceinte en même temps (bande annonce ici). L’État aurait-il son mot à dire pour interdire cette décision ? Rien n’est moins sûr : dans ce film, un professeur rappelle que ni le législateur ni les parents ne peuvent contraindre une jeune fille ou jeune femme à avorter. La libre disposition du corps à cette fin est donc entière, même si elle peut susciter la réprobation.
Parler de cet exemple nous conduit inévitablement à parler d’un sujet d’actualité : la gestation pour autrui, interdite par la loi. Le législateur justifie cela pour des raisons éthiques : outre les effets secondaires (psychologiques notamment), le risque est que le corps se marchandise comme n’importe quel bien, avec tous les abus que cela entraîne. Nous y reviendrons plus loin en cours de débat.
La libre utilisation du corps recouvre d’autres réalités discutées par les co-organisateurs et les participants. Ceux-ci évoquent la sexualité. Je peux faire le choix d’user librement et gratuitement de mon corps à des fins sexuelles, comme le décrit Catherine Millet dans son récit La Vie sexuelle de Catherine M. Mais je peux également choisir – ce qui est infiniment plus controversé – de louer mon corps à des fins mercantiles. C’est le cas de la prostitution : dans ce cas, je tarife mon corps à des fins sexuelles, une liberté que moralement la société réprouve, voire peut condamner – encore que la personne incriminée peut être autant sinon plus le client que le "prestataire", comme le rappellent plusieurs participants. Cette utilisation du corps à ma guise est d’ailleurs réclamée par un "Syndicat des travailleurs du sexe" (STRASS) pour qui la prostitution est une profession comme une autre, répondant à un besoin spécifique, voire à "une utilité publique" : "En quoi il y a de mal à se payer du plaisir lorsque l’on n’est pas très beau ?" demande une participante.
Certes, pour parler de ce sujet polémique, le corps devient un outil de travail mais ne l’est-il pas également s’agissant d’autres professions que la société accepte ? Les mannequins imposent un régime sévère à des fins mercantiles afin de coller à certains canons de beauté. Elles peuvent mettre leur santé en jeu lorsque des régimes draconiens leur sont imposé (cf. cet article). Les artistes – l’Homme-lézard pour prendre l’exemple cité par un participant – mettent en scène leur corps – souvent pour le plus grand plaisir du public. Nous pourrions même dire "mettent en danger leur corps" lorsqu’il s’agit de performances extrêmes (cf. cet exemple). L'exemple des acteurs exhibant leur corps au pour le cinéma ou le théâtre est également cité au cours de cette séance. Dans ces cas, la libre disposition du corps ne pose pas de problème à la société car celle-ci considère que ses principes moraux ne sont pas mis en jeu. Puis-je remodeler mon corps par un chirurgien esthétique ? Rien ni personne ne me l’interdit, mise à part certaines conditions (cf. cet extrait de la série Nip/tuck). Des cabinets ont pignon sur rue. Même chose pour les salles de musculation.
La société va par contre légiférer contre des pratiques qu’elle considère comme dangereuse pour ses fondements : le suicide, l’euthanasie, la prise de drogue ou la gestation pour autrui posent la question de la liberté, une liberté que l’État et la société met en balance avec ses propres règles collectives, sa morale, mais aussi avec la protection du ou des individus. Une protection très relative : la consommation de drogues douces comme le cannabis est interdite alors que la consommation d’alcool – qui peut faire des ravages incalculables – est tolérée sinon défendue ; je peux également m’exhiber librement sur un blog ou sur ma page Facebook sans que la société y ait à redire, sauf si cela pose un problème flagrant de protection ou de sécurité la protection des mineurs, par exemple, cf. cet article). De manière bien différente, le port du voile pose des questions d’ordre éthique : liberté religieuse contre défense de la liberté individuelle laïque ; défense de la pratique religieuse contre défense du féminisme (cf. ce lien).
Qu’est-ce qui se joue donc dans cette liberté consentie ou non par la société ? Il apparaît que le maître-mot est celui de morale et plus précisément de morale judéo-chrétienne, acceptée en France unanimement pendant des siècles avant d’être discutée voire combattue durant notre période contemporaine. Toute société civilisée impose des règles, qu’elles soient écrites ou non. La pratique de la prostitution heurte de plein fouet une religion catholique traditionnellement dogmatique et mal à l’aise avec la sexualité en général. "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?" Les autorités religieuses semblent répondre par la négative car, comme le rappelle Claire, derrière le "puis-je", il y a le "dois-je".
Un autre facteur intervient : l’argent. Claire pose cette question : peut-on choisir librement lorsque l’argent est la finalité ? Il semble que la morale ne soit pas le seul critère à l’aune duquel la société juge l’utilisation du corps. Autrement dit, je peux juger choquant le témoignage de Catherine Millet lorsqu’elle parle de son choix d’une sexualité débridée, sans que j’aie à y redire toutefois ; mais je peux avoir beaucoup plus de mal à accepter la "vente" ou la "location" du corps de telle ou tel. Une jeune participante parle, certes, du choix pleinement assumé – voire de plaisir ! – de certaines prostituées – femmes ou hommes – à exercer leur métier ; il n’en reste pas moins que, s’agissant de la prostitution, l’argent est toujours la condition sine qua non de cette pratique largement désapprouvée. Ce qui se joue dans cette libre disposition de mon corps est le désintéressement de l’acte. De la même manière, les dons d’organes ou de gamètes sont libres et gratuits en France, contrairement à d’autres pays (comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne) : or, singulièrement, c’est dans notre pays que les dons sont les plus faibles si on les compare avec les nations ou les dons sont payés – et même mal payés ! En clair, l’utilisation du corps n’est pas librement consentie lorsque l’argent voire le trafic mercantile (le proxénétisme pour la prostitution) entre en jeu. Un participant cite l’exemple de Fantine dans Les Misérables de Victor Hugo, obligée pour des raisons financières de vendre une partie de son corps, ses cheveux en l’occurrence, pour survivre !
Oui, l’argent peut être un facteur faussant, voire aliénant (Karl Marx n’est pas loin !), ma liberté de disposer de mon corps. Ce facteur peut être tout autant cruel lorsqu’il devient au contraire un frein à cette liberté : la réflexologie, la sophrologie ou le massage ne sont pas accessibles à tous ne serait-ce que pour des raisons financières.
Ce qui est encore débattu au cours de ce débat est la question de la relation entre corps et esprit : "Le corps pense", dit Freud. La communication non verbale est parfois bien plus parlante que des mots. Mieux, Emmanuel Levinas rappelle que la première relation – sinon la relation essentielle – que nous pouvons avoir autrui c’est à travers le corps de l’autre. Or, si je choisis de faire de mon corps un outil, dit un participant, je dissocie le corps et l’esprit. Pour d’autres participants, il n’y a pas dissociation : on peut toucher mon corps mais on ne touchera pas à mon esprit. Claire se demande à ce sujet si le scandale qui a eu lieu il y a quelques années à l’occasion de l’exposition "Our Bodies", une exhibition de cadavres à des fins esthétiques, ne tenait pas autant à la présentation de corps morts (issus sans doute d’anciens condamnés à mort chinois, ce qui a indubitablement choqué le public : cf. ce lien) que de leur mise en scène morbide. Installer des corps humains dans des situations grotesques car réservées habituellement à des vivants (par exemple sur une bicyclette), voilà qui heurta bien plus nos concitoyens que la simple présentation de corps sans vie. Bruno rappelle à ce sujet que les archéologues ont l’habitude de déterrer des restes humains sans que cela ne suscite d’émotion particulière.
Jusqu’où va la violation du corps, en définitif ? "Il n’est un corps que par homonymie" dit Aristote. On pourrait donc faire de lui ce qu’on veut après notre mort. Pour un croyant, lorsque le corps est décédé l’esprit doit être dissocié, ce qui n’est pas courant dans la tradition judéo-chrétienne.
Il apparaît pour plusieurs intervenants qu’il y a symbiose entre le corps et l’esprit. Nous parlions de l’identité lors de la séance précédente (Débat "Puis-je savoir qui je suis ?). Nous y sommes de nouveau car la conscience de l’Être met aussi en scène le corps. Dans notre société, c’est d’abord le corps que nous voyons d’autrui. Mon corps c’est moi : s’il y a asymétrie entre ce que je voudrais que les autres voient de moi et ce qu’ils voient, finalement ne suis-je pas d’abord que ce que les autres voient de moi ?
La fin du débat est brièvement consacrée à cette question : lorsque mon corps est une prison, puis-je m’en libérer ? Il apparaît que dans ce cas la société est autorisée à décider pour moi et à m’imposer, pour des raisons éthiques, l’acceptation d’une situation que je peux considérer comme inacceptable. Elle impose que mon corps soit préservé et que je ne puisse pas m’en libérer. L’humoriste Guillaume Bats, un homme déformé par le handicap, en a fait son cheval de bataille, pour ne pas dire la source de son inspiration comique. Oui, nos sociétés imposent que l’individu soit protégé, y compris lorsque le corps est un handicap insurmontable ! Pour pouvoir le surmonter, des expédients seraient proposés afin de permettre une meilleure intégration des personnes handicapées, ne pouvant user librement de leur corps. Une intervenante parle de "fable", tant la société ignore l’adaptation des personnes handicapées : celles-ci "font avec" dans la vie quotidienne, tant les outils mis à leur disposition font souvent peu cas des personnes en état de handicap (distributeurs de billets trop hauts, voies publiques impraticables, feux rouges pour les personnes malvoyantes et aveugles). Puis-je faire ce que je veux de mon corps ? Dans ce cas, la réponse est clairement non !
En fin de séance, trois sujets sont mis au vote pour le rendez-vous du café philo du 3 mai 2013 : "Justice : surveiller, punir ou guérir ?", "Histoire contre devoir de mémoire" et "L’amour peut-il se passer de normes ?" Les participants choisissent de désigner ce dernier sujet.