Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

pascal - Page 2

  • COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE "PRENDRE SON TEMPS EST-CE LE PERDRE ?"

    Thème du débat : "Prendre son temps est-ce le perdre ?" 

    Date : 28 septembre 2012 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée.

    Le vendredi 28 septembre 2012, le café philosophique de Montargis faisait sa rentrée avec un sujet choisi par les participants du précédent rendez-vous : "Prendre son temps est-ce le perdre?" Environ 60 personnes étaient présentes pour ce nouveau débat.

    En préambule de cette 25ème séance, Claire et Bruno présentent les grandes lignes de cette quatrième saison.

    Si l’objectif et le fonctionnement du café philo restent le même, dit Claire, quelques changements seront apportés cette année. Un changement dans l’horaire d’abord : les séances auront toujours lieu un vendredi par mois (le dernier si possible) mais elles commenceront à 19 heures au lieu de 18 heures 30 et ce, pour des raisons personnelles, "afin de ne pas arriver ventre à terre, pris que nous sommes par le temps !" Ensuite, l’ambition des séances à venir est d’apporter au sein des débats de la Chaussée encore plus de références et de sujets philosophiques – et ce, même s’il est vrai qu’un sujet comme le temps peut-être autant considéré comme un thème philosophique classique, digne d’une épreuve de baccalauréat, qu’une interrogation très concrète ancrée dans notre vie quotidienne. Enfin, une nouvelle rubrique est instaurée dès cette séance de septembre : "Le bouquin du Mois" (voir aussi ce lien et la rubrique à gauche). Chaque mois, et dans la mesure du possible, une œuvre philosophique importante sera présentés en fin de débat. Pour cette première séance, le choix a été porté sur L’Existentialisme est un Humanisme de Jean-Paul Sartre, essai commenté par Claire en fin de débat (cf. infra).

    Bruno présente les prochains rendez-vous du café philosophique de Montargis : le 19 octobre 2012 (et non plus le 26 octobre comme nous l’annoncions précédemment), le 30 novembre 2012, le 21 décembre 2012 (un café philo intitulé provisoirement : "Fin du monde ou la peur peut-elle être bonne conseillère ?"), le 25 janvier 2013, le 22 février 2013, le 29 mars 2013 (séance co-animée par des élèves de Terminale), le 26 avril 2013, le 31 mai 2013 (une séance spéciale "Le café philo passe le bac") et enfin le 28 juin 2013 (un café philo spécial consacré à la violence conjugale). Ce calendrier est susceptible d’être modifié. Voir aussi la rubrique "Calendrier des prochaines séances" à droite.

    Cette séance de rentrée, intitulée "Prendre son temps est-ce le perdre?", commence par une première intervention d’une participante qui entend répondre par l’affirmatif à ce qui est une préoccupation ressentie par nombre de personnes : nous pouvons nous sentir bousculés dans notre quotidien par des obligations sociales et professionnelles. Il est souvent difficile de s’arrêter, de se poser et de prendre le temps de souffler, un luxe que peuvent se permettre notamment les personnes retraitées, libérées presque totalement d’obligations d’emploi du temps. Ainsi, nous passons notre temps et notre vie dans des préoccupations vaines et matérielles qui nous éloignent de l’essence de notre existence : prendre le temps de savourer le présent, s’écouter soi-même, méditer, une oisiveté que Montaigne qualifie lui-même, comme le dit un participant, d’excellent moyen de vivre sa vie (Essais, cf. lien vers cette oeuvre). D’emblée la notion de divertissement pascalienne prend tout son sens : "La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement ; et cependant c’est la plus grande de nos misères" (Pensées, 171-414). Une contradiction est apportée à cette critique de ce mouvement qui peut nous être imposer : se hâter dans des tâches – ne pas prendre son temps – est une obligation dans notre vie en société. Mon travail – en entreprise, dans une administration, avec mes clients, à l’école, etc. – doit être fait dans un certain laps de temps, sauf à considérer qu’autrui, cet autrui qui dépend de mon travail, qui y participe même – un collègue, un professeur, un élève, un client, etc. – ne soit lésé, voire aliéné !

    Cela pourrait donc signifier, appuie un troisième participant, que cette vitesse dont nous faisons les frais, est, quelque part, non pas aliénante, mais source de liberté. "La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme" dit Milan Kundera (La Lenteur), auteur qu’une personne dans l’assistance cite avec justesse.

    Prendre son temps interroge notre rapport au travail, résume Bruno, mais aussi à l’économie. Comme le dit Guy Debord, "Le temps pseudo-cyclique est celui de la consommation de la survie économique moderne, la survie augmentée, où le vécu quotidien reste privé de décision et soumis… à la pseudo-nature développée dans le travail aliéné."

    Les exemples sont nombreux de cette importance donnée à l’action immédiate. N’avons-nous pas, dit Claire, l’exemple de ces deux Présidents de la République : l’un, Nicolas Sarkozy ayant donné une place prépondérante à la réaction immédiate à tel ou tel événement d’actualité – et qui fut critiqué à de nombreuses reprises pour cela – et de l’autre son successeur à la tête de l’État, François Hollande, soucieux de réflexion et d’actions dans la durée, une position qui lui est tout autant critiquée ? Chacun voudrait des résultats là, tout de suite, chez l’un, lorsque chez l’autre on pouvait dénoncer la précipitation voire l’emportement dans ses décisions. 

    Cette dictature de l’immédiateté fait des victimes en nombre : abreuvés que nous sommes par les médias (encore pourrait-on les nommer "i-mmédias" !), nous avons le plus grand mal – et c’est encore plus vrai pour les jeunes générations – à prendre du recul sur l’actualité, à réfléchir en profondeur sur un sujet. Il apparaît que les jeunes générations sont particulièrement en première ligne de ce recul du sens critique. Le traitement de l’information, nous arrivant en flux ininterrompu, est réduit à sa portion congrue, alors même que les outils qui sont mises à notre disposition pourraient faire de nous des êtres extraordinairement bien in-formés

    Ces outils sont notre chance mais aussi, paradoxalement, une source d’aliénation. Bruno prend l’exemple des courriers électroniques qui ont grandement facilité notre vie quotidienne : combien de "temps perdu" avant l’apparition des e-mails et des SMS lorsque tel ou tel devait rédiger et envoyer une lettre ; aujourd’hui, au contraire, écrire se fait en quelques secondes, dans l’immédiateté. Ces technologiques relativement récentes nous ont, certes, permis de "libérer du temps". Cependant, tout se passe comme si ce temps libéré ne servait en propre qu’à nous assigner de nouvelles tâches. Ce n’est plus la liberté qui est érigée en maître mot de nos sociétés post-modernes mais l’efficacité et une gestion optimisée du temps et que nombre de cadres connaissent bien (ce sont les formations professionnelles ad hoc pour "optimiser le temps"). Un participant, singulièrement ancien chef d’entreprise, se fait critique sur cette priorité donnée, en milieu professionnelle, à l’accélération des tâches et à l’importance, vaine selon lui, du travail accompli dans la vitesse : "Travailler vite ne sert à rien : je le sais d’expérience… L’essentiel est que le travail soit fait et bien fait…

     

    Il est patent de constater que la lenteur a été encouragée par nombre de philosophes et de penseurs, de Montaigne ("Je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon.") à Simone de Beauvoir ("Ils se contentent de tuer le temps en attendant que le temps les tue") en passant par Schopenhauer ("Tout ce qui est exquis mûrit lentement."). Plus près de nous, Hartmut Rosa, de l'université Friedrich-Schiller d'Iéna, parle dans son essai Accélération de "critique sociale du temps" en tant que source d’aliénation dans nos sociétés post-modernes (cf. ce lien pour aller plus loin). Un participant cite également l’essai Éloge de la Lenteur de Carl Honoré. Pourtant, il existe singulièrement un philosophe – et pas des moindres – qui a encouragé de son côté l’occupation pleine et entière du temps. Platon – puisque c’est de lui dont il s’agit – affirme ainsi : "Il faut que l'emploi du temps de tous les hommes libres soit réglé dans la totalité de sa durée, à commencer presque depuis l'aube du jour sans la moindre interruption jusqu'à l'aube du jour suivant." Voilà un projet qui étonne les participants du café philo ! Encore faut-il préciser, dit Bruno, que ce projet – digne de 1984 – visait les hommes libres, déjà déchargés du travail dévolu aux esclaves, aux femmes et aux étrangers (les metoikos)...

    Que le temps – notre temps – soit "perdu" revient à nous interroger sur ce qu’est ce temps et en quoi il est nôtre. Cette étape dans notre débat est essentielle mais particulièrement ardue, dit Claire en citant saint Augustin : "Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas !" Le temps a-t-il réellement été bien défini par les philosophes, interroge une participante ? Le connaît-on réellement? Ce temps de l’horloge – cette horloge qui guide nos journées pour le meilleur et pour le pire – n’est-il pas un instrument artificiel ? Répondre par l’affirmatif c’est nier ce temps biologique qui fait que le jeune enfant réclame nourriture et sommeil à des intervalles précises. Le temps a été un sujet débattu depuis des lustres par les philosophes. Claire évoque Emmanuel Kant (Critique de la Raison pure) qui a cristallisé une définition du temps : il considère le temps comme ayant la forme a priori de notre sensibilité. Il est transcendant à tout, c’est-à-dire que tous les phénomènes présupposent son existence. Sa représentation nous est malgré tout (et c’est paradoxal !) bien différente : ce temps, facteur d’ordre et horizon indépassable, nous apparaît bien réel (ainsi, nous n’éprouvons pas le temps de nos rêves, bien qu’ils soient composés d’événements se succédant). Comment aller plus loin dans cette explication du temps ? Au XXème siècle, Henri Bergson affirme que ce temps transcendant est aussi un temps vécu. Il suppose que chacun expérimente sa propre appréhension du temps. C’est le temps-durée qui rend un événement extrêmement long lorsqu’il est considéré comme peu agréable (un cours ennuyeux, par exemple) ou (trop) court lorsque cet événement m’apporte satisfaction (un rendez-vous amoureux, un film passionnant, etc.), ce que chacun de nous a expérimenté, dit une participante. Ce temps-durée, notre temps-durée, est aussi le temps du mouvement et du changement continuel, ce changement inexorable qui nous approche de notre mort.

    C'est à l’aune de cette fin inéluctable que se mesure notre appréhension au temps et à la manière dont nous l’avons utilisé. N’est-ce pas la préoccupation de chacun d'entre nous ? L’utilisation de ce temps qui nous est imparti (un temps déifié, ajoute un participant pour qui Dieu est le Temps !) semble être la condition d’une vie bien remplie, ou, au contraire, d'une "vie bien ratée" – pour reprendre le titre d’un recueil de nouvelles de Pierre Autin Grenier (Toute une Vie bien ratée). Cette boutade ouvre en réalité la porte d’un formidable problème existentiel. Ce temps-durée s’écoulant sans cesse (cf. la célèbre citation d’Héraclite : "Tout s’écoule."), chaque seconde de notre existence est une seconde terminée, morte pour ainsi dire. En rejoignant le passé et ces autres souvenirs, il ne reste qu’une étroite fenêtre ouverte : celle du futur. Et quel futur ! Un futur angoissant au sens existentiel puisque chaque décision est le déchirement de devoir faire un choix inexorable et qui n’appellera aucun retour en arrière. Claire cite d'ailleurs une conversation récente avec un adolescent (et lycéen), angoissé littérallement par cette perspective. Prendre son temps est-ce le perdre ? A cette question, force est de constater que de toute manière "notre temps" est appelé à disparaître, à être perdu. Sauf, ajoute Claire, si l’on se prend à rêver de faire machine arrière et de revivre (voire de réparer) nos années passées, comme le montre si admirablement le film récent Camille redouble. Charmante et utopique solution ! 

    Finalement, notre seule arme véritable est dans l’action. L’existence précédant l’essence, comme le répétait Jean-Paul Sartre, il convient que nous nous construisions au milieu de nos semblables, grâce à ce temps qui nous est imparti. Notre temps, finalement, doit être celui de nos actions. Qu’on ne s’y trompe pas, précise Claire : la phrase sartrienne emblématique "L’enfer c’est les autres" n’est en rien un appel à la défiance envers mes contemporains : c’est la constatation que l’autre est celui ou celle par qui mon existence prend son sens. Je suis grâce à mes relations avec l’autre, cet autre qui me construit autant que je me construits. 

    Notre (premier) bouquin du mois

    Dans la continuité directe de ce débat, c’est une nouvelle fois Jean-Paul Sartre qui est évoqué, à travers une de ses œuvres les plus emblématiques : L’Existentialisme est un Humanisme (Pour aller plus loin, rendez-vous sur ce lien).

    Claire présente cet ouvrage éminemment important, publié après la sortie de l’œuvre majeure de Sartre L’Être et le Néant qui avait suscité incompréhension pour ne pas dire rejet. L’Existentialisme est un Humanisme, sorti en 1946, est la transcription d’une conférence donnée par Sartre en octobre 1945. Contre toute attente, cette conférence remporte un grand succès public. Quelques mois plus tard, parait le compte-rendu de cette conférence (intitulée : "L’existentialisme est un Humanisme").

    Ce livre constitue une présentation synthétique et claire de l’existentialisme, mal compris jusqu’alors. Sartre y développe sa conception de la liberté, intrinsèque à l’homme : "L’homme est condamné à être libre". Pour reprendre Dostoïevski, "si Dieu n’existe pas, tout est permis" car, en l’absence de tout projet divin il n’y a pas de nature humaine a priori qui déterminerait la condition de chaque homme. L’expérience religieuse, pour l’homme athée, n’est d’aucun secours : tout doit dépendre de la volonté et de l’action de chaque homme. Sartre résume cette position par cette phrase : "L’existence précède l’essence". L’existentialisme entend dévoiler en pleine lumière la liberté, dans toute sa puissance mais aussi toute sa crudité. Par là, puisque je suis libéré de toute intention transcendante, mes comportements me révèlent en tant qu’individu libre. Libre, souverain mais aussi solitaire dans cette attitude. Car cette liberté se construit également dans l’angoisse existentielle.

    Que l’existentialisme soit une philosophie de l’action individuelle (ce qui n’a pas été sans susciter des critiques de la part des théoriciens marxistes) n’en fait pas une théorie du repli sur soi. L’existentialisme est bien un humanisme, dit Sartre  dans le sens où chacun, en étant responsable de lui-même est aussi responsable de l’humanité toute entière : "Tout se passe comme si pour tout homme, toute l’humanité avait les yeux fixés sur ce qu'il fait". L’homme, à chaque instant, se projette en avant, dans ses projets. Il s’invente, sans la condition d’une force transcendantale qui le dépasserait. Nos actes prennent sens en tant qu’actes exemplaires qui ne nous engagent pas qu’individuellement : ils doivent être cohérents avec notre conception de l’humanité. Notre responsabilité l’engage. Finalement, la seule nature universelle de l’homme est celle d’être au monde, d’être au milieu des autres hommes et d’être mortel. 

    Ce premier café philosophique de la saison se termine par le choix du sujet de la séance du 19 octobre. Quatre sujets étaient proposés : "La vérité est-elle toujours bonne à dire ?", "Un bon citoyen peut-il être hors-la-loi ?", "Et si on parlait d’amour ?" et "La mort" (sujet proposé par une participante). Le sujet "La vérité est-elle toujours bonne à dire ?" est choisi à la majorité. Rendez-vous est pris pour ce débat le vendredi 19 octobre 2012 à 19H à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée.

     

     

    Lien permanent Catégories : =>Saison 4, Comptes-rendus des débats, Philo-galerie, [25] "Prendre son temps est-ce le perdre?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • COMPTE RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE

    Thème du débat : "La vie n'est-elle qu'une suite de hasards ?"

    Date : 30 septembre 2011 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée.

    Environ 45 personnes étaient présentes pour ce premier café philosophique de la saison. Le sujet choisi était particulièrement ardu puisqu’il portait sur le hasard, un concept, dit Bruno, qui a toujours posé problème aux philosophes, lorsqu’il n’a pas été purement et simplement dénié. Pourquoi cette négation ?

    Claire et Bruno proposent de partir d’un exemple. Anne-Marie est une femme qui a des années vécue seule. Elle a fait confiance à sa bonne étoile pour trouver une personne avec qui elle vivrait mais force est de constater que sa destinée ne lui a pas été favorable. Si bien que, jusque vers l’âge de quarante ans, elle reste célibataire. Un jour, un banal accrochage de voiture inopinée la conduit à la gendarmerie. Elle se retrouve nez à nez avec un homme qui ne la laisse pas indifférente. Répondant à son invitation, elle accepte de le revoir, commençant une idylle et une nouvelle vie : "le hasard fait bien les choses", dira-t-elle à leur mariage ! Anne-Marie et cet homme – nous l’appellerons Paul – se marient et vivent ensemble une dizaine d’années, des années heureuses qui confortent Anne-Marie dans sa vision d’une bonne étoile protectrice. Un soir, cependant, la gendarmerie où travaille Paul l’appelle : un accident de voiture a eu lieu. Son mari vient de décéder : une nouvelle fois, le hasard a frappé a sa porte. Un hasard tragique, cette fois.

    Le hasard fait-il les choses ? Il semble y avoir une contradiction à dire cela. Le hasard c’est la contingence. Alors, plutôt que de hasard, peut-on parler ici de prédestination comme guide de l’action guidée par une intelligence supérieure derrière cette suite d’événements ?

    Une première participante émet l’avis que selon elle "rien n’arrive par hasard" (une première négation du hasard) : chacun a un rôle à jouer dans sa vie, même si nous n’en sommes pas conscients. Cette opinion est contestée par plusieurs autres participants qui donnent au hasard une place importante, sans toutefois faire du hasard l’alpha et l’oméga de notre existence : le monde ne serait pas qu’un "vaste chantier sans architecte et sans fin" comme le sous-entendait le poète épicurien du Ier siècle av. J.C. Lucrèce !

    Qu’est-ce donc que le hasard ? Une suite d’événements chaotiques ? La manifestation d’une intelligence supérieure qui nous guiderait tels des pantins ? Finalement, le hasard ne serait que l’interprétation d’événements chaotiques et/ou incompréhensibles (Freud). Ainsi, un participant évoque l’exemple de la naissance du genre humain, provoquée par la chute "hasardeuse" d’une météorite. À cette remarque, un autre participant rebondit en s’interrogeant s’il ne s’agit pas de "science" plutôt que de hasard. Tout est histoire d’interprétation.

    Le hasard ne serait-il donc pas l’ennemi de la raison ? Les philosophes auraient tendance à le penser, tant le hasard, "ce mal-aimé", leur a donné du fil à retordre. Bruno rappelle l’étymologie du terme : le mot hasard tire son origine de l’arabe "az-zahr", le jeu de dés. De ce mot, on en a tiré un autre : "as", le premier chiffre de ce jeu de dés (cf. également cet article).

    Force est de constater que les philosophes n’aiment pas le hasard : face au chaos originel, au désordre, au hasard, l’intelligence humaine répond par le savoir, la science, la compréhension : "Au commencement était le chaos, puis vint l'intelligence qui débrouilla tout" (Anaxagore). Pour Confucius, "La vie de l'homme dépend de sa volonté ; sans volonté, elle serait abandonnée au hasard."  Vain combat, tant le hasard s’entête à guider des pans entiers de notre existence.

    Si la vie est une suite de hasards ou même s’il faut composer avec lui, alors la liberté n’existe pas. Qu’est-ce que le libre-arbitre ? On ne peut donc pas rationnellement se soumettre au seul hasard. D’ailleurs, pour Démocrite, "Tout ce qui existe dans l'univers est le fruit du hasard et de la nécessité." Les penseurs ont très vite cherché à repousser la place du hasard, synonyme de chaos et de désordre, comme de la Fortuna (ou "la Fortune", qui distribue aveuglément coups du sort et bonheur). Leucippe, (v. -460 - -370) affirme ceci : "Aucune chose ne devient sans cause, mais tout est l'objet d'une loi [raison] (λόγος), et sous la contrainte de la nécessité". Plus tard, avec l’avènement du christianisme, les philosophes chrétiens voient dans Dieu le principe d’une nécessité souveraine abolissant le chaos et le hasard : "Ce que nous appelons le hasard n'est que notre incapacité à comprendre un degré d'ordre supérieur" dit Jean Guitton.

    Pour beaucoup de penseurs donc, le hasard est l’opposé de la raison, l’opposé de l’intelligence et la négation de la liberté. Ainsi, être libre c’est être le maître absolu omniscient et omniprésent de son action. C’est un ennemi tenace qui a la peau dure car on a beau "raboter le hasard il en reste toujours quelque chose".

    Un participant considère pourtant que le hasard fait partie intégrante de la raison et de la science. Darwin a ainsi fait du hasard une composante de sa théorie de l’évolution des espèces, ce qui n’a pas été sans lui donner des problème de conscience religieuse.

    Loin d’être ce trou noir inexorable, le hasard peut en outre être paré de toutes les vertus. On peut penser alors à ces jeux de hasard, si populaires ! Ne pourrait-on pas les identifier à cette Bonne Fortune (Fortuna) ancestrale chargée de distribuer les bienfaits sans distinction ? Une Bonne Fortune que l’on peut également parer – à tort ou à raison – des atours des statistiques ! 

    Finalement, le hasard, qu’il soit bienvenu ou non, est la condition de notre liberté. C’est à nous qu’il convient  soit de l’accueillir avec bienveillance, soit de l’affronter avec le courage sartrien ! C’est dans le sens que l’on donne à la situation que se trouve ou pas le hasard. L’action donc me dépasse ; mais attention à la mauvaise foi ! Claire propose que le vrai homme sage irait prendre jusqu’à la posture des Stoïciens pour qui l’on ne devrait se préoccuper que de ce qui dépend de nous et considérer comme négligeable ce qui nous échappe (et la mort en fait partie !). (Manuel d’Épictète) Une posture ambitieuse et difficilement réalisable.

    Pour les croyants ou ceux qui font confiance au pari de Pascal, le hasard peut être la manifestation voire la chance d’une puissance supérieure (un dieu ?). Dans tous les cas, le hasard (ou les hasards), pour chaotique qu’il apparaisse et parce qu’il sait nous surprendre, nous émouvoir (qu’on pense aux arts aléatoires : ce compte-rendu est d'ailleurs illustré de reproductions de peintures faisant appel à cela, cf. infra), nous heurter, doit être considéré et pensé avec étonnement. L’étonnement qui est, comme le disait Platon (Téétète), la première étape vers la philosophie !

    Ce café philosophique s’achève par le vote du thème du prochain débat. Le choix se porte sur ce sujet : "Mes passions sont-elles des entraves à ma liberté ?" Rendez-vous le 4 novembre 2011 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée, à 18H30.

    Lien permanent Catégories : =>Saison 3, Comptes-rendus des débats, Philo-galerie, [17] "La vie n'est-elle qu'une suite de hasards?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • SUJETS DU BAC DE PHILOSOPHIE CETTE ANNÉE

    Voici les sujets proposées aux épreuves de philosophie, au bac, cette année. Hélas, aucun sujet sur le bonheur, thème de notre séance "Le café philo passe le bac" mais plusieurs sujets sur l'art, sujet sur lequel nous avons débattu en début d'année (lien ici).

    En filière L

    1er sujet : Peut-on prouver une hypothèse scientifique?

    2ème sujet : L'homme est-il condamné à se faire des illusions sur lui-même?

    3ème sujet : Expliquer le texte suivant:

    "Nous disons bonnes les vertus d'un homme, non pas à cause des résultats qu'elles peuvent avoir pour lui, mais à cause des résultats qu'elles peuvent avoir pour nous et pour la société: dans l'éloge de la vertu on n'a jamais été bien "désintéressé", on n'a jamais été bien "altruiste"! On aurait remarqué, sans cela, que les vertus (comme l'application, l'obéissance, la chasteté, la piété, la justice) sont généralement nuisibles à celui qui les possède, parce que ce sont des instincts qui règnent en lui trop violemment, trop avidement, et ne veulent à aucun prix se laisser contrebalancer raisonnablement par les autres. Quand on possède une vertu, une vraie vertu, une vertu complète (non une petite tendance à l'avoir), on est victime de cette vertu! Et c'est précisément pourquoi le voisin en fait la louange! On loue l'homme zélé bien que son zèle gâte sa vue, qu'il use la spontanéité et la fraîcheur de son esprit: on vante, on plaint le jeune homme qui s'est "tué à la tâche" parce qu'on pense: "Pour l'ensemble social, perdre la meilleure unité n'est encore qu'un petit sacrifice! Il est fâcheux que ce sacrifice soit nécessaire! Mais il serait bien plus fâcheux que l'individu pensât différemment, qu'il attachât plus d'importance à se conserver et à se développer qu'à travailler au service de tous!" On ne plaint donc pas ce jeune homme à cause de lui-même, mais parce que sa mort a fait perdre à la société un instrument soumis, sans égards pour lui-même, bref un "brave homme", comme on dit."

    Nietzsche, Le Gai Savoir

    La filière S

    1er sujet : La culture dénature-t-elle l'homme? 

    2ème sujet : Peut-on avoir raison contre les faits?

    3ème sujet : Expliquer le texte suivant:

    "Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes. Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur."

    Pascal, Pensées

    La filière ES

    1er sujet : La liberté est-elle menacée par l'égalité?

    2ème sujet : L'art est-il moins nécessaire que la science? 

    3ème sujet : Expliquez le texte suivant:

    "Si c'est l'intérêt et un vil calcul qui me rendent généreux, si je ne suis jamais serviable que pour obtenir en échange un service, je ne ferai pas de bien à celui qui part pour des pays situés sous d'autres cieux, éloignés du mien, qui s'absente pour toujours ; je ne donnerai pas à celui dont la santé est compromise au point qu'il ne lui reste aucun espoir de guérison ; je ne donnerai pas, si moi-même je sens décliner mes forces, car je n'ai plus le temps de rentrer dans mes avances. Et pourtant (ceci pour te prouver que la bienfaisance est une pratique désirable en soi) l'étranger qui tout à l'heure s'en est venu atterrir dans notre port et qui doit tout de suite repartir reçoit notre assistance; à l'inconnu qui a fait naufrage nous donnons, pour qu'il soit rapatrié, un navire tout équipé. Il part, connaissant à peine l'auteur de son salut; comme il ne doit jamais plus revenir à portée de nos regards il transfère sa dette aux dieux mêmes et il leur demande dans sa prière de reconnaître à sa place notre bienfait; en attendant nous trouvons du charme au sentiment d'avoir fait un peu de bien dont nous ne recueillerons pas le fruit. Et lorsque nous sommes arrivés au terme de la vie, que nous réglons nos dispositions testamentaires, n'est-il pas vrai que nous répartissons des bienfaits dont il ne nous reviendra aucun profit? Combien d'heures l'on y passe! Que de temps on discute, seul avec soi-même, pour savoir combien donner et à qui! Qu’importe, en vérité, de savoir à qui l'on veut donner puisqu'il ne nous en reviendra rien en aucun cas ? Pourtant, jamais nous ne donnons plus méticuleusement; jamais nos choix ne sont soumis à un contrôle plus rigoureux qu'à l'heure où, l'intérêt n'existant plus, seule l'idée du bien se dresse devant notre regard.

    Sénèque, Les Bienfaits

    Les filières techniques de la musique et de la danse

    Sujet 1 : La maîtrise de soi dépend-elle de la connaissance de soi?

    Sujet 2 : Ressentir l'injustice m'apprend-il ce qui est juste?

    Sujet 3

    "Les artistes ont quelque intérêt à ce que l'on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce*. En vérité, l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd'hui, par les Carnets de Beethoven**, qu'il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d'esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s'en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur; mais c'est un bas niveau que celui de l'improvisation artistique au regard de l'idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s'agissait d'inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d'arranger."

    Nietzsche, Humain, trop humain, §. 155

    *un rayon de la grâce: une intervention divine.

    **Beethoven : compositeur allemand (1770-1827)

    Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble. 

    1. Formulez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie.

    2. Expliquez:

    a. "l'imagination du bon artiste [...] ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine";

    b. "c'est un bas niveau que celui de l'improvisation artistique au regard de l'idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre".

    3. La création artistique repose-t-elle sur le jugement plutôt que sur l'inspiration? 


    Lien permanent Catégories : => Saison 2, Philo-galerie, [12] "L'art : à quoi ça sert?", [14] "Le café philo passe le bac - Être heureux" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • "LE CAFÉ PHILO PASSE LE BAC : QU'ATTENDONS-NOUS POUR ÊTRE HEUREUX ?"

    café philosophique de montargis, philo, philosophie, montargisLe vendredi 27 mai, à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée, le café philosophique de Montargis "passera le bac" ! Comme l’an dernier, à quelques jours du baccalauréat, cette séance fera un clin d’oeil au célèbre diplôme lycéen. Les participants seront en effet conviés à plancher, en toute convivialité et autour d’un verre, sur un sujet du bac de philosophie susceptible d’être proposé cette année lors des épreuves officielles.

    Les participants seront conviés à discuter autour de cette question : "Qu'attendons-nous pour être heureux ?"

    D’après Pascal, le bonheur est incontestablement un objet de quête universelle. En effet, selon lui "tous les hommes recherchent d’être heureux" (Pensées) Mais, paradoxalement, cette universalité doit se confronter à la singularité de l’objet du bonheur de chacun puisque, café philosophique de montargis, philo, philosophie, montargiscomme le dit si bien Cicéron, "l’objet du bonheur pose problème". Si on me demande aujourd’hui ce qui me rendrait heureux, force est de constater que mon souhait sera différent du vôtre et sans doute pouvons-nous affirmer que ce que je désire aujourd’hui ne sera pas ce qui me rendra heureux dans dix ou vingt ans. C’est précisément ce qu’affirme l’étymologie du mot "bonheur" car si le bonheur c’est l’état de plénitude résultant de la satisfaction de tous mes désirs le "bon heur" c’est aussi et surtout la bonne fortune, c'est-à-dire la chance. Dès lors, cette notion porte la contingence en elle et le bonheur ne semble pas dépendre de moi.

    Alors, faut-il attendre d’être heureux ou au contraire abandonner l’espoir de le caresser un jour ? D’un autre côté, si je laisse tomber l’idée d’être heureux, quel sens puis-je et dois-je donner à ma vie ?

    Voilà autant de points et de questions qui pourront être abordés au cours du prochain café philosophique.

    Rendez-vous le vendredi 27 mai à 18H30 à la brasserie du centre commercial de la Chaussée.

    Participation libre et gratuite.

     

    Lien permanent Catégories : => Saison 2, [14] "Le café philo passe le bac - Être heureux" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • COMPTE-RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE SUR LE PÈRE NOËL

    Thème du débat : "Le Père Noël est-il un imposteur ?"

    Date : 17 décembre 2010 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée.

    Environ 25 personnes étaient présentes pour cette séance intitulée "Le Père Noël est-il un imposteur ?", un café philosophique "spécial fêtes de fin d'année".

    Le thème choisi est un clin d’œil à cette période de fin d’année unanimement célébrée comme un moment de fête, de rencontres et, pour nombre de croyants chrétiens, de commémoration d’un événement religieux. Mais est-ce si évident ? demande Claire. Et d’abord, qu’est-ce qui se cache derrière Noël et le Père Noël ?

    Bruno commence par faire une brève histoire du 25 décembre, dont la fixation comme date marquant la naissance du Christ, est loin d’être simple ni non plus évidente : pendant les premiers siècles, non seulement on ne célébrait pas la date de naissance de Jésus mais en plus cette date, même approximative, est inconnue. Théologiquement, il n’y avait d’ailleurs aucun intérêt particulier à la connaître. Il est même probable que ce Jésus ne soit même pas né en hiver car, nous disent les Évangiles, il est né dans une étable vide (donc sans animaux, partis sans doute en transhumance, soit approximativement du mois de mars à la fin octobre)…

    Cette fixation de Noël date de 326. On la doit à l’initiative de l’empereur Constantin qui n’était pas, contrairement à ce que l’on croit, le premier empereur chrétien puisqu’il ne s’est fait baptiser que sur son lit de mort. En réalité, il a été pendant tout son magistère un souverain dans la droite ligne de la religion traditionnelle romaine (païenne). Par contre, il a été soucieux d’instaurer une réconciliation entre chrétiens et non chrétiens après des siècles de persécutions. La fixation de Noël comme date anniversaire est un symbole fort : le 25 décembre a été choisi car elle correspondait à une fête païenne populaire, celle du Sol Invictus. Cette fête vient de Perse (actuelle Iran) et a été ramenée par les soldats romains au cours du Ier siècle ap. JC. Le 25 décembre, on célébrait la naissance de Mithra, dieu solaire né après le solstice d’hiver dans une grotte et dont la mère… était une vierge (tout comme la mère de Jésus, selon les croyances chrétiennes). On a par la suite confondu cette célébration de Mithra avec une autre divinité, syrienne celle-là, le Soleil Invaincu (ou Sol Invictus). Comme le remarque une participante, Noël a donc été une fête qui s’est substituée (plus précisément "juxtaposée" précise Bruno) à une fête païenne. Pour avoir plus d’informations sur cette histoire du 25 décembre sur ce lien.

    S’agissant du Père Noël, Claire avoue qu’en préparant ce café philosophique elle est allée de surprise en surprise en découvrant la complexité de ce personnage archiconnu, et sans doute le dernier "dieu magique" de notre civilisation. Plus d’informations sur l’histoire mouvementée du Père Noël cliquez sur ce lien.

    Pour comprendre ce bon vieux Père Noël, il convient de faire un peu d’ethnologie, grâce à Claude Lévi-Strauss, qui l’a étudié suite à un fait divers insolite survenu à Dijon le 24 décembre 1951. À l’époque, pour protester contre un personnage jugé "païen", l’archevêque de l’époque décide de brûler publiquement un mannequin du Père Noël en place publique. Bruno précise que début novembre, les actualités internationales ont été témoins d’un fait divers analogue, un archevêque argentin ayant proclamé devant ses ouailles (y compris devant des enfants !) "la non-existence du Père Noël"… cf. cette brève d’actualité.

    L’archevêque avait-il en tête une idée plus politique ? Il ne fait pas oublier qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, l'Europe voir sur son territoire la domination pacifique mais néanmoins outrageante des États-Unis. Le Père Noël apparaît comme une "créature américaine", héritée du Santa Clauss ou s. Nicolas. Elle est née au milieu du XIXème siècle et est devenue populaire au cours des années 30 grâce à l’essor de la publicité : la dominante rouge du costume du Père Noël ne vient-il pas de publicités imprimées de la firme Coca-Cola, soucieuse de donner envie aux petits Américains (et plus tard les Européens) de boire leur célébrissime boisson pendant l’hiver et non pas seulement en été ? Certes, ajoute Claire, cette explication relativement connue est séduisante ; pour autant, n’oublions pas que rien n’est simple s’agissant du Père Noël : son costume vient autant du fameux Coke que d’une lointaine tradition d’un s. Nicolas portant le costume pourpre, couleur symbolique du pouvoir royal ou impérial. Voilà qui fait du Père Noël un souverain beaucoup moins bienveillant que l'imagerie traditionnelle ! De la même manière, ajoute Bruno, les traditions et coutumes entourant Noël ont une histoire riche et compliquée (on l’a vu avec l’histoire du 25 décembre) : la bûche, symbole de vie éternelle, devait brûler toute la nuit et était un symbole de vie éternelle ; les guirlandes sont une tradition romaine (on se déguisait le 25 décembre lors des Saturnales, en l’honneur du Sol Invictus)...

    Mieux, Claude Lévi-Strauss, ajoute Bruno en citant des passages de l’article du célèbre ethnologue, voit dans la figure du "très occidental" Père Noël, popularisé pendant la période du Plan Marshall, une figure non seulement beaucoup plus ancienne mais aussi beaucoup plus lointaine : la tribu des Pueblos en Amérique du sud célèbre les kachinas, personnages mythiques chargés de récompenser les enfants et qui sont finalement, ajoute l’auteur de Tristes Tropiques, en charge de l’initiation des jeunes pour le passage à l’âge adulte : "On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants ; c'est, dans une très large mesure, le résultat d'une transaction fort onéreuse entre les deux générations." Plus d'informations sur l'étude de Lévi-Strauss ici.

    Le Père Noël est au diapason, pour ne pas dire au croisement de ces traditions multiséculaires dont l’origine reste souvent pour la plupart obscure.

    Alors, pourquoi croire au Père Noël, personnage imaginaire et magique venant chaque année à date fixe récompenser les bons enfants ? Et d’abord, s'interroge Claire, n’est-ce pas terrible de cultiver le mensonge de cette croyance irrationnelle, "raconter des histoires" à seule fin d’encourager nos progénitures à se tenir sage ? Pour cela, on utiliserait un artifice astucieux et imparable : un bonhomme imaginaire à qui on ne peut rien cacher et qui viendrait récompenser ceux qui le méritent (les kachinas ne sont plus très loin). Y a-t-il une morale dans cette croyance ?

    La réponse de nombre de participants est que cette croyance, pour amorale qu’elle soit, participe à une sorte de "magie de Noël", des souvenirs que beaucoup ont eu - voire construisent de toute pièce ! - lorsqu’ils étaient enfant. Cet imaginaire construit en quelque sorte les adultes en devenir. Le Père Noël serait-il, comme pour les indiens Pueblo un personnage initiatique ? Sont échangés au cours de ce café philo des souvenirs de Noël qui montrent toute l’importance du Père Noël, même si – et chacun le regrette – Noël apparaît comme une fête commerciale jusqu’à l’excès !

    Cet aspect très moderne et aussi le fait que Noël reste un événement toujours très marqué du sceau du christianisme pourrait entraîner une certaine désaffection, même minoritaire, de cette fête. Or, il n’en est rien : non seulement, tel un tabou, cette célébration reste plébiscitée mais en plus, ajoute une personne de l’assistance, celui ou celle qui, volontairement, refuserait de changer ses habitudes le 25 décembre peut difficilement s’empêcher de marquer le coup à cette période de l’année, même si c’est un 22 ou un 23 décembre : le symbole est donc toujours là !

    Une personne suggère que l’importance que l’on accorde à cette date vient du solstice d’hiver, de cette fête ancestrale célébrée à l’occasion du Sol Invictus : à partir du 24 décembre, les hommes célèbreraient le rallongement des jours et "le passage des ténèbres à la Lumière" (un symbole puissant récupéré par les Pères de l’Église pour parler de la naissance de Jésus). Ne serait-on pas sensible à cette importance de l’année ?

    Finalement, l’homme du XXIe siècle n’est-il pas toujours modelé inconsciemment par des croyances anciennes ?

    Bruno revient sur ce fait-divers de 1951 au cours duquel un ecclésiastique avait brûlé un mannequin de cet "imposteur de Père Noël" : en le brûlant, paradoxalement, il a fait renaître une autre divinité… païenne : Saturne. Celui-ci, un autre ancêtre de notre bon vieux Père Noël voyait en effet son effigie solennellement sacrifiée. Lévi Strauss commente ainsi : "grâce à l'autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n'est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu'en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n'aient fait que restaurer dans sa plénitu­de, après une éclipse de quelques millé­naires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité."

    Le Blind-test du café philo

    La dernière partie du café philosophique consistait en un blind-test, spécial philosophie (bien sûr !). Voici les questions et les réponses de ce jeu-concours :

    1. Quel philosophe est l’auteur de cette phrase "Je pense donc je suis" ? Réponse  : René Descartes

    2. Quel penseur français a écrit Les Provinciales ? Réponse : Blaise Pascal

    3. Qui a ordonné à l’être humain de penser par lui-même et a, par là, prôné la philosophie des Lumières ? Réponse : Emmanuel Kant

    4. Un compositeur français a transcrit en musique de larges extraits de Platon dans l’œuvre lyrique Socrate. Quel est ce compositeur ? Réponse : Erik Satie

    5. Quel philosophe français présente l’émission "Philosophie" sur Arte ? Réponse : Raphaël Enthoven

    6. Quelle est la seule sagesse de Socrate ? Réponse : qu’il ne sait rien

    7. D’après le philosophe anglais Hobbes, qu’est-ce que l’homme pour l’homme ? Réponse : un loup

    8. Selon Hegel, quel mouvement doit prendre la pensée pour se faire philosophie ? Réponse : le mouvement dialectique

    9. Qui a dit : "Rira bien qui rira le dernier" ? Réponse : Friedrich Wilhelm Nietzsche

    10. Dans le roman Le Nom de la Rose d'Umberto Eco quel philosophe est au centre des crimes qui ensanglantent une abbaye médiévale ? Réponse : Aristote

    11. Question subsidiaire : combien de cafés philosophiques ont eu lieu à Montargis ? (avec celui-ci) Réponse : 10

    Un grand bravo au gagnant qui repart avec l’excellent essai de François Châtelet, Une Histoire de la Raison.

    Claire et Bruno concluent ce café philosophique par fixer rendez-vous le vendredi 28 janvier 2011. Cette nouvelle séance portera sur un sujet que les participants proposent de laisser libre aux animateurs.

     

    Lien permanent Catégories : => Saison 2, Comptes-rendus des débats, Tous les blind tests du café philo, [10] "Le Père Noël est-il un imposteur?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • COMPTE RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE

    Résumé de ce qui a été dit, ou entendu, lors du dernier débat à Montargis, le samedi 5 décembre.

    A-t-on le droit de mourir ?


    Il ne s'agit pas de se demander si l'on peut mourir ; j'en suis tout à fait capable physiquement. Là se trouve d'ailleurs un des paradoxes humains mis en exergue par Blaise Pascal dans ses Pensées. L'homme n'est qu'un roseau « le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant ». Dès lors l'univers aura tôt fait de l'anéantir, l'être humain sera toujours plus noble que lui, dans la conscience qu'il a de sa mort.

    Nous pouvons mourir, facilement, n'étant que des roseaux, faibles, tellement faibles... Cette fragilité, cette mort, omniprésente dans notre condition, fait de nous des êtres faibles, éphémères, mortels.  [On retrouve cette mise en exergue de la faiblesse de l'homme, de se faiblesse originelle, dès l'antiquité. Ainsi, Protagoras raconte à Socrate que, lorsque l'homme advient sur Terre, ce dernier est « nu sans chaussures, sans couverture, sans armes ».]

    Selon
    Blaise Pascal nous sommes « duales » : faibles parce que mortels...tout autant que nobles par la conscience que nous avons de cette condition, de cette mort imminente, immuable et non négociable.

    Mais cette conscience nous en autorise-t-elle le choix ?

    Elle le permet, elle en est la condition de possibilité. En effet, savoir que la mort existe, que je peux mourir, par exemple en m'en prenant à mon corps, c'est permettre de décider entre la vie et son contraire. En ce sens, la conscience de la mort est un critère nécessaire au droit à la mort, mais est-il pour autant suffisant ?

    Pouvons-nous légitimement et légalement prétendre la mort, le néant, le rien, plutôt que la vie, le tout ?

    A première vue, force est d'avouer que je n'ai pas vraiment, à proprement parler, le droit de mourir ;  j'y suis contraint. La mort n'est même pas une obligation (i. e. une détermination que l'on se fait à nous-mêmes). Elle ne dépend pas de nous... elle fait, paradoxalement, partie intégrante de la vie.

    Et oui, la vie suppose son contraire, sa fin, sa négation, son rien, sa mort ! C'est F.X. Bichat qui l'énonce brillamment dans ses Recherches physiologiques sur  la Vie et la Mort « la vie est l'ensemble des fonctions qui résiste à la mort ».

    [Ce que je suis est donc résistance, combat contre le temps, le vieillissement, le dépérissement de moi-même, ma fin, je suis fuite en avant.]

    Dès lors que je vis et je meurs. Parce que je suis homme, je serai un jour simple mort. Je suis mortel. La vie est mortelle, elle porte en elle son opposé, sa destruction.

    Sitôt que je vis, je meurs... le compte à rebours a déjà commencé.

    A proprement parler donc, si je possède un droit, c'est celui de vivre. Mais celui-ci est nécessairement éphémère. On nait par hasard et la mort, elle, n'est pas contingence.

    Si vivre peut être un verbe d’action, peut-on en dire de même pour le verbe "mourir" ?

    Dans cette continuité, et parce que le légal doit se confondre avec le légitime, il est tout à fait légal, voire banal, de mourir. Ainsi, on trouve un bureau des décès comme un des mariages ou des naissances. La collectivité entretient indistinctement ses maternités et ses cimetières, ses écoles et ses hospices.

    « La population augmente par ses naissances et diminue par ses décès : nul mystère à cela » avoue V. Jankélévitch.

    La mort semble donc inscrite dans nos vies, voire assumée comme l'immuable, ou l'indéniable.

    La mort est fait banal. Fait que l'on ne choisit pas pour soi, mais qui semble assumé pour les autres, consistant dans la définition de l'homme.

    Néanmoins, j'aimerais voir la mort comme un droit, un choix et en user lorsque bon me semble, voire jamais... La vie peut être si belle, si riche, que la mort est impensable. D'ailleurs, l'est-elle seulement, pensable ?

    Peut-on penser sa mort ?


    Si nous essayons ensemble de fermer les yeux un instant et de se concentrer sur la mort, telle qu'elle est définie stricto sensu comme l'arrêt exhaustif et définitif de toute vie en nous, force est de constater qu'elle n'est rien pour moi (comme Epicure se plaît à l'écrire à Ménécée). En effet, je ne peux penser que je suis néant, puisque de facto la pensée que je pense que je suis néant me rattrape aussitôt. La mort n'est rien, ou plutôt est néant et donc n'est rien. Je n'ai donc paradoxalement conscience que de la mort des autres !

    D'ailleurs je ne peux penser à la mienne que devant la peine de ma vie. Et oui, parfois celle-ci se fait difficile, voire impossible à souffrir. Dans cette mesure, ma mort, la seule qui me concerne (dans le sens où c'est la seule que je peux « vivre »), n'est pensée qu'en rapport à ma vie, lorsque cette dernière se fait impossible. Saluons ici le génie de Shakespeare lorsqu'il décrit brillamment cette situation. La mort est choix lorsqu'elle est sortie d'un contexte aporétique. Le chap de douleurs que peut devenir ma vie. Et pourtant, Hamlet a tôt fait de nous faire reculer devant ce choix. « Dormir, dormir » tout un chacun a déjà voulu se reposer, quitter pour un instant cette difficile liberté .... Mais la mort n'est pas une sieste, un oubli momentané. Et l'être humain qui, comme Hamlet, prend conscience de cette ténuité, tout autant que de cette tragédie, qu'est la vie, non seulement rebrousse chemin, mais surtout est pris d'une angoisse terrassante. La mort n'est pas l'issue d'une vie difficile voire impossible à souffrir, puisqu'elle n'est rien de positif, ne permet rien, n'est rien.

    La mort n'est pas issue mais fin. Elle n'offre rien de neuf mais fait tout cesser, s'arrêter le tout.

    Si elle est fin irréversible et exhaustive, peut-elle être dite finalité ?

    Choisir la mort est-ce nécessairement choisir la facilité ?

    Oui puisqu'il la vie impossible à mener ne sera plus, mais soi non plus, alors à quoi bon ?

    D'un autre côté si on me presse sans cesse, si on m'invite à réussir ma vie, n'ai-je pas droit de réussir ma sortie tout autant que mon entrée ?

    Peut-on parler d'une auto-censure de sa mortalité ?

    A première vue, il semblerait que l'on s'interdise la mort face au néant qu'elle impose et suppose.

    En effet, la mort fait peur, terrifie. Elle me paralyse dans le sens où elle signe la fin de « moi », de ce que je suis, de ma perception du monde etc...  En fait elle signe la fin de tout. En mourant je vous quitte tous, je quitte tout ce qui fait ce monde etc. Penser ma mort revient exactement à penser la fin du monde. Finalement se demander ce que l'on ferait si la fin du monde était annoncée, c'est tout simplement essayer de penser ma mort (par un moyen détourné).

    Nous venons de dire que notre mort ne pouvait pas être vécue ou simulée pour être mieux appréhendée. Si je ne peux la vivre sans mourir moi-même, je ne fais qu'assister à celle des autres (nous verrons tout à l'heure qu'il faut se demander si j'assiste celle des autres.) La mort, ma mort, ne me renvoie-t-elle pas en cela à ma solitude voire au solipsisme qui me qualifie ?

    Sartre l'affirme sans concession : la pensée de sa mort est angoisse, par définition intenable. Cette angoisse est, selon Sartre, saisie immédiate (i. e. sans médiat), compréhension de sa solitude (désespérante d'ailleurs). Dans ce sens la pensée de ma mort en tant que telle c'est-à-dire comme fin de mon être, est enfer car elle me contraint à cesser ma vie ! En ce sens je ne me donne pas le droit de mourir si je sais ce que ma mort signifie.

    Qu'est-ce à dire ? Selon le philosophe français la pensée de ma mort signe l'enfer, car elle suppose la cessation de toute activité visant à la construction de mon sens, de ma définition. Donner un sens à sa vie c'est exister. Pour cela il me faut en effet donner une direction à mes actes (elle est  temporelle mais aussi symbolique : finalité) et une signification : un jour je serai « quelqu'un ».

    En cela, la mort est toujours brutale. Scandaleuse faucheuse, pourquoi viens-tu me chercher ?

    La mort est cessation de sens. Ma vie n'a plus aucune direction ni aucune signification. Elle n'est plus qu'un laps de temps que l'on décrit au passé. Ne se conjuguera plus jamais au présent. Plus  de sens à donner. Absurdité même.

    Je ne peux penser ma mort et même lorsque j'y fais face il semblerait que je ne puisse que l'échapper (peut-être volontairement)...

    Néanmoins dans cette saisie terrifiante,
    Sartre affirme que nous nous saisissons nous-même. La mort est fin de vie tout autant que début de ma définition éternelle. De cette manière il rejoint un peu Pascal en affirmant que dans la pensée certes viciée, déformée, et surtout fuyante de ma mort, en fait je saisis le sens de ma vie, j'existe. En cela penser à ma mort est réellement foudroyant : terrassant tout autant qu'éclairant. Car celui qui ne pense pas à sa mort ne saisit pas ce qu'il est. Vit-on réellement sa vie, lui donne-t-on un sens si on n'a pas conscience de sa fin plus ou moins imminente ?

    Si je ne peux que m'opposer à ma mort en vivant, que faire de la mort de mon autre, alter ego ?

    Si je ne peux que très difficilement penser et saisir ma mort, celle-ci est toutefois présente dans ma vie. Il nous arrive tous, malheureusement, de perdre des êtres auxquels nous étions fortement attachés ou même que nous connaissions simplement.

    Force est d'avouer que la première réaction que nous avons est celle de nier ce décès. Pourquoi ?

    La mort de l'autre est gênante parce qu'elle me ramène à ma condition. Dans ce cas elle ne s'adresse pas à ma mort en tant qu'individu singulier mais à la mortalité même de l'humanité.

    L'être humain, depuis toujours, s'occupe de ses cadavres. A cela plusieurs raisons : hygiénique, mais aussi et surtout « sociétale ». Il s'agit en effet d'accompagner le sien jusqu'au bout (dans « l'autre monde » à l'aide de rites religieux pour certains). Assumer, porter le mort, et donc la mort, jusqu'à la mise en terre (ou autre) semble donc avoir un rapport avec la dignité de celui qui vient de décéder.

    On pense d'ailleurs aux images presque insoutenables des différents charniers découverts dans les années 50. Qu'est-ce qu'un corps sans vie ? Un corps sur lequel tout un chacun a main mise, auquel on peut tout infliger, sans que celui-ci ne fasse valoir son droit, sa dignité... Le mort semble ainsi, en perdant la vie, perdre également humanité et dignité. Si on va plus loin en effet, ce dernier ne voit pas ce qu'on fait de lui et on pourrait bien dire ou faire ce que bon nous semble. Pourquoi alors le traiter avec autant de cérémonie et de solennité (on ne se moque pas des morts..) ? On peut penser que le mort nous renvoie à nous-mêmes. Non pas égoïstement à notre mort intime mais à bien plus. Lorsque je me trouve face à un cadavre, ce dernier m'expose notre fragilité. Dans un enterrement ou dans le respect de nos morts se joue finalement la notion d'humain. Je ne suis noble que dans le respect que j'ai de lui puisqu'à ce moment précis il n'est que cela, il est totalement dépendant de cette vision de la mort et du mort que je possède.

    C'est dans ce contexte que doit se poser la question de la dignité du vivant... Nous sommes bien d'accord pour affirmer que respecter ses morts c'est se respecter en tant qu'homme et par là accéder à l'humanité, mais qu'en est-il de nos maisons de retraite ou de nos hôpitaux ?

    On traite la mort comme objet de combat (comme si on pouvait la combattre ! ) et n'est-ce pas acte de totale présomption, nouveau pêché originel, que de chercher à trainer nos vivants au delà de la mort ?

    A partir de quand la vie ne vaut-elle plus la peine ?

    Il ne s'agit pas de prétendre à notre tour posséder quelconque réponse arrêtée (et donc présomptueuse), mais n'est-il pas du moins de notre rôle de nous poser la question de savoir ce que nous faisons de nos vivants ?

    On aide les naissances, pas les décès. Le médecin nous sauve, mais pas de l'intolérable. Et lorsque l'on choisit sa mort, on passe devant les tribunaux. On est loin de nous décerner la légion d'honneur. La mort est donc toujours sociale. Ce qui peut sembler contradictoire sachant qu'on laisse souvent seul un homme qui va mourir, voire plutôt qu'un mourant demande la solitude ("les oiseaux se cachent pour mourir").

    Ce n'est jamais de la mienne qu'il s'agit mais de ses conséquences sur les miens.

    Je peux dédier, donner ma vie (à la patrie par exemple) : alors ma mort sera récompensée.

    Par contre décider que ma vie n'est plus tolérable, que je ne suis plus humain et donc qu'elle doit cesser : cela est contre la loi, presque anti-naturel .... alors non seulement ma mort n'est pas récompensée mais sans doute que ceux qui m'ont autrefois aidé, aimé, me banniront.

    Dès lors on fait ce qu'on veut de notre vie, dans toute la responsabilité qui nous incombe, mais on ne peut choisir la mort.

    Avec le suicide on trouve le non-droit. Non pas tant l'illégal, mais le non légal, le non réfléchi.

    Il est interdit par l'Église et condamné, quoi qu'on dise, par la société. Acte de lâcheté pour les uns, abandon pour les autres. Il est souvent symbole d'une faiblesse extrême, faiblesse que tout le monde (ou du moins la plupart d'entre nous) décide de ne pas assumer pour lui. Dans le choix de sa mort donc, on prend en même temps (semblerait-il) le choix d'assumer tout le reste, i. e. ce que les autres assument dans une mort subie. Le suicide est souvent compris comme un ensemble de vies gâchées. En fait il est souvent incompris. Pourquoi, pourrait-on objecter ?

    Le choix de sa mort sans qu'il soit contrainte pose réellement un problème social et éthique.

    En réalité, lorsqu'il s'agit de sa mort ou de la mort, tout un chacun est d'accord pour aider l'être à vivre, le mieux possible, pour lui rendre sa dignité, mais jamais pour lui donner la mort. Légalement, et légitimement il est suspect voire condamnable que de (se) donner la mort.

    Une enquête est menée lors d'un suicide (donc = mort suspecte) et les suicides assistés mènent voire souvent aux tribunaux.

    N'est-ce pas parce que la mort désigne : 1/ l'impensable et 2/ l'indignité ?

    Qu'est-ce qu'un homme qui refuse son humanité ? Qui refuse de vivre ?

    Car en choisissant de mourir on laisse sa vie, non pas à quelqu'un d'autre, non par pour autre chose, une autre cause, mais pour rien. On la détruit voilà tout !

    Est-on forcés de vivre ?

    Condamner, ou plutôt ne pas comprendre et légitimer suicide et euthanasie est-ce pour autant nous forcer à vivre, coûte que coûte ?

    On ne choisit pas, originellement, de vivre. Nos parents font ce choix pour nous. Cette vie nous détermine, certainement, tout du moins dans une réelle mesure. La vie d'un enfant congolais aujourd'hui ne propose pas le même avenir que celle d'un petit français. Y en a-t-il une qui vaille plus la peine d'être vécue que l'autre ?

    Si oui, pourquoi ne pas supprimer l'un des deux peuples ? Pour quoi eux-mêmes l'un des deux ne se suicident pas collectivement ?

    Paradoxalement, les conditions de vie les plus « favorables » (tiens tiens terme intéressant...) se retrouvent davantage en France. Et pourtant, sans doute que l'on pense plus au suicide en France ou à l'euthanasie, qu'au Congo.

    Pour changer d'exemple Soeur Emmanuelle affirmait qu'elle riait le plus, et entendait le plus de rire chez les chiffonniers. Dès lors, personne ne nous force à vire, mais nous devons ensemble faire en sorte de choisir d'exister.

    On a tous le droit de mourir. Ce droit nous incombe, et est sans doute l'un des droits fondamentaux de l'être humain. Pourquoi n'est-il pas inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Parce qu'il est la seconde face de notre droit à la vie. Et qu'en tant que tel il n'est rien.

    La mort n'est rien de positif, rien de constructif. Elle ne résout aucun problème. N'est pas une issue.

    C'est dans cette conscience du droit à la mort que l'homme construit sa noblesse d'âme, qu'il construit sa vie.

    En s'occupant d'abord des vivants il leur laisse leur humanité, leur permet d'avoir un sens.

    Donner la mort c'est accepter l'inhumanité, la facilité, l'indignité. C'est enfermer l'autre. Finalement donner la mort c'est forcer, alors que la vie est contingence, hasard, et LIBERTE.

    Tout cela, l'homme le comprend lorsqu'il se trouve face à la mort. Le cadavre n'est un corps que par homonymie dit Aristote.

    Reste qu'en tant qu'homme je me dois de ne pas me contenter d'assister à la mort de l'autre mais d'assister la mort de l'autre. Si notre noblesse dépend de notre conscience la mort, en faire un tabou c'est nous cantonner à l'ignorance pure et simple. Nous mourons tous mais j'espère dignement. Et si parfois certains d'entre nous n'ont plus la force, sans doute que nous ne pouvons prendre ce droit à sa place mais seulement l'aider à comprendre sa noblesse...

     

    Lien permanent Catégories : => Saison 1, Comptes-rendus des débats, [03] "A-t-on le droit de mourir?" Imprimer 1 commentaire Pin it!