Thème du débat : "Faut-il trouver un sens à chaque chose ?"
Date : 9 mai 2014 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée
Un peu plus de 70 personnes s'étaient réunis le 9 mai 2014 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée de Montargis pour un nouveau café philosophique intitulé "Faut-il trouver un sens à chaque chose ?" Il s'agissait d'une séance exceptionnelle en ce que Claire et Bruno étaient accompagnés pour l'occasion de six lycéennes, venues en tant que co-animatrices : Marine, Marion, Camille, Coraline, Alice et Caroline, représentaient la quasi-totalité de la classe de Terminale littéraire du Lycée Saint-François de Sales de Gien.
"Faut-il trouver un sens à chaque chose ?" Au préalable, avance un premier participant, se poser une telle question c'est déjà apporter une partie de la réponse ; c'est admettre que ce questionnement a un sens. Comment interroger un tel sujet ? se demande Claire. Finalement, en vertu de quoi devrions-nous trouver un sens à chaque chose ? Et quelles sont ces "choses" ? A contrario, que signifierait ne pas en trouver ? Puis-je être dans ma vie comme détachée de toute explication qui me dépasserait ? Par ailleurs, une philosophie de vie et une philosophie pratique seraient-elles viables si l'on choisissait de n'assigner aucun sens aux choses ?
Un intervenant souhaite apporter un éclairage sur le sujet de ce débat : parle-t-on de "trouver" ou de "chercher" ? Il est certainement question ici, souligne une des co-animatrice, d'une notion de devoir et de morale. À moins qu'une démarche de philosophie pratique nous pousse à un carpe diem salvateur (Horace), c'est-à-dire à accepter ce qui nous est imposé. Il se pourrait aussi, dit un participant, que ces deux démarches – trouver et chercher – soient complémentaires dans nos vies.
Dans la question de savoir s'il faut trouver un sens, il y a la notion d'assignation, ou non, d'une valeur aux choses, de repères, à l'instar de Friedrich Nietzsche qui affirmait que n'importe quelle valeur valait mieux qu'aucune. L'autre point soulevé par Claire est la notion de sens : la signification est-elle nécessaire ? Si l'on prend l'exemple d'une œuvre d'art, celle-ci doit-elle être simplement vécue et reçue tel quel ou bien doit-elle être décryptée pour être comprise et accueillie ?
Quand on s'interroge sur le sens qu'on donne aux choses – une "auberge espagnole", est-il dit : événements, objets, relations à l'autre, etc. – le sens intègre aussi une finalité, y compris une finalité spirituelle. La signification c'est aussi l'orientation : dire "je t'aime", par exemple, cela peut vouloir autant dire "je ne te déteste pas" que "je m'engage dans une relation avec toi". Je nomme les choses, j'y mets une sorte d'étiquette – une volonté aussi. Autrement dit, je nomme les éléments et les objets, pour reprendre ce qu'affirmait Henri Bergson : je les classe, voire je les oriente. Il y a donc derrière cela une notion d'utilité. Cela peut être une utilité pragmatique lorsqu'il est question d'un objet (d'un ouvre-boîte, d'une voiture, etc.) mais cela peut aussi être une utilité plus noble lorsqu'il s'agit de sentiments (l'amour, l'amitié, le pardon, etc.). Donner un sens, complète un participant, c'est aussi donner une définition : de quoi parle-t-on ? Trouver du sens, réagit un intervenant, est sans doute insuffler du concret dans une démarche a priori incompréhensible. Il prend pour exemple la construction du Château de Versailles au XVIIe siècle. Cette création "insensée" obéissait à des raisons politiques – voire économique, ajoute-t-il sous forme de boutade : "un investissement à long terme pour le développement du tourisme trois siècles plus tard" !
Une question se pose dès lors : y a-t-il un devoir moral, voire une contrainte physique, à assigner des significations à ce qui pourrait nous arriver ? Ou bien faudrait-il, comme il a été dit précédemment, se contenter de vivre une vie détachée de ces questions angoissantes. L'être humain se trouve dans une situation aporétique et être terrifié. Il se trouve coi devant le choix qui lui est proposé, affirme un intervenant : comprendre et être au monde ou bien être passif.
Cette passivité, dit une des co-animatrices de ce soir, se trouve illustrée de manière frappante dans le roman d'Albert Camus, L'Étranger. Meursaut, personnage étranger à son monde, ne veut pas trouver de sens à sa vie. Son existence est absurde. Il est indifférent et passif à chaque chose : à sa vie sentimentale, à ses proches, au décès d'autrui et même à sa propre mort. Cette posture simplifie sans nul doute le rapport au monde et aux autres : c'est en effet une chose de donner une signification à un objet, à une chaise par exemple ; c'en est une autre de donner du sens à une relation (à un "je t'aime, par exemple"), infiniment plus complexe. C'est d'ailleurs ce qui différencie l'animal de l'homme : en dehors du stimulus extérieur qui nous protège d'un danger, la conscience nous permet de revenir en arrière sur une action passée et de se projeter vers l'avenir. L'impératif catégorique du "Connais-toi toi-même" (Platon) est piétiné par Meursaut,qui choisit de subir les événements sans vivre sa vie d'homme. Ce qui nous met mal à l'aise dans le roman de Camus est également l'absence d'émotion du personnage, ces émotions qui sont aussi des catalyseurs de la recherche de sens, pour ne pas dire un besoin (culturel, spirituel, etc.) inhérent à l'homme.
Nous retrouvons là cette problématique abordée plus tôt : trouver ou rechercher ? Qu'est-ce qui pourrait nous empêcher de voir dans la vie quelque chose d'absurde et/car subie ? Dans ce cas, nous pourrions être dans le monde déconnectés de toute signification et vivre une "vie insensée" ! Une telle vie incohérente – et pas forcément absurde et qui nous permettrait peut-être de vivre malgré tout notre vie d'homme debout (Alain). Le fou – celui qui aurait compris avant tout le monde que le monde n'a pas de sens ! – ne serait-il pas le parfait exemple de ce type d'existence, incohérente ? Vivre de manière insensée semble ne pas être possible, réagit un participant, dans la mesure où la société a son mot à dire. Le vivre ensemble l'impose, ce qui fait dire à plusieurs personnes dans l'assistance que c'est fondamentalement ce qui différencie l'homme de l'animal.
Chercher un sens c'est trouver des repères, dit un nouvel intervenant, à la manière par exemple des personnes sans emploi que l'on tente de remettre sur une voie. L'action peut, par contre, être un moyen d'avancer, sans y mettre ce trop-plein de signes et vivre dans le mouvement. Cette assertion est discutée. Agir et se donner un ou des buts – professionnels, personnels, sportifs ou autre – c'est en soi donner une orientation et, par là, un sens à sa vie. D'ailleurs, pour dépasser des obstacles qui se dresseraient devant nous, le rappel du sens permet aussi de les dépasser et d'être dans le monde.
Comment appréhender ce monde justement et faut-il y trouver un sens ? Cette question posée par Claire nous interroge sur la recherche de la vérité, qui est par exemple l'objectif de la justice. La véracité importe finalement peu : l'essentiel est d'avoir des repères, tels ces aveugles capables de s'orienter dans notre monde grâce à d'autres vecteurs. D'où, ce problème de William Molyneux : que se passe-t-il lorsqu'un aveugle recouvre la vue ? Pourra-t-il reconnaître des objets sans les toucher ? Certains films de science-fiction appréhendent le sens et le réel de manière inédite et troublante, capables "de nous mettre la tête à l'envers" (Inception pour ne prendre que cet exemple).
Si, en tant que sujet, je donne le sens à l'objet – dans son sens le plus large : choses matérielles, relations, événements, etc. – que j'ai en face de moi, est-ce que je ne trahis pas cette réalité en lui donnant une signification ? Dit autrement, assigne-t-on du sens à une chose parce que l'on est incapable de vivre sans repère ? L'école philosophique des gestaltistes a théorisé la Psychologie de la Forme (Gestaltpsychologie) : ils affirment que l'être humain est ainsi fait qu'il ne peut pas pouvoir faire sans sens, et plus précisément sans forme. Le monde lui été donné brut et ne peut pas être analysé par notre cerveau s'il ne lui assigne pas des formes, qu'elles soient véritables ou non (cf. aussi ce lien). À leur suite, Henri Bergson affirme que nous ne sommes pas "véritables" au monde. Nous collerions des étiquettes sur tel ou tel objet et ces étiquettes permettent de donner des repères et s'orienter. Faut-il donc tout signifier ou devrions-nous vivre le monde en spectateur, contemplatifs ? Henri Bergson, encore lui, parle de l'art et affirme que lorsqu'un peintre représente des objets sur une toile – les pommes de Cézanne, par exemple – il en retire l'aspect pragmatique : ces pommes ne sont plus des pommes – tout comme la pipe de Magritte n'en est pas une, cf. ce lien ! Or, le spectateur va tout de même considérer que ces "fausses pommes" en sont. Tout se passe comme si en enlevant le côté utile et utilitaire de tel ou tel objet, ceux-ci sont vus tels qu'ils sont et retrouvent pleinement leur sens.
Sommes nous capables d'apposer des sens à des choses moins rationnelles. Ne faudrait-il pas mieux laisser les choses avoir leur propre sens, sans chercher à les interpréter ? Cette question se heurte à notre appréhension de l'Histoire. Les événements historiques acquièrent un sens, mais seulement a posteriori. À l'heure où plusieurs commémorations rythment notre actualité (70 ans du Débarquement de Normandie, centenaire du début de la première guerre mondiale), il est admis que nombre de vérités, jugées incontestables à une certaine période, sont réexaminés avec le temps : ainsi, les fusillés pour l'exemple pendant la guerre 14-18 ne sont plus du tout considérés comme des "traîtres à la Nation" de nos jours.
L'expression courante "cela n'a pas de sens" paraît intenable. Les faits ne peuvent pas s'appréhender bruts, sans une signification ou une orientation intelligible. La logique du bonheur pourrait résulter a contrario du refus d'une compréhension du monde, à l'image de Candide. "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes", affirme le personnage de Voltaire : je n'ai pas à trouver du sens car il est là, devant moi. Disons aussi que les religions proposent aussi ce genre de pensées : les événements passées sont passées et un ordre invisible régit notre monde. Les stoïciens affirment de leur côté qu'il y a ce qui dépend de moi et ce qui n'en dépend pas. Ce qui ne dépend pas de moi, je dois m'en détacher, sans trouver du sens. Quant à ce qui dépend de moi, il est admis que cela représente une part relativement tenue.
Donner du sens participe aussi à une forme d'engagement mais aussi à une forme de cohésion des sociétés humaines. L'absence de sens pourrait signifier quelque part que tout est permis. Dire "Chacun sa vérité" ou "Les goûts et les couleurs se valent" ne serait-ce pas "un relativisme de mauvais aloi" ? Le sens que l'on donne aux choses est à tout le moins relatif. Les religions vivent sur des vérités et des repères différents. Si Blaise Pascal proclame justement : "Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà", pour René Descartes "le bon sens est la chose la mieux partagée au monde" (Discours de la Méthode). Mais est-ce que ce bon sens, s'interroge un intervenant, est suffisant pour donner du sens à sa vie ? Claire répond que selon le même Descartes, c'est une chose de l'avoir, ce bon sens, c'est une autre chose que de "l'appliquer bien", et a fortiori de le partager pour en faire un "sens commun" (cf. aussi ce lien). Un intervenant réagit à ce sujet : "Il n'y a pas de sens unique même s'il y a souvent du sens commun."
Un participant se demande si la recherche du sens ne peut pas être comparée aux théories scientifiques : elles ne servent qu'un temps, aussi longtemps qu'elles fonctionnent, jusqu'au jour où on leur donne un autre sens qui convient davantage. "On n'est pas sensible à tout ; mais on n'est pas insensible non plus", dit un autre intervenant : le sens fait intrinsèquement partie de l'homme. Une des co-animatrice en revient à la Psychologie de la Forme : chaque chose a un sens mais pour soi uniquement, ce qui vient en contradiction avec la religion, véhicule de vérités et de sens pris dans un... sens collectif. Du coup, lorsque Nietzsche proclame que "Dieu est mort", cela implique que tout est permis et que c'est l'individu qui se réapproprie la recherche de sens.
Dans le monde, Jean-Paul Sartre dit que nous sommes condamnés à être libres, obligés de faire des choix, en permanence. Après la mort de Dieu (Nietzsche ), ce dont on a accusé Sartre c'est de pratiquer une philosophie du désespoir car aucun être immanent ne me sauverait et je n'ai pas la possibilité d'être guidé ni pardonné en dernier ressort. La recherche de sens est d'abord un acte libre. Est-ce à dire que cette recherche est simple ? Non. Certaines personnes ont trouvé leur sens, définitivement. Ces gens-là, Sartre ne les envie pas et considère qu'elles sont posthumes à elles-mêmes.
Une intervenante aborde la question des religions en tant que pourvoyeuses de vérité, pour ne pas dire de "valeurs communes". Des valeurs qui peuvent aussi aider à adopter et adapter une philosophie pratique. Créer son propre sens, admet Claire, peut être jouissif et appartenir à un idéal de liberté. Pour autant, admettre que tout vaut tout, remiser au placard toutes les valeurs morales, est considéré par nombre de psychologues comme nocif, à commencer par l'éducation des enfants. Le sens fait sens justement en ce qu'il créé des repères pour la vie. Dans cette optique, les valeurs communes – y compris religieuses – peuvent nous rassurer. Un autre exemple, celui de la justice, nous interroge en ce qu'il apparaîtrait que cette institution est interrogée sur ce qu'il faut faire ou non. La justice deviendrait référent. Tout se passe comme s'il y avait une injonction sociale pour que les juges et les avocats décident des valeurs communes pour vivre en société. D'où ce danger que la société en deviendrait dépendante ! Il est, là, aussi question de pouvoir, cette mainmise qui a pu – et qui est encore – le reproche fait aux religions.
"Sous prétexte de sens, il peut y avoir beaucoup de complaisance", affirme un intervenant : l'esprit de système peut se baser sur cette soif de sens pour trouver un sens commun qui peut à la longue devenir sclérosant, voire aliénant. Il y a un côté rassurant dans le système, sans même parler d'esprit grégaire. Cette satisfaction mentale rassurante est illustrée par ces vers de Louis Aragon : "Vous voudriez au ciel bleu croire / Je le connais ce sentiment / J'y crois moi aussi par moments / Comme l'alouette au miroir / J'y crois parfois je vous l'avoue / A n'en pas croire mes oreilles / Ah je suis bien votre pareil / Ah je suis bien semblable à vous."
L'on parle de satisfaction ; pourquoi ne pas parler de cette quête du bonheur ? Une quête du bonheur mais aussi l'appréhension de la mort et le désir de bien mourir. Comme le dit Claire, pour bien mourir, il faut avoir bien vécu, c'est-à-dire avoir trouvé son sens et avoir pris ses responsabilités.
Cette quête de sens, une quête pour la vie, est capitale pour se mouvoir dans la vérité, voire trouver une justification a posteriori afin de se conforter dans ses propre choix. Une personne accepte sa mort – par exemple un patient dans des soins palliatifs – à partir du moment où sa vie lui paraît cohérente. Ainsi un sentiment de plénitude aide à accepter notre propre mort. Dès lors, le "Connais-toi toi-même" socratique semble avoir trouvé un aboutissement.
Pour aller plus loin dans ce débat, retrouvez cette émission de La Philosophie au Comptoir (C2L) qui est consacrée à ce sujet.
Trois sujets sont mis au vote en fin de débat : "Suis-ce ce que la culture fait de moi ?", "Avons-nous ce que nous méritons ?" et "Une morale sans Dieu est-elle possible ?" C'est le sujet "Avons-nous ce que nous méritons ?" qui est élu et qui fera l'objet d'un débat lors de la séance du 13 juin 2014, la dernière de cette saison 5 du café philosophique de Montargis.