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Bouvier : Plénitude

9782707179012.jpgEnsuite, j'ai fumé un narghilé en regardant la montagne. À côté d'elle, le poste, le drapeau noir-rouge-vert, le camion chargé d'enfants pathans leur long fusil en travers des épaules, toutes les choses humaines paraissaient frustes, amenuisées, séparées par trop d'espace comme dans ces dessins d'enfants où la proportion n'est pas respectée. La montagne, elle, ne se dépensait pas en gestes inutiles : montait, se reposait, montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, des parois biseautées comme un joyau. Sur les premières crêtes, les tours des maisons-fortes pathanes luisaient comme frottées d'huile ; de hauts versants couleur chamois s'élevaient derrière elles et se brisaient en cirques d'ombre où les aigles à la dérive disparaissaient en silence. Puis des pans de rocs noirs où les nuages s'accrochaient comme une laine. Au sommet, à vingt kilomètres de mon banc, des plateaux maigres et doux écumaient de soleil. L'air était d'une transparence extraordinaire. La voix portait. J'entendais des cris d'enfants, très haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le sabot de chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J'ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l'anecdote était comme aboli. L'étendu de montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu'aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d'une pièce où j'était venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps. « Pérennité… transparente évidence du monde… appartenance paisible… » moi non plus, je ne sais comment dire...

Nicolas Bouvier, L'usage du monde (1963)

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