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  • Jankélévitch : "L’homme est « amphibie »"

    L’homme est "amphibie", mais non pas en ce sens que le corps est une expression de l’âme ou une allusion à l’âme, ni même une projection spatiale du temporel, ni en général une traduction visible de l’invisible : l’homme est d’abord amphibie en ce qu’il est tout amphibolie, et confusion ou indivision totale du charnel et du psychique. Pas plus que l’espace et le temps ne sont deux « dimensions » symétriques admettant un quelconque rapport de correspondance, le corps et l’âme ne sont deux substances corrélatives capables en droit d’exister l’une sans l’autre.

    Vladimir Jankélévitch, Philosophie première (1986)

    Photo : Pexels - Mike Bird

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  • Jankélévitch : Oubli et irréversibilité

    Jankelevitch.jpgL'oubli, gommant le contenu empirique de la chose faite, laquelle est toujours oubliable, dénude l'effectivité du fait d'avoir-eu-lieu dans ses deux formes principales, l'avoir-été et surtout l'avoir-fait ; cette effectivité on peut la dire, par manière de parler, « inoubliable » ; toute chose faite ou vécue peut être tôt ou tard remémorée par l'un, oubliée par l'autre, mais l'effectivité de l'avoir-eu-lieu est, pour ainsi dire, en elle-même inoubliable, ou plutôt soustraite à priori à l'alternative précaire de la mémoire et de l'oubli ; mieux encore - l'oubli et la mémoire psychologiques n'ont pas de sens par rapport à elle ; et même si les habitants de la planète oubliaient tous ensemble que la chose a eu lieu, la chose éternellement et universellement oubliée n'en subsisterait pas moins, indépendamment de moi et de toi, dans une espèce de ciel métempirique, présente virtuellement pour un témoin quelconque, omniprésente et omniabsente et à tout moment remémorable ; il suffit qu'elle ait eu lieu, fût- ce un instant. Ce qui s'atténue et s'exténue et s'amenuise par l'effet du devenir irréversible, c'est le retentissement de l'événement et son écho de plus en plus lointain, non pas le fait qu'il est une fois advenu. D'abord dans l'ordre de l'avoir-été : le rescapé d'Auschwitz peut, au fil des ans, avoir perdu tout souvenir de son calvaire, n'y plus penser et n'en parler jamais, ne tenir nul compte, dans sa vie présente, d'un passé maudit définitivement enseveli ; la marque indélébile imprimée sur son bras par les bourreaux immondes s'est peu à peu effacée ; les ultimes conséquences ou, comme dit la médecine des camps, les dernières « séquelles » de sa misère ont disparu sans laisser la moindre trace ; tout est liquidé, compensé, oublié et, de surcroît, pardonné. La page est donc tournée... Hélas ! Ne tournez pas ! Attendez encore ! Un instant encore avant de tourner cette page... Quel est ce dernier scrupule sur le seuil du pardon ? Quelle est cette différence infinitésimale et parfaitement inconsciente, quelle est cette diaphora pneumatique et impalpable qui fait du survivant de l'enfer un homme pas tout à fait comme les autres ? Rien de dosable ni de pondérable sans doute... Seulement un certain air lointain, je ne sais quelle lueur étrange et fugitive dans le regard : cette indéfinissable lueur est comme le reflet métempirique de l'inexpiable, c'est-à-dire de l'impardonnable, c'est-à-dire de l'irrévocable. Et plus le survivant de l'enfer enveloppe de silence cette chose inavouable, plus lourdement l'indicible pèse sur son existence.

    Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la Nostalgie (1974)

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  • Vladimir Jankélévitch : L'Ironie

    Il est une ironie élémentaire qui se confond avec la connaissance et qui est, comme l'art, fille du loisir. L'ironie, assurément, est bien trop morale pour être artiste, comme elle est trop cruelle pour être vraiment comique.

    Vladimir Jankélévitch, L'Ironie (1999)

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  • Compte-rendu du débat "Un bon philosophe a-t-il toujours raison?"

    Le vendredi 4 octobre 2019, le café philosophique de Montargis se réunissait au Belman pour une séance spéciale 10e anniversaire. C’est en effet en octobre 2009, le 3 octobre précisément, qu’était créé au centre commercial de La Chaussée une animation philosophique, animée par Claire et Bruno. 10 ans plus tard, contre toute attente, le café philosophique de Montargis continue sa route. Bruno communique un message de Claire pour saluer les animateurs et les participants du café philo : "Je souhaite un très joyeux anniversaire au café philo de Montargis ! Il y a 10 ans c’était une idée un peu singulière, voire carrément folle et aujourd’hui il semble entré dans les mœurs. Ce café est une sublime aventure. Je garde de magnifiques souvenirs des premières séances faites en toute intimité, comme de celles plus polémiques et bondées (vous rappelez vous des lettres nous dissuadant de continuer ? Des tensions amenées par certaines interventions et par certains intervenants ?). Demeurent surtout l’impression de parole libérée, de tolérance, de soutien aussi, de déploiement d’une pensée commune, bigarrée certes, mais nous grandissant les uns et les autres. J’en parle encore souvent aujourd’hui, comme de retrouvailles entre amis, au café, un soir par mois pour échanger, rire mais parfois aussi s’émouvoir et être ému. Je pense très souvent à vous tous (Isabelle, Pascal, Gilles, Jean Marie et Marthe, Dominique, Bruno bien sur, et tous les autres que je n’ai pas oubliés mais la liste est longue). Vous m’accompagnez toujours dans mes cours et m’avez beaucoup apporté. Régulièrement je me dis qu’il me manque vos sourires, vos regards et nos échanges. Merci à tous d’avoir été là dès le début ou un peu plus tard…"

    aPour cette séance spéciale, c’est de philosophie et de philosophes dont il sera question. Qu’est-ce qu’un philosophe et qu’est-ce qu’un bon philosophe ? Une autre question est posée : est-ce que dans un café philo on philosophe ?

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    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Comptes-rendus des débats, [84] SPÉCIALE 10 ANS DU CAFÉ PHILO Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Compte-rendu du débat: "Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir?"

    Le vendredi 13 avril, le café philosophique de Montargis se délocalisait exceptionnellement à la Médiathèque de Montargis pour un nouveau débat qui avait pour thème : "Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?" L’équipe de la médiathèque avait mis les petits plats dans les grands pour accueillir un public d’une soixantaine de personnes venus débattre.

    Ce sujet est capital en philosophie, comme le disait en substance Albert Camus. Pour un premier participant, la question du débat semblerait poser problème dans sa formulation. Deux autres intervenants abordent le sujet de ce soir comme un appel à avoir en finalité notre mort future, sans perdre de vue pour autant cette vie qui nous est donnée et dont nous devons tirer profit. Si "philosopher c’est apprendre à mourir" comme le disait Montaigne, cela ne doit pas être une obsession ni nous empêcher d’agir – dans la mesure de nos moyens – choisir nos actions à entreprendre, avec le minimum d’impacts sur notre planète.

    La question du débat de ce soir interpelle une autre personne du public. "Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?" : le "comme si" interpelle. C’est un "comme si" qui implique une forme de mensonge ou d’illusion puisque de toute manière nous mourrons tous un jour.

    Par ailleurs, pour une autre personne du public, la question ne se pose pas au conditionnel : quand on naît, on vit et il y a par la suite un instinct de vie qui nous fait avancer lorsque nous sommes enfants. La pensée de la mort viendrait après – et en tout cas pas.

    Finalement, est-il encore dit, dans la question de ce soir, "Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?", chacun de ces termes pose problème, et, mis bout à bout, nous serions hors-sujet. La proposition de ce soir, intervient un animateur du café philo, est aussi celle que nous propose la société de consommation dans laquelle nous sommes. Dans des temps plus anciens, la mort était par contre plus présente qu’aujourd’hui, ne serait-ce que parce que les guerres étaient plus présentes.

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  • Compte-rendu du café philo : "œil pour œil, dent pour dent?"

    Thème du débat : "Œil pour œil, dent pour dent ?" 

    Date : 6 novembre 2015 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée

    Pour cette 52e séance du café philosophique de Montargis, envers 90 personnes étaient présentes pour débattre avec l'invitée exceptionnelle, Catherine Armessen, autour de la question "Œil pour œil, dent pour dent ?", un sujet autour du thème de la vengeance et du pardon. Bruno présente l'invitée de la soirée : Catherine Armessen est médecin et romancière. Après avoir écrit pour les petits, elle a décidé de passer à la littérature adulte. L'auteur traite volontiers des sujets de société, si bien que l'on peut justement parler de ses romans comme des "romans documentaires" : Manipulation (2007, Prix Littré) traitait des sectes et La Marionnette (2013) de la manipulation dans le couple et des pervers narcissiquese (ces deux sujets ayant fait l'objet de débats en 2011 et 2013). Son dernier livre, Tu me reviendras (2015), un thriller, traite de la vengeance. C'est pour parler de ce sujet que Catherine Armessen est présente à ce café philo.

    Claire commence le débat par rappeler l'origine de l'expression "œil pour œil, dent pour dent". Cette expression retranscrit la loi du Talion, terme originaire du latin talis qui veut dire "tel" ou "pareil". La loi du Talion consiste en "la juste réciprocité du crime et de la peine". Cette loi, qui fonde notre justice, se trouve à l'origine dans le Code Hammurabi, un texte babylonien datant du XVIIIe siècle avant JC. Ce texte stipulait que "si un homme arrache l’œil d’un autre homme, son œil sera arraché. Si un homme brise un os d’un autre homme, son os sera brisé." Ces préceptes ont été repris dans la majorité des textes religieux, la Torah, la Bible ou le Coran. Cette loi du Talion a ensuite largement inspiré nos lois actuelles.

    Catherine Armessen prend la parole en évoquant son livre Tu me reviendras qui traite de la spirale de la vengeance. En quoi la vengeance diffère-t-elle de la justice ? La justice entend punir un délit ou un crime dans un cadre précis qui entend être rationnel. Et la punition est décidée par une personne tiers – un juge ou un jury – alors que dans la vengeance c'est la ou les victimes qui cherchent à obtenir réparation, dans une décision mue par la passion et parfois la violence. Aussi, dit Catherine Armessen, peut-on opposer la veangeance/violence/passion à la justice/punition réfléchie/raison.

    Un intervenant réagit. Cette loi, "œil pour œil, dent pour dent, main pour main, meurtrissure pour meurtrissure", qui peut paraître cruelle, est destinée à donner de la raison à une vengeance qui pourrait occasionner une violence déconsidérée. Catherine Armessen va dans ce sens : la loi du Talion s'inscrivait dans une volonté de paix sociale, pour éviter une spirale de la violence, malgré ses imperfections. En un sens, c'est une loi intermédiaire entre la vendetta et la justice moderne, élaborée avec une tarification par crime.

    Bruno va dans ce sens. La loi du Talion apporte en effet une forme de raison. C'est d'ailleurs ce que dit Hegel. Or, ce qui diffère bien entre la justice et la vengeance c'est la manière dont elles sont appliquées. Dans un cas, c'est une tiers-personne, qui est en dehors de l'acte, qui obtient réparation alors que dans l'autre c'est la victime qui punit.

    La justice serait donc un moyen d'apporter de la raison en lieu et place d'une vengeance aveugle susceptible d'être cruelle et "injuste". Or, la justice peut, dans certains cas, n'être pas raisonnable. Bruno prend l'exemple de la peine de mort sous l'Ancien Régime. Michel Foucault décrit, dans Surveiller et Punir, le supplice et l'exécution de Damiens, accusé d'un attentat contre Louis XV, en plein Siècle des Lumières. Loin d'être une mesure simplement coercitive, cette mise à mort est décrite par Foucault sur 50 pages hallucinantes. Le philosophe ne nous épargne aucun détail sur le supplice et l'exécution du condamné. Ici, l'acte judiciaire semblerait bien relever d'un acte de vengeance collective vis-à-vis d'un homme qui a commis le pire des crimes : le régicide, forme symbolique du parricide qui était considéré comme le crime le plus abominable à l'époque. Or, l'application de la Loi du Talion n'apparaît pas appropriée dans ce cas de figure, dans la mesure où le roi est sorti sauf de cet attentat, au contraire de son auteur (à moins que l'on ne puisse parler d'une Loi du Talion "symbolique"). Finalement, la différence entre justice raisonnable et loi du Talion paraît dans certains cas tenu.

    Pour Catherine Armessen, la justice s'adapte, peu ou prou, à la société de son époque. Dans l'exemple de Damiens, ce qui est également en jeu c'est aussi le rapport avec le corps. En tout cas, le besoin de réparer avec la brutalité, que ce soit individuellement ou collectivement, est toujours présente. Or, la vengeance peut être apportée sous l'angle psychologique. La vengeance prend son origine dans des émotions que nous ressentons face à des émotions. C'est une manière de décharger "nos émotions négatives". En ce sens, l'acte de vengeance et le désir de vengeance sont différents. La Rochefoucauld disait justement que "la vengeance procède toujours de la faiblesse de l'âme qui n'est pas capable de supporter les injures". La vengeance initie un cycle de violences, comme dans la vendetta. La Colomba de Mérimée en est un très bel exemple, dit notre invitée. La vendetta, dans la Corse traditionnelle, n'est pas stricto sensu une loi du Talion : c'est une forme de justice arithmétique, une dette à régler : "Je te tue deux hommes, tu me tues deux hommes, et ainsi de suite... jusqu'à plusieurs cousinades éloignées."

    Catherine Armessen parle du désir de vengeance : "Nous sommes tous violents", constate-t-elle. Les règles sociales mises en place sont destinées à freiner cette violence, quitte à aller contre la nature. Bruno ajoute que René Girard, décédé quelques jours avant ce café philo, a beaucoup réfléchi et disserter sur cette violence, le désir mimétique mais aussi le pardon, vu sous l'angle religieux et catholique (voir ce texte). Catherine Armessen affirme que la violence est nécessaire pour préserver notre équilibre psychique. La vengeance semblerait être inhérente au fonctionnement humain, à un instinct (ou désir) vital en jeu. Cette vengeance va s'exprimer obligatoirement à travers quatre possibilités. Première possibilité : se venger contre l'agresseur ("je me fais mal tu me fais mal"). Dans ce cas la justice est là pour réparer l'affront. Deuxième possibilité : choisir un bouc-émissaire, avec l'exemple du peuple juif pendant la seconde guerre mondiale. Troisième possibilité : la sublimation "qui est une manière noble de se venger" : un enfant agressé physiquement va, par exemple, se mettre à être bon à l'école pour aider l'autre. Quatrième possibilité : se venger contre soi-même en tombant malade. Et c'est tout le problème des maladies psychosomatiques. Catherine Armessen lit un court passage de son roman Tu me reviendras : "Nathalie grimaça en ressentant une douleur dans son mollet droit, souvenir d'un vieil accident. La douleur était si présente dans sa vie qu'elle l'avait, par dérision, prénommée Carabosse, comme la sorcière qui se faufilait dans les contes depuis le XIIIe siècle. La douleur était là, tyrannique, obligeant sa victime à se courber pour se passer la jambe, pour dissiper la crampe qui s'installait. Carabosse, la vieille fée bossue à trente carats, s'invitait quand Nathalie se sentait débordée par sa vie, comme ce matin où elle supportait mal les grommellements qui l'attendaient". Catherine Armessen souligne que souvent le corps parle et il faut l'écouter.

    Bruno revient sur cette notion de respect. Chercher à se venger contre quelqu'un qui a bafoué mon honneur est quelque part un acte rationnel. D'après Nietzsche, dans cette vengeance offensive, c'est la raison qui joue : on raisonne sur la vulnérabilité de l'adversaire et à ce qui pourrait le faire souffrir, même si les conséquences de cet acte ne sont pas réfléchies et raisonnées. La vengeance serait par ailleurs vouée à l'échec dans la tentative de réparation : "Quand on punirait un bourreau en lui infligeant les souffrances qu'il a infligées... Ce tortionnaire n'aurait pas cent corps pour souffrir les cent martyres qu'il a faits. La punition n'irait pas assez loin. Elle serait inaccomplie et confesserait son impuissance devant le crime." disait France Quéré.

    La question qui est ensuite posée est de savoir si la violence est naturelle. Par exemple, les "castagnes" sur les cours de récréations sont-elles si néfastes que cela, se demande Catherine Armessen ? Un participant récuse ce propos, ajoutant que si la violence est dite naturelle, la non-violence l'est tout autant. Face à la pulsion nous poussant à agir avec brutalité afin que nous soyons respectés, il y a la pulsion naturelle qui nous pousse vers l'autre avec bienveillance et sociabilité, car je suis un être de relation – et de relation pacifique. Pour cet intervenant, associer justice et punition pourrait être considérée comme réducteur car ce qui est également en jeu c'est la réparation, afin que nous parvenions à revivre ensemble. Par ailleurs, la non-violence n'est pas la non-agressivité. L'agressivité est une forme de combativité. Elle peut être violente et non-violente. Et c'est celle-ci qui doit être éduquée, y compris auprès des enfants (cf. café philo "L'éducation à la non-violence"). Pour aller plus loin, une participante cite Lao Tseu qui disait : "Si quelqu'un t'a offensé, ne cherche pas te venger. Assied-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son cadavre." On est dans une tradition bouddhiste et taoïste qui parle de la loi de causalité : si l'on cause quelque chose, il y aura un effet. Delà, une personne non-violente ne cherchera pas à se venger car la réponse à un acte répréhensible viendra d'elle-même. Par ailleurs, cette intervenante estime que si une personne cherche à se venger c'est qu'elle n'a pas de solution pour gérer son vécu. "Un désir de vengeance se domestique", ajoute un autre participant, avant de citer un autre penseur oriental, Gandhi : "Avec une maxime comme ça [Œil pour œil dent pour dent"], il y aura bientôt la moitié de l'humanité qui sera borgne et l'autre moitié qui sera édentée." La loi du Talion est source de beaucoup de conflits et de démesures criminelles car cette maxime "se traduit souvent par un peu plus d'un œil pour un œil et un peu plus d'une dent pour une dent". Cet intervenant cite ensuite l'Évangile de Matthieu, un texte de sagesse religieuse, qui vient apporter une contradiction avec cette loi du Talion : "Vous avez appris qu'il a été dit : œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre" (Matthieu, (5, 38-42). Cette citation, souvent stigmatisée, serait en réalité mal interprétée. Elle n'est pas un appel à la soumission et à la non-résistance. Tolstoï disait que la traduction est mauvaise car cette phrase de Jésus signifierait plutôt : "Ne résiste pas au méchant avec les moyens du méchant" – mais résiste toutefois.

    Une intervenante réagit en faisant de nouveau référence à la tradition bouddhiste : "L’étendue de la criminalité peut être réduite en améliorant les conditions sociales et économiques, mais aucune société humaine ne sera jamais capable d’éradiquer complètement le crime. C'est à chaque être de prendre la responsabilité de son amélioration et de voir la continuité entre le criminel et la victime possible qui est en nous". Chacun doit être conscient qu'il peut basculer du statut de criminel à victime.

    Le désir de vengeance semblerait être un symptôme qui se tourne contre la personne qui l'énonce ; Catherine Armessen cite un passage de son dernier roman : "Comme il t'allait ce tailleur... Le jour où tu ruinais ma vie, tu portais la même coiffure. En te cadrant dans l'objectif, je t'ai haïe pour ta trahison... Ah tout ce bonheur perdu dans l'inflexibilité du temps ! Toutes ces petites joies mortes à cause de toi... Rien désormais ne m'empêchera de te rejoindre et de te détruire." En tant que médecin Catherine Armessen témoigne : elle voit des gens s’abîmer gravement dans la haine et dans les émotions négatives. Mais est-ce leur intérêt de les laisser se focaliser sur ces désirs ? Elle s'interroge sur la manière de passer au-dessus d'une agression sans passer par l'acte de vengeance. La première solution est la justice, qui veut dire aussi la reconnaissance du crime par l'autre. Les vertus thérapeutiques ont également une grande importance, comme cela est montré dans les manipulations mentales dans le couple.

    Pour un intervenant, chacun peut être amené à choisir entre vengeance et justice en fonction de la nature du préjudice et de son intensité. L'autre aspect est la confiance que l'on peut avoir dans la justice. Pour un autre intervenant, il peut y avoir une incompréhension sur la nature de la justice et sur ses décisions, dans la mesure aussi où la justice peut être décalée par rapport à la société, avec une justice qualifiée d'inhumaine, des juges seuls et des victimes parfois oubliées. Pour revenir à la vengeance, dit une autre personne du public, le commencement de ce désir est d'abord l'instinct. Catherine Armessen parle, de son côté, de "survie psychique inconsciente". Bruno réagit et parle d'ambivalence : la notion "arithmétique" qui dit "œil pour œil, dent pour dent" est contredite par une motivation de fait "instinctive". Il semblerait que la loi du Talion se pare de beaux oripeaux civilisateurs pour finalement cacher les instincts qui sont au cœur de cette forme de justice.

    Dans la loi du Talion, réagit un autre participant, il y a l'aspect sociétal. La vengeance ne peut pas être une solution laissée à l'individu pour obtenir réparation. Il faut qu'il y ait un contrôle social pour empêcher tous les règlements. Or, un intervenant constate que la justice a pour motivation la défense de la société - plutôt que de l'individu - comme le montrait Foucault, ce que beaucoup de victimes peuvent déplorer car elles se sentent oublier. C'est le cas dans les grands crimes ("la justice ne me le fera pas revenir") mais aussi dans les petits ou grands délits. Bruno considère que la justice pourrait avoir du mal à regarder dans les yeux les victimes car elle n'a pas le même but que celles-ci. Il reprend l'exemple de l'exécution de Damiens : l'application de son supplice n'a finalement pour but que de susciter l'effroi et de prévenir tout acte de régicide (même si Louis XV est sorti vivant de cet attentat). Par là, la société se protège et préserver le corps social.

    Après avoir longtemps discuté de la vengeance, la discussion s'engage au sujet du pardon qui, pour certains penseurs, est "une forme de vengeance". Le verbe pardonner est vague : "Renoncer à punir... Accepter sans dépit... Ne pas tenir rigueur à quelqu'un." L'autre lecture proposée par Catherine Armessen est de proposer le pardon non pas comme une "non-action" mais comme une "dynamique qui est celle de se dégager de la spirale de la violence pour se reconstruire." Renoncer à la haine", ajoute notre invitée, "c'est rompre avec des émotions blessantes". "Ne pas tenir rigueur à l'adversaire c'est comprendre ce qui l'a conduit à l'offense pour rompre le lien avec lui" et ne pas punir "c'est sortir de la spirale pour ne pas se punir soi-même en continuant d'être dans cette spirale." Le choix du pardon entraîne une rupture dans la chaîne affective et dans la temporalité où l'on accepte de ne pas changer ce qui a été fait et qui est irréversible. Cela veut aussi dire sortir du passé douloureux. "Si l'affront perd de sa puissance, du coup l'adversaire aussi." Il y aurait donc, grâce au pardon trois ruptures : affective, temporalité et représentation de l'adversaire. Le pardon est un élan positif. Hannah Arendt disait ceci : "Le pardon est de l'ordre de la naissance, il ouvre un avenir : l'être humain n'est pas enfermé dans ce qu'il a fait, il est capable d'autre chose." Le pardon libère et reconstruit. La philosophe ajoute ceci : "Le pardon est certainement l'une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l'impossible - à savoir défaire ce qui a été - et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin." Il y a un côté salvateur dans le pardon, ce qui semble pour plusieurs membres du public aller en contradiction avec la difficulté ou l'impossibilité d'excuser un crime monstrueux ou une atteinte à une personne indéfendable. C'est tout le problème des victimes, se pensant souvent incomprises dans les affaires judiciaires. Par ailleurs, se demande un intervenant, le pardon est-il également utile pour la société, dans la mesure où le criminel peut se sortir intact d'un méfait. La justice ne favorise pas le pardon dans la mesure où les procédures judiciaires durent des années.

    Peut-on tout pardonner ? Se demande Catherine Armessen. Elle cite Vladimir Jankélévitch : "Pardonner un tel crime [un crime contre l’Humanité] ne serait pas renoncer à ses droits mais trahir le Droit car la victime n'est pas une ou des personnes mais l'Humanité."

    Catherine Armessen voit le pardon comme une forme d'exorcisme – même colérique – afin de comprendre puis de s'en sortir mentalement, même si cela demande courage, temps et humilité. Elle prend l'exemple de la manipulation mentale dans le couple. Bruno réagit : pardonner n'est pas baisser les bras mais reprendre la main sur sa propre souffrance. Sans doute que pardon et vengeance sont les deux versants du même processus. 

    Certains psychologues, dit Bruno, soulignent que la vengeance peut être un moyen inconscient pour la personne qui a souffert de rester en lien avec la personne qui l'a fait souffrir et de ne pas couper des liens, lorsque le chagrin est impossible : "La littérature psychiatrique et psychanalytique décrit généralement le désir de vengeance comme une simple forme de l'hostilité. Seuls quelques rares articles indiquent que le désir de vengeance peut aussi remplir des fonctions défensives — c'est-à-dire servir de défense contre prise de conscience d'affects chargés d'angoisse et refoulés." (Harold Searles)

    Bruno conclut le débat par une citation d'Hannah Arendt : "Le châtiment a ceci de commun avec le pardon qu’il tente de mettre un terme à une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment. Il est donc très significatif, c’est un élément structurel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, ce qui se relève impardonnable."

    Trois sujets sont proposés en fin de séance pour le débat suivant : "Que voulons-nous vouloir ?", "Histoire contre devoir de mémoire ?" et "La pauvreté est-elle le mal absolu ?" C'est ce dernier sujet qui est choisi par les participants pour la séance du 4 décembre 2015, à 19 heures, à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée.

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  • COMPTE RENDU DE LA DERNIÈRE SÉANCE

    Résumé de ce qui a été dit, ou entendu, lors du dernier débat à Montargis, le samedi 5 décembre.

    A-t-on le droit de mourir ?


    Il ne s'agit pas de se demander si l'on peut mourir ; j'en suis tout à fait capable physiquement. Là se trouve d'ailleurs un des paradoxes humains mis en exergue par Blaise Pascal dans ses Pensées. L'homme n'est qu'un roseau « le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant ». Dès lors l'univers aura tôt fait de l'anéantir, l'être humain sera toujours plus noble que lui, dans la conscience qu'il a de sa mort.

    Nous pouvons mourir, facilement, n'étant que des roseaux, faibles, tellement faibles... Cette fragilité, cette mort, omniprésente dans notre condition, fait de nous des êtres faibles, éphémères, mortels.  [On retrouve cette mise en exergue de la faiblesse de l'homme, de se faiblesse originelle, dès l'antiquité. Ainsi, Protagoras raconte à Socrate que, lorsque l'homme advient sur Terre, ce dernier est « nu sans chaussures, sans couverture, sans armes ».]

    Selon
    Blaise Pascal nous sommes « duales » : faibles parce que mortels...tout autant que nobles par la conscience que nous avons de cette condition, de cette mort imminente, immuable et non négociable.

    Mais cette conscience nous en autorise-t-elle le choix ?

    Elle le permet, elle en est la condition de possibilité. En effet, savoir que la mort existe, que je peux mourir, par exemple en m'en prenant à mon corps, c'est permettre de décider entre la vie et son contraire. En ce sens, la conscience de la mort est un critère nécessaire au droit à la mort, mais est-il pour autant suffisant ?

    Pouvons-nous légitimement et légalement prétendre la mort, le néant, le rien, plutôt que la vie, le tout ?

    A première vue, force est d'avouer que je n'ai pas vraiment, à proprement parler, le droit de mourir ;  j'y suis contraint. La mort n'est même pas une obligation (i. e. une détermination que l'on se fait à nous-mêmes). Elle ne dépend pas de nous... elle fait, paradoxalement, partie intégrante de la vie.

    Et oui, la vie suppose son contraire, sa fin, sa négation, son rien, sa mort ! C'est F.X. Bichat qui l'énonce brillamment dans ses Recherches physiologiques sur  la Vie et la Mort « la vie est l'ensemble des fonctions qui résiste à la mort ».

    [Ce que je suis est donc résistance, combat contre le temps, le vieillissement, le dépérissement de moi-même, ma fin, je suis fuite en avant.]

    Dès lors que je vis et je meurs. Parce que je suis homme, je serai un jour simple mort. Je suis mortel. La vie est mortelle, elle porte en elle son opposé, sa destruction.

    Sitôt que je vis, je meurs... le compte à rebours a déjà commencé.

    A proprement parler donc, si je possède un droit, c'est celui de vivre. Mais celui-ci est nécessairement éphémère. On nait par hasard et la mort, elle, n'est pas contingence.

    Si vivre peut être un verbe d’action, peut-on en dire de même pour le verbe "mourir" ?

    Dans cette continuité, et parce que le légal doit se confondre avec le légitime, il est tout à fait légal, voire banal, de mourir. Ainsi, on trouve un bureau des décès comme un des mariages ou des naissances. La collectivité entretient indistinctement ses maternités et ses cimetières, ses écoles et ses hospices.

    « La population augmente par ses naissances et diminue par ses décès : nul mystère à cela » avoue V. Jankélévitch.

    La mort semble donc inscrite dans nos vies, voire assumée comme l'immuable, ou l'indéniable.

    La mort est fait banal. Fait que l'on ne choisit pas pour soi, mais qui semble assumé pour les autres, consistant dans la définition de l'homme.

    Néanmoins, j'aimerais voir la mort comme un droit, un choix et en user lorsque bon me semble, voire jamais... La vie peut être si belle, si riche, que la mort est impensable. D'ailleurs, l'est-elle seulement, pensable ?

    Peut-on penser sa mort ?


    Si nous essayons ensemble de fermer les yeux un instant et de se concentrer sur la mort, telle qu'elle est définie stricto sensu comme l'arrêt exhaustif et définitif de toute vie en nous, force est de constater qu'elle n'est rien pour moi (comme Epicure se plaît à l'écrire à Ménécée). En effet, je ne peux penser que je suis néant, puisque de facto la pensée que je pense que je suis néant me rattrape aussitôt. La mort n'est rien, ou plutôt est néant et donc n'est rien. Je n'ai donc paradoxalement conscience que de la mort des autres !

    D'ailleurs je ne peux penser à la mienne que devant la peine de ma vie. Et oui, parfois celle-ci se fait difficile, voire impossible à souffrir. Dans cette mesure, ma mort, la seule qui me concerne (dans le sens où c'est la seule que je peux « vivre »), n'est pensée qu'en rapport à ma vie, lorsque cette dernière se fait impossible. Saluons ici le génie de Shakespeare lorsqu'il décrit brillamment cette situation. La mort est choix lorsqu'elle est sortie d'un contexte aporétique. Le chap de douleurs que peut devenir ma vie. Et pourtant, Hamlet a tôt fait de nous faire reculer devant ce choix. « Dormir, dormir » tout un chacun a déjà voulu se reposer, quitter pour un instant cette difficile liberté .... Mais la mort n'est pas une sieste, un oubli momentané. Et l'être humain qui, comme Hamlet, prend conscience de cette ténuité, tout autant que de cette tragédie, qu'est la vie, non seulement rebrousse chemin, mais surtout est pris d'une angoisse terrassante. La mort n'est pas l'issue d'une vie difficile voire impossible à souffrir, puisqu'elle n'est rien de positif, ne permet rien, n'est rien.

    La mort n'est pas issue mais fin. Elle n'offre rien de neuf mais fait tout cesser, s'arrêter le tout.

    Si elle est fin irréversible et exhaustive, peut-elle être dite finalité ?

    Choisir la mort est-ce nécessairement choisir la facilité ?

    Oui puisqu'il la vie impossible à mener ne sera plus, mais soi non plus, alors à quoi bon ?

    D'un autre côté si on me presse sans cesse, si on m'invite à réussir ma vie, n'ai-je pas droit de réussir ma sortie tout autant que mon entrée ?

    Peut-on parler d'une auto-censure de sa mortalité ?

    A première vue, il semblerait que l'on s'interdise la mort face au néant qu'elle impose et suppose.

    En effet, la mort fait peur, terrifie. Elle me paralyse dans le sens où elle signe la fin de « moi », de ce que je suis, de ma perception du monde etc...  En fait elle signe la fin de tout. En mourant je vous quitte tous, je quitte tout ce qui fait ce monde etc. Penser ma mort revient exactement à penser la fin du monde. Finalement se demander ce que l'on ferait si la fin du monde était annoncée, c'est tout simplement essayer de penser ma mort (par un moyen détourné).

    Nous venons de dire que notre mort ne pouvait pas être vécue ou simulée pour être mieux appréhendée. Si je ne peux la vivre sans mourir moi-même, je ne fais qu'assister à celle des autres (nous verrons tout à l'heure qu'il faut se demander si j'assiste celle des autres.) La mort, ma mort, ne me renvoie-t-elle pas en cela à ma solitude voire au solipsisme qui me qualifie ?

    Sartre l'affirme sans concession : la pensée de sa mort est angoisse, par définition intenable. Cette angoisse est, selon Sartre, saisie immédiate (i. e. sans médiat), compréhension de sa solitude (désespérante d'ailleurs). Dans ce sens la pensée de ma mort en tant que telle c'est-à-dire comme fin de mon être, est enfer car elle me contraint à cesser ma vie ! En ce sens je ne me donne pas le droit de mourir si je sais ce que ma mort signifie.

    Qu'est-ce à dire ? Selon le philosophe français la pensée de ma mort signe l'enfer, car elle suppose la cessation de toute activité visant à la construction de mon sens, de ma définition. Donner un sens à sa vie c'est exister. Pour cela il me faut en effet donner une direction à mes actes (elle est  temporelle mais aussi symbolique : finalité) et une signification : un jour je serai « quelqu'un ».

    En cela, la mort est toujours brutale. Scandaleuse faucheuse, pourquoi viens-tu me chercher ?

    La mort est cessation de sens. Ma vie n'a plus aucune direction ni aucune signification. Elle n'est plus qu'un laps de temps que l'on décrit au passé. Ne se conjuguera plus jamais au présent. Plus  de sens à donner. Absurdité même.

    Je ne peux penser ma mort et même lorsque j'y fais face il semblerait que je ne puisse que l'échapper (peut-être volontairement)...

    Néanmoins dans cette saisie terrifiante,
    Sartre affirme que nous nous saisissons nous-même. La mort est fin de vie tout autant que début de ma définition éternelle. De cette manière il rejoint un peu Pascal en affirmant que dans la pensée certes viciée, déformée, et surtout fuyante de ma mort, en fait je saisis le sens de ma vie, j'existe. En cela penser à ma mort est réellement foudroyant : terrassant tout autant qu'éclairant. Car celui qui ne pense pas à sa mort ne saisit pas ce qu'il est. Vit-on réellement sa vie, lui donne-t-on un sens si on n'a pas conscience de sa fin plus ou moins imminente ?

    Si je ne peux que m'opposer à ma mort en vivant, que faire de la mort de mon autre, alter ego ?

    Si je ne peux que très difficilement penser et saisir ma mort, celle-ci est toutefois présente dans ma vie. Il nous arrive tous, malheureusement, de perdre des êtres auxquels nous étions fortement attachés ou même que nous connaissions simplement.

    Force est d'avouer que la première réaction que nous avons est celle de nier ce décès. Pourquoi ?

    La mort de l'autre est gênante parce qu'elle me ramène à ma condition. Dans ce cas elle ne s'adresse pas à ma mort en tant qu'individu singulier mais à la mortalité même de l'humanité.

    L'être humain, depuis toujours, s'occupe de ses cadavres. A cela plusieurs raisons : hygiénique, mais aussi et surtout « sociétale ». Il s'agit en effet d'accompagner le sien jusqu'au bout (dans « l'autre monde » à l'aide de rites religieux pour certains). Assumer, porter le mort, et donc la mort, jusqu'à la mise en terre (ou autre) semble donc avoir un rapport avec la dignité de celui qui vient de décéder.

    On pense d'ailleurs aux images presque insoutenables des différents charniers découverts dans les années 50. Qu'est-ce qu'un corps sans vie ? Un corps sur lequel tout un chacun a main mise, auquel on peut tout infliger, sans que celui-ci ne fasse valoir son droit, sa dignité... Le mort semble ainsi, en perdant la vie, perdre également humanité et dignité. Si on va plus loin en effet, ce dernier ne voit pas ce qu'on fait de lui et on pourrait bien dire ou faire ce que bon nous semble. Pourquoi alors le traiter avec autant de cérémonie et de solennité (on ne se moque pas des morts..) ? On peut penser que le mort nous renvoie à nous-mêmes. Non pas égoïstement à notre mort intime mais à bien plus. Lorsque je me trouve face à un cadavre, ce dernier m'expose notre fragilité. Dans un enterrement ou dans le respect de nos morts se joue finalement la notion d'humain. Je ne suis noble que dans le respect que j'ai de lui puisqu'à ce moment précis il n'est que cela, il est totalement dépendant de cette vision de la mort et du mort que je possède.

    C'est dans ce contexte que doit se poser la question de la dignité du vivant... Nous sommes bien d'accord pour affirmer que respecter ses morts c'est se respecter en tant qu'homme et par là accéder à l'humanité, mais qu'en est-il de nos maisons de retraite ou de nos hôpitaux ?

    On traite la mort comme objet de combat (comme si on pouvait la combattre ! ) et n'est-ce pas acte de totale présomption, nouveau pêché originel, que de chercher à trainer nos vivants au delà de la mort ?

    A partir de quand la vie ne vaut-elle plus la peine ?

    Il ne s'agit pas de prétendre à notre tour posséder quelconque réponse arrêtée (et donc présomptueuse), mais n'est-il pas du moins de notre rôle de nous poser la question de savoir ce que nous faisons de nos vivants ?

    On aide les naissances, pas les décès. Le médecin nous sauve, mais pas de l'intolérable. Et lorsque l'on choisit sa mort, on passe devant les tribunaux. On est loin de nous décerner la légion d'honneur. La mort est donc toujours sociale. Ce qui peut sembler contradictoire sachant qu'on laisse souvent seul un homme qui va mourir, voire plutôt qu'un mourant demande la solitude ("les oiseaux se cachent pour mourir").

    Ce n'est jamais de la mienne qu'il s'agit mais de ses conséquences sur les miens.

    Je peux dédier, donner ma vie (à la patrie par exemple) : alors ma mort sera récompensée.

    Par contre décider que ma vie n'est plus tolérable, que je ne suis plus humain et donc qu'elle doit cesser : cela est contre la loi, presque anti-naturel .... alors non seulement ma mort n'est pas récompensée mais sans doute que ceux qui m'ont autrefois aidé, aimé, me banniront.

    Dès lors on fait ce qu'on veut de notre vie, dans toute la responsabilité qui nous incombe, mais on ne peut choisir la mort.

    Avec le suicide on trouve le non-droit. Non pas tant l'illégal, mais le non légal, le non réfléchi.

    Il est interdit par l'Église et condamné, quoi qu'on dise, par la société. Acte de lâcheté pour les uns, abandon pour les autres. Il est souvent symbole d'une faiblesse extrême, faiblesse que tout le monde (ou du moins la plupart d'entre nous) décide de ne pas assumer pour lui. Dans le choix de sa mort donc, on prend en même temps (semblerait-il) le choix d'assumer tout le reste, i. e. ce que les autres assument dans une mort subie. Le suicide est souvent compris comme un ensemble de vies gâchées. En fait il est souvent incompris. Pourquoi, pourrait-on objecter ?

    Le choix de sa mort sans qu'il soit contrainte pose réellement un problème social et éthique.

    En réalité, lorsqu'il s'agit de sa mort ou de la mort, tout un chacun est d'accord pour aider l'être à vivre, le mieux possible, pour lui rendre sa dignité, mais jamais pour lui donner la mort. Légalement, et légitimement il est suspect voire condamnable que de (se) donner la mort.

    Une enquête est menée lors d'un suicide (donc = mort suspecte) et les suicides assistés mènent voire souvent aux tribunaux.

    N'est-ce pas parce que la mort désigne : 1/ l'impensable et 2/ l'indignité ?

    Qu'est-ce qu'un homme qui refuse son humanité ? Qui refuse de vivre ?

    Car en choisissant de mourir on laisse sa vie, non pas à quelqu'un d'autre, non par pour autre chose, une autre cause, mais pour rien. On la détruit voilà tout !

    Est-on forcés de vivre ?

    Condamner, ou plutôt ne pas comprendre et légitimer suicide et euthanasie est-ce pour autant nous forcer à vivre, coûte que coûte ?

    On ne choisit pas, originellement, de vivre. Nos parents font ce choix pour nous. Cette vie nous détermine, certainement, tout du moins dans une réelle mesure. La vie d'un enfant congolais aujourd'hui ne propose pas le même avenir que celle d'un petit français. Y en a-t-il une qui vaille plus la peine d'être vécue que l'autre ?

    Si oui, pourquoi ne pas supprimer l'un des deux peuples ? Pour quoi eux-mêmes l'un des deux ne se suicident pas collectivement ?

    Paradoxalement, les conditions de vie les plus « favorables » (tiens tiens terme intéressant...) se retrouvent davantage en France. Et pourtant, sans doute que l'on pense plus au suicide en France ou à l'euthanasie, qu'au Congo.

    Pour changer d'exemple Soeur Emmanuelle affirmait qu'elle riait le plus, et entendait le plus de rire chez les chiffonniers. Dès lors, personne ne nous force à vire, mais nous devons ensemble faire en sorte de choisir d'exister.

    On a tous le droit de mourir. Ce droit nous incombe, et est sans doute l'un des droits fondamentaux de l'être humain. Pourquoi n'est-il pas inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Parce qu'il est la seconde face de notre droit à la vie. Et qu'en tant que tel il n'est rien.

    La mort n'est rien de positif, rien de constructif. Elle ne résout aucun problème. N'est pas une issue.

    C'est dans cette conscience du droit à la mort que l'homme construit sa noblesse d'âme, qu'il construit sa vie.

    En s'occupant d'abord des vivants il leur laisse leur humanité, leur permet d'avoir un sens.

    Donner la mort c'est accepter l'inhumanité, la facilité, l'indignité. C'est enfermer l'autre. Finalement donner la mort c'est forcer, alors que la vie est contingence, hasard, et LIBERTE.

    Tout cela, l'homme le comprend lorsqu'il se trouve face à la mort. Le cadavre n'est un corps que par homonymie dit Aristote.

    Reste qu'en tant qu'homme je me dois de ne pas me contenter d'assister à la mort de l'autre mais d'assister la mort de l'autre. Si notre noblesse dépend de notre conscience la mort, en faire un tabou c'est nous cantonner à l'ignorance pure et simple. Nous mourons tous mais j'espère dignement. Et si parfois certains d'entre nous n'ont plus la force, sans doute que nous ne pouvons prendre ce droit à sa place mais seulement l'aider à comprendre sa noblesse...

     

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