Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes et livres - Page 16

  • Arendt : La banalité du mal

    La stupéfiante complaisance avec laquelle, en Argentine comme à Jérusalem, Eichmann reconnaissait ses crimes, était moins l'effet de sa propre capacité criminelle d'automystification que de l'ambiance de mensonge systématique caractéristique de l'atmosphère générale, et généralement acceptée, du IIIe Reich. « Bien sûr », il avait joué un rôle dans l'extermination des Juifs ; bien sûr, « ils n'auraient pas été livrés à la boucherie s'il ne les avait pas transportés ». « Qu'y a-t-il donc à “reconnaître” ? » demandait-il. Maintenant, poursuivait-il, il « aimerait mieux faire la paix avec [ses] anciens ennemis »

    Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem (1963)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Platon : Les lois, la cité et la guerre

    Trois personnages, un Athénien, qui n'est autre que Pluton, un Crétois nommé Clinias et un Lacédémonien nommé Mégillos, partent de Cnossos, la ville de Minos, pour aller visiter dons la montagne de Dictè l'antre où Zens fut nourri par des abeilles et le temple qui lui a été consacré. Chemin faisant, l'Athénien met la conversation sur les lois de Minos et de Lycurgue et demande à Clinias la raison des repas en commun, qui sont d'usage en Crète et à Lacédémone. C'est en vue de la guerre qu'ils ont été institués, répond Clinias, parce que, lorsque les citoyens sont en campagne, le soin de leur sûreté les oblige à prendre leur repas tous ensemble. Mais cette institution n'a-t-elle en vue que la guerre ? demande l'Athénien. A côté de la guerre avec les ennemis du dehors, n'y a-t-il pas aussi des guerres intestines au sein d'un même État, et au sein même des individus ? Et n'est-il pas nécessaire qu'un bon législateur règle tout ce qui concerne la guerre en vue de la paix, plutôt que de subordonner la paix à la guerre ? Et c'est là une œuvre qui demande plus de vertu que la guerre. Celle-ci n'exige que le courage ; l'autre exige, avec le courage, la justice, la tempérance et la prudence. Si donc la législation de Minos a été inspirée par un dieu, il faut croire que Minos n'a pas eu en vue le courage seul, mais aussi toutes les espèces de vertu. Une bonne législation doit en effet procurer aux hommes tous les biens, les biens humains, comme la santé, la beauté, la vigueur, la richesse, mais avant tout les biens divins, dont le premier est la prudence, le second la tempérance, le troisième la justice et le quatrième le courage. C'est sur ce principe que doit reposer une bonne législation.

    Platon, Les Lois (Ve s. av. JC)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Huntington : Les conflits civilisationnels

    Les guerres entre clans, tribus, nations, communautés religieuses ou groupes ethniques différents ont été la règle à travers les époques et les civilisations, dans la mesure où elles s'enracinent dans les questions identitaires. Ces conflits traduisent les particularismes et ne soulèvent pas de problèmes idéologiques ou politiques plus larges susceptibles d'intéresser directement des non-participants, bien qu'ils puissent, pour des groupes extérieurs, représenter un sujet d'inquiétude sur le plan humanitaire. Ces affrontements tendent à être très violents et sanglants parce qu'ils mettent en jeu des questions fondamentales d'identité. En outre, ils ont tendance à traîner en longueur ; il arrive qu'ils soient entrecoupés de trêves ou d'ententes, mais en général ces dernières ne durent pas, et les combats reprennent. D'autre part, en cas de victoire militaire décisive de l'un des deux camps, les risques de génocide sont plus élevés lorsqu'il s'agit d'une guerre civile identitaire.

    Les conflits civilisationnels sont des conflits communautaires entre États ou groupes appartenant à des civilisations différentes. Des guerres civilisationnelles résultent de ces conflits. Elles peuvent éclater entre États ainsi qu'entre groupes non gouvernementaux. Les conflits civilisationnels au sein d'un même État peuvent impliquer des groupes qui sont majoritairement localisés dans des zones géographiques distinctes, auquel cas le groupe qui n'a pas le contrôle du gouvernement se bat en général pour obtenir l'indépendance et peut éventuellement se montrer prêt à accepter des compromis. Les conflits civilisationnels au sein d'un même État peuvent également impliquer des groupes qui sont géographiquement mélangés, auquel cas ce sont des relations perpétuellement tendues qui dérapent de temps en temps vers la violence, comme cela se produit entre hindous et musulmans en Inde ou entre musulmans et Chinois en Malaisie, ou encore cela peut donner lieu à des combats à proprement parler, notamment lorsque ce sont la définition même et les frontières d'un nouvel État qui sont en jeu, ainsi qu'à des tentatives brutales pour séparer les peuples par la force.

    Les conflits civilisationnels sont parfois des luttes pour le contrôle des populations. Mais, le plus souvent, c'est le contrôle du sol qui est en jeu. Le but de l'un des participants au moins est de conquérir un territoire et d'en éliminer les autres peuples par l'expulsion, l'assassinat ou les deux à la fois, c'est-à-dire par la « purification ethnique ». Ces conflits ont tendance à être violents et cruels, les deux camps se livrant à des massacres, des actes terroristes, des viols et des tortures. Le territoire en jeu représente souvent, pour l'un ou l'autre des deux camps, un symbole historique et identitaire très marqué, une terre sacrée sur laquelle ils estiment avoir des droits inaliénables : ainsi la Cisjordanie, le Cachemire, le Nagorny-Karabakh, la vallée de la Drina ou le Kosovo.

    Les guerres civilisationnelles présentent un certain nombre de points communs avec l'ensemble des guerres communautaires. Ce sont des conflits qui s'éternisent. Lorsqu'ils ont lieu au sein d'un même État, ils durent en moyenne six fois plus longtemps que les guerres entre États. Comme ils mettent en jeu des questions fondamentales d'identité et de pouvoir, on a du mal à les résoudre par des négociations ou des compromis. Lorsque l'on parvient à un accord, il n'est pas rare que certaines des parties d’un camp donné refusent d'y souscrire. L'accord dure alors d'autant moins longtemps. Les guerres civilisationnelles sont des guerres intermittentes qui peuvent passer de la violence la plus aiguë à la guérilla la plus larvée et à l’hostilité la plus latente, pour se rallumer ensuite brutalement. Il est rare que les brasiers des haines communautaires soient totalement éteints, sauf par le génocide. Du fait de leur tendance à traîner en longueur, les guerres civilisationnelles, tout comme les autres guerres communautaires, produisent en général de grands nombres de victimes et de réfugiés...

    Nombre de ces guerres contemporaines sont simplement le dernier chapitre d'une longue histoire marquée par des conflits sanglants, et la violence de cette fin de XXe siècle a résisté aux efforts pour y mettre fin de manière définitive. Au Soudan, par exemple, les combats ont éclaté en 1959, se sont prolongés jusqu'en 1972, lorsqu'on est parvenu à un accord qui garantissait une autonomie relative du sud du Soudan, mais ils ont repris en 1983. La rébellion des Tamouls au Sri Lanka a commencé en 1983 ; les négociations de paix pour y mettre un terme se sont interrompues brutalement en 1991, mais elles ont repris en 1994, et on est parvenu à un accord de cessez-le-feu en janvier 1995. Quatre mois plus tard, les Tigres insurgés ont rompu la trêve et se sont retirés des pourparlers de paix, si bien que la guerre a repris avec une violence redoublée. La rébellion des Moros aux Philippines a commencé au début des années soixante-dix et s'est calmée en 1976 après que l'on eut conclu un accord qui garantissait l'autonomie à certaines régions de Mindanao. Mais, en 1993, les explosions de violence n'étaient pas rares et allaient en s'aggravant, après que les groupes insurgés ont rejeté l'ensemble du processus de paix. Les dirigeants russes et tchétchènes sont parvenus à un accord sur la démilitarisation en juillet 1995 afin de mettre un terme aux hostilités qui avaient commencé au mois de décembre précédent. La guerre s'est interrompue pour quelque temps, mais elle a repris à l'occasion des attaques tchétchènes contre des personnalités dirigeantes russes et prorusses, suivies de représailles russes, de l'incursion tchétchène au Daghestan en janvier 1996 et de l'écrasante offensive russe début 1996.

    Les guerres civilisationnelles partagent avec les autres guerres communautaires les traits suivants : longueur dans le temps, niveau de violence élevé et ambivalence idéologique. Elles en diffèrent toutefois à deux égards.

    Tout d'abord, les guerres communautaires peuvent éclater entre groupes ethniques, religieux, raciaux ou linguistiques. Comme la religion est la principale caractéristique identitaire des civilisations, les guerres civilisationnelles ont presque toujours lieu entre peuples appartenant à des religions différentes. Certains observateurs minimisent l’importance de ce facteur. Ils insistent, par exemple, sur les facteurs ethniques, la langue commune, la coexistence pacifique dans le passé et le nombre élevé de mariages croisés entre Serbes et musulmans en Bosnie, et ils écartent le facteur religieux en faisant référence à ce que Freud appelait « le narcissisme des petites différences ». Toutefois, ce point de vue est naïf. L'histoire, depuis des millénaires, prouve que la religion n'est pas une simplement une « petite différence », mais la différence entre les peuples la plus profonde qui soit. La fréquence, l'intensité et la violence des guerres civilisationnelles sont nettement aggravées par les différences de foi religieuse.

    D'autre part, les autres guerres communautaires sont relativement localisées et présentent peu de risques de s'étendre jusqu'à impliquer d'autres participants. En revanche, les guerres civilisationnelles éclatent, par définition, entre groupes qui font respectivement partie d'ensembles culturels plus larges. Dans un conflit communautaire ordinaire, le groupe A se bat contre le groupe B. Les groupes C, D et E n'ont aucune raison de s'impliquer, sauf si A ou B attaque directement leurs intérêts. Inversement, dans une guerre civilisationnelle, le groupe A1 se bat contre le groupe B1, et chacun des deux tente d'étendre la guerre et d'obtenir le soutien de ses proches « parents » à savoir A2, A3 et A4 d'une part, B2, B3 et B4, d'autre part. Ces derniers à leur tour s'identifient à leur « parent ». L'extension des transports et des communications dans le monde moderne a contribué à mettre en place de telles connections, et donc à « internationaliser » les guerres civilisationnelles. Les migrations ont donné naissance à des diasporas dans des tierces civilisations. Les communications permettent plus facilement aux parties en présence d'appeler à l'aide, et à leurs « proches parents » d'apprendre immédiatement ce qui arrive à leurs alliés. Le rétrécissement de la planète permet ainsi aux « groupes apparentés » de fournir un soutien moral, diplomatique, financier et matériel aux parties en présence.

    Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations (1996)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Cazeneuve : Les causes de la guerre

    La recherche des causes de la guerre, telle qu'elle est apparue déjà dans les efforts pour assurer la paix, conduit à en déceler les fondements dans plusieurs domaines. Il faut d'abord envisager la dimension sociale propre à ce phénomène essentiellement collectif. De ce point de vue, on peut étudier les sources et les conséquences du militarisme. Herbert Spencer et Auguste Comte croyaient à une évolution faisant succéder les sociétés industrielles aux sociétés militaires, celles-ci étant caractérisées par des institutions qui subordonnent étroitement l'individu à la société et tendent à la tyrannie politique en même temps qu'à l'autarcie économique. De nombreux polémologues placent aussi leur analyse sur l'aspect économique des guerres. Ils citent de grandes crises économiques et sociales qui n'ont entraîné aucune guerre, mais ils notent que les conflits armés, depuis la disparition de la guerre aristocratique, provoquent une transformation de la vie économique dans les pays belligérants, de sorte que certaines difficultés peuvent être provisoirement résolues par le rythme accéléré de la consommation en matériel qu'impose l'état de belligérance. La guerre n'est d'ailleurs pas possible sans une certaine accumulation de puissance économique, et la lassitude qui met fin à certains conflits peut parfois être attribuée à l'appauvrissement que finissent par produire les hostilités. On peut faire une analyse du même genre à propos des aspects démographiques de la guerre, à laquelle les phénomènes de surpopulation ne sont pas toujours étrangers. C'est pourquoi, selon Gaston Bouthoul, la principale fonction sociologique de la guerre serait d'être, en même temps qu'un exutoire aux impulsions collectives, un processus de « rééquilibration démo-économique ». Quant à l'aspect technique, dont on a vu l'importance dans l'évolution historique des guerres, il est remarquable aussi dans ses « retombées ». Les guerres, surtout dans la période la plus récente, ont probablement hâté des découvertes, dont certaines ont eu des prolongements dans une utilisation pacifique. Du point de vue politique enfin, il n'est pas douteux que la guerre ait, dans bien des cas, fortement contribué à créer des États et à cimenter leur unité, au point que l'on peut considérer la guerre elle-même comme un instrument de la politique, et c'est sous cet aspect que l'envisage surtout Karl von Clausewitz. Il en déduit qu'elle doit être faite avec toute la puissance de la nation, mais soumise aux intérêts de celle-ci.

    L'idée que la guerre peut avoir des fonctions propres a conduit ainsi certains théoriciens à en faire l'apologie. Hegel voit en elle le moment où l'État se réalise pleinement ; Joseph de Maistre la glorifie comme le moyen de fortifier la nature humaine ; Nietzsche trouve dans les vertus guerrières le meilleur aiguillon au dépassement de soi-même ; plusieurs évolutionnistes croient pouvoir tirer de la loi de sélection naturelle une justification des pertes qu'engendre la guerre ; L. Gumplowicz voit dans la guerre la source de toutes les institutions et de la civilisation. D'autre part, les sociologues ont parfois comparé la guerre à la fête, en lui attribuant des fonctions analogues, notamment l'exaltation collective et le renversement des règles habituelles.

    Pourtant les arguments de divers ordres ne manquent pas contre les théories bellicistes. On peut, à l'encontre de ceux qui prônent les vertus militaires, faire d'abord état des statistiques qui prouvent la recrudescence de la criminalité à la suite des guerres. S'il est vrai que les grandes civilisations se sont répandues par la force des armes, on peut aussi alléguer que c'est de la même façon qu'elles ont disparu et aux progrès techniques et économiques réalisés sous son aiguillon, on peut opposer un calcul des « coûts » de la guerre, qui sont de plus en plus élevés à mesure qu'elle devient plus totale. Enfin s'il est vrai que la guerre présente bien des caractères de la fête, elle en diffère en même temps, du fait qu'elle oppose un groupe à un autre et tend plus spécifiquement à la destruction.

    On peut donc se demander si les alternances de paix et de guerre ne constituent pas un cycle universel, inhérent à la nature des sociétés humaines. Les doctrines pessimistes, ici, trouvent dans l'histoire une longue suite de justifications. Cependant, les optimistes peuvent répondre que, dans les affaires humaines, les nécessités du passé ne sont jamais définitives et qu'en fin de compte les efforts pour établir une paix assurée, c'est-à-dire pour dégager l'humanité de cette dialectique guerre-paix, sont peut-être maintenant la seule lutte qui vaille.

    Jean Cazeneuve, Guerre et Paix (1995)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Hobbes: La guerre de chacun contre chacun

    Si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis: et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre. Et de là vient que, là où l'agresseur n'a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, on peut s'attendre avec vraisemblance, si quelqu'un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d'autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l'agresseur à son tour court le même risque à l'égard d'un nouvel agresseur.

    Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. [...]
    Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun.

    Thomas Hobbes, Léviathan (1651)

    Photo : Pexels

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Machiavel : L'art de la guerre

    Je reviens à ce que vous disiez, qu'à la guerre, qui est mon métier, je n'avais adopté aucun usage des Anciens. À cela je réponds que la guerre faite comme métier ne peut être honnêtement exercée par les particuliers, dans aucun temps ; la guerre doit être seulement le métier des gouvernements, républiques ou royaumes. Jamais un État bien constitué ne permit à ses citoyens ou à ses sujets de l'exercer pour eux-mêmes, et jamais enfin un homme de bien ne l'embrassa comme sa profession particulière. Puis-je, en effet, regarder comme un homme de bien celui qui se destine à une profession qui l'entraîne, s'il veut qu'elle lui soit constamment utile, à la violence, à la rapine, à la perfidie et à la foule d'autres vices qui en font nécessairement un malhonnête homme ! Or, dans ce métier, personne, grand ou petit, ne peut s'échapper à ce danger, puisqu'il ne les nourrit dans la paix, ni les uns ni les autres. Pour vivre, ils sont alors forcés d'agir comme s'il n'y avait point de paix, à moins qu'ils ne se soient engraissés pendant la guerre de manière à ne pas redouter la paix. Certes, ces deux moyens d'exister ne conviennent guère à un homme de bien. De là naissent les vols, les assassinats, les violences de toute espèce, que de semblables soldats se permettent sur leurs amis comme sur leurs ennemis. Leurs chefs ayant besoin d'éloigner la paix imaginent mille ruses pour faire durer la guerre, et si la première arrive enfin, forcés de renoncer à leur solde et à la licence de leurs habitudes, ils lèvent une bande d'aventuriers et saccagent sans pitié des provinces entières.

    Machiavel, L'Art de la Guerre (1519/1520)

    Photo : Maksim Istomin - Pexels

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Voltaire : "Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées"

    Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. 

    Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum1 chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

    Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.

    Voltaire, Candide (1759)

    Photo : Pexels

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Sun Tzu, L'Art de la guerre

    Sun Tzu dit : La guerre est d’une importance vitale pour l’État. C’est le domaine de la vie et de la mort : la conservation ou la perte de l’empire en dépendent ; il est impérieux de bien le régler. Ne pas faire de sérieuses réflexions sur ce qui le concerne, c’est faire preuve d’une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de ce qu’on a de plus cher, et c’est ce qu’on ne doit pas trouver parmi nous.

    Cinq choses principales doivent faire l’objet de nos continuelles méditations et de tous nos soins, comme le font ces grands artistes qui, lorsqu’ils entreprennent quelque chef-d’œuvre, ont toujours présent à l’esprit le but qu’ils se proposent, mettent à profit tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils entendent, ne négligent rien pour acquérir de nouvelles connaissances et tous les secours qui peuvent les conduire heureusement à leur fin.

    Si nous voulons que la gloire et les succès accompagnent nos armes, nous ne devons jamais perdre de vue : la doctrine, le temps, l’espace, le commandement, la discipline.

    Sun Tzu, L'Art de la guerre (VIe s. av. JC)

     

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Clausewitz : La guerre est la politique par d'autres moyens

    La guerre n'est rien d'autre qu'un duel amplifié. Si nous voulons saisir comme une unité l'infinité des duels particuliers dont elle se compose, représentons-nous deux combattants : chacun cherche, en employant sa force physique, à ce que l'autre exécute sa volonté ; son but immédiat est de terrasser l'adversaire et de le rendre ainsi incapable de toute résistance.

    La guerre est un acte de violence engagé pour contraindre l'adversaire à se soumettre à notre volonté.

    Pour affronter la violence, la violence s'arme des inventions des arts et des sciences. Elle se fixe elle-même, sous le nom de lois du droit naturel, des restrictions imperceptibles, à peine notables, qui l'accompagnent sans affaiblir fondamentalement sa force. La violence, c'est-à-dire la violence physique (car il n'en existe pas de morale en dehors des notions d'État et de loi), est donc le moyen. Imposer notre volonté à l'ennemi en constitue la fin. Pour atteindre cette fin avec certitude nous devons désarmer l'ennemi. Lui ôter tout moyen de se défendre est, par définition, le véritable objectif de l'action militaire. Il remplace la fin et l'écarte en quelque sorte comme n'appartenant pas à la guerre elle-même.

    Ainsi les âmes philanthropiques pourraient-elles facilement s'imaginer qu'il existe une manière artificielle de désarmer ou de terrasser l'adversaire sans causer trop de blessures, et que c'est là la véritable tendance de l'art de la guerre. Il faut pourtant dissiper cette erreur, aussi belle soit-elle. Car, dans une entreprise aussi dangereuse que la guerre, les erreurs engendrées par la bonté sont précisément les pires. Puisque l'utilisation de  la violence physique dans toute son ampleur n'exclut en aucune manière la coopération de l'intelligence, celui qui se sert de cette violence avec brutalité, sans épargner le sang, l'emportera forcément sur l'adversaire qui n'agit pas de  même. Il dicte par là sa loi à l'autre. Tous deux se poussent ainsi mutuellement jusqu'à une extrémité qui ne connaît d'autre limite que le contrepoids exercé par l'adversaire.

    C'est ainsi qu'il faut envisager les choses, et c'est un effort vain, absurde même, que d'écarter la nature de l'élément brutal en raison de la répugnance qu'il inspire.

    Si les guerres des peuples cultivés sont bien moins cruelles et destructrices que celles des peuples incultes, cela tient à la situation sociale de ces États, aussi bien entre eux que chacun d'entre eux. La guerre résulte de cette situation et des conditions qu'elle impose : celle-ci la détermine, la limite et la modère. Mais ces aspects ne font pas essentiellement partie de la guerre, ils n'en sont que les données. Il est donc impossible d'introduire  dans la philosophie de  la guerre un principe de modération sans commettre une absurdité.

    Le combat entre les hommes se compose en réalité de deux éléments distincts : le sentiment hostile et l'intention hostile. Nous avons choisi le dernier de ces deux éléments comme caractéristique de notre définition car il est le plus général. Même l'emportement de haine le plus sauvage, le plus proche de l'instinct, n'est pas concevable sans intention hostile. En revanche, la plupart des intentions hostiles ne sont jamais, ou rarement, dominées par l'hostilité  des sentiments. Chez les peuples sauvages prédominent les intentions appartenant au domaine du cœur, chez les peuples civilisés, celles qui relèvent de l'entendement. Cette différence ne tient cependant pas à la sauvagerie et à la civilisation en elles-mêmes, mais aux circonstances concomitantes, aux institutions, etc. Elle n'est donc pas nécessairement présente dans chaque cas particulier, mais elle l'emporte dans la majorité d'entre eux. En un mot, même les peuples les plus civilisés peuvent se déchaîner l'un contre l'autre, enflammés par la haine.

    On voit par là combien il serait faux de ramener la guerre entre les nations civilisées uniquement à un acte rationnel de leurs gouvernements, et d'imaginer qu'elle se libère toujours davantage des passions : au point d'en arriver à se passer des masses physiques des forces armées au profit de leurs seuls rapports théoriques, en une sorte d'algèbre de l'action.
      La théorie commençait à s'engager dans cette direction lorsque les événements des dernières guerres en montrèrent une meilleure. Si la guerre est un acte de violence, la passion en fait aussi nécessairement partie. Si la guerre n'en procède pas, elle y ramène pourtant plus ou moins. Et ce plus ou moins ne dépend pas du degré de culture, mais de l'importance et de la durée des intérêts antagonistes.

    Lorsque nous voyons que les peuples civilisés ne mettent pas leurs prisonniers à mort et ne ravagent pas villes et campagnes, cela est dû à la place croissante que prend l'intelligence dans leur conduite de la guerre. Elle leur a appris un emploi de la violence plus efficace que cette manifestation sauvage de l'instinct.

    L'invention de la poudre, le développement continu des armes à feu montrent suffisamment qu'en progressant la civilisation n'a absolument pas entravé ou détourné la tendance sur laquelle le concept de la guerre, celle d'anéantir l'ennemi.

    Nous réitérons notre thèse : la guerre est un acte de violence, et l'emploi de celle-ci ne connaît pas de limites. Chacun des adversaires impose sa loi à l'autre. Il en résulte une interaction qui, selon la nature de son concept, doit forcément conduire aux extrêmes.

    Clausewitz, De la guerre (1832)

    Photo : Pixabay - Pexels

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Vuillard : Les plus grandes catastrophes s'annoncent souvent à petits pas

    Enfin, au bout d'un long couloir de discussions, haussant ses lourdes épaules, fatigué, dégoûté sans doute, le vieux Miklas, vers minuit, tandis que les nazis se sont déjà emparés des principaux centres de pouvoir, que Seyss-Inquart refuse toujours obstinément de parapher son télégramme, que dans la ville de Vienne se poursuivent des scènes de folie, émeutiers assassins, incendies, hurlements, Juifs traînés par les cheveux dans des rues jonchées de débris, alors que les grandes démocraties semblent ne rien voir, que l'Angleterre s'est couchée et ronronne paisiblement, que la France fait de beaux rêves, que tout le monde s'en fout, le vieux Miklas, à contrecœur, finit de par nommer le nazi Seyss-Inquart, Chancelier d'Autriche. Les plus grandes catastrophes s'annoncent souvent à petits pas.

    Eric Vuillard, L'ordre du Jour (2017)

     

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Céline : La guerre, cette apocalypse

    Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.

    Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

    Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [90] "Guerre et nature humaine" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Beauvoir : Fille ou garçon

    C'est ici que les petites filles vont d'abord apparaître comme privilégiées. Un second sevrage, moins brutal, plus lent que le premier, soustrait le corps de la mère aux étreintes de l'enfant ; mais c'est aux garçons surtout qu'on refuse peu à peu baisers et caresses ; quant à la fillette, on continue à la cajoler, on lui permet de vivre dans les jupes de sa mère, le père la prend sur ses genoux et flatte ses cheveux ; on l'habille avec des robes douces comme des baisers, on est indulgent à ses larmes et à ses caprices, on la coiffe avec soin, on s'amuse de ses mines et de ses coquetteries : des contacts charnels et des regards complaisants la protègent contre l'angoisse de la solitude. Au petit garçon, au contraire, on va interdire même la coquetterie, ses manoeuvres de séduction, ses comédies agacent. "Un homme ne demande pas qu'on l'embrasse... Un homme ne se regarde pas dans les glaces... Un homme ne pleure pas", lui dit-on. On veut qu'il soit "un petit homme" ; c'est en s'affranchissant des adultes qu'il obtiendra leur suffrage. Il plaira en ne paraissant pas chercher à plaire.

    Beaucoup de garçons, effrayés de la dure indépendance à laquelle on les condamne, souhaitent alors être des filles ; au temps où on les habillait d'abord comme elles, c'est souvent avec des larmes qu'ils abandonnaient la robe pour le pantalon, qu'ils voyaient couper leurs boucles. Certains choisissent obstinément la féminité, ce qui est une des manières de s'orienter vers l'homosexualité : "Je souhaitai passionnément d'être fille et je poussai l'inconscience de la grandeur d'être homme jusqu'à prétendre pisser assis", raconte Maurice Sachs. Cependant si le garçon apparaît d'abord comme moins favorisé que ses soeurs, c'est qu'on a sur lui de plus grands desseins. Les exigences auxquelles on le soumet impliquent immédiatement une valorisation. Dans ses souvenirs Maurras raconte qu'il était jaloux d'un cadet que sa mère et sa grand-mère cajolaient : son père le saisit par la main et l'emmena hors de la chambre : "Nous sommes des hommes ; laissons ces femmes", lui dit-il. On persuade l'enfant que c'est à cause de la supériorité des garçons qu'il leur est demandé davantage ; pour l'encourager dans le chemin difficile qui est le sien, on lui insuffle l'orgueil de sa virilité.

    Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 1 (1949)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Beauvoir : "On ne naît pas femme : on le devient"

    On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d'abord la source de leurs sensations les plus agréables ; puis ils passent par une phase anale où ils tirent leurs plus grandes satisfactions des fonctions excrétoires qui leur sont communes ; leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; du clitoris et du pénis ils tirent un même plaisir incertain ; dans la mesure où déjà leur sensibilité s'objective, elle se tourne vers la mère : c'est la chair féminine douce, lisse élastique qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ; c'est d'une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s'il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l'amour des adultes. Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée.

    Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 1 (1949)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Beauvoir : "Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence"

    Comment les femmes auraient-elles jamais eu du génie alors que toute possibilité d’accomplir une œuvre géniale – ou même une œuvre tout court – leur était refusée ? La vieille Europe a naguère accablé de son mépris les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains : « Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence », répondit en substance Jefferson. Les Noirs font les mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit ni un Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne peut non plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train de naître ; quand elle se sera conquise, peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons ». Il n’’est pas sûr que ces « mondes d’idées » soient différents de ceux des hommes puisque c’est en s’assimilant à eux qu’elle s’affranchira ; pour savoir dans quelle mesure elle demeurera singulière, dans quelle mesure ces singularités garderont de l’importance, il faudrait se hasarder à des anticipations bien hardies. Ce qui est certain, c’est que jusqu’ici les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pour l’humanité et qu’il est grand temps dans son intérêt et dans celui de tous qu’on lui laisse enfin courir toutes ses chances.

    Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Pfefferkorn : Sexe et genre (2)

    Le mot sexe se réfère aux différences biologiques entre mâles et femelles... Le genre, lui, est une question de culture... Les connexions entre la nature et la culture, ici entre le sexe et le genre, sont elles-mêmes sociales, culturelles et historiques, elles n’ont rien de naturel. Dans cette perspective, le masculin et le féminin sont imposés culturellement au mâle et à la femelle pour en faire un homme et une femme... La définition du masculin et du féminin renvoie désormais à des constructions ou des productions sociales et à des stéréotypes sociaux.

    Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux (2007)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Pfefferkorn : Sexe et genre

    Le mot sexe se réfère aux différences biologiques entre mâles et femelles... Le genre, lui, est une question de culture... Les connexions entre la nature et la culture, ici entre le sexe et le genre, sont elles-mêmes sociales, culturelles et historiques, elles n’ont rien de naturel. Dans cette perspective, le masculin et le féminin sont imposés culturellement au mâle et à la femelle pour en faire un homme et une femme... La définition du masculin et du féminin renvoie désormais à des constructions ou des productions sociales et à des stéréotypes sociaux.

    Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux (2007)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Pfefferkorn : Le concept de patriarcat

    Le concept de patriarcat présente deux avantages majeurs. En premier lieu, il permet d’insister sur le fait que l’oppression des femmes résulte d’un fonctionnement systémique qui n’est en aucun cas réductible au système capitaliste. En second lieu, il permet d’introduire la question de l’exploitation par les hommes du travail effectué par les femmes dans le cadre domestique. Il met par conséquent l’accent sur une dimension matérielle de l’oppression qui va bien au-delà de la seule référence à la domination.

    Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux (2007)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Rousseau : Les inégalités

    C’est de l’homme que j’ai à parler, et la question que j’examine m’apprend que je vais parler à des hommes, car on n’en propose point de semblables quand on craint d’honorer la vérité. Je défendrai donc avec confiance la cause de l’humanité devant les sages qui m’y invitent, et je ne serai pas mécontent de moi-même si je me rends digne de mon sujet et de mes juges.

    Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités ; l’une que j’appelle naturelle ou physique parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, ou de l’âme; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale ou politique parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en en faire obéir.

    On ne peut pas demander quelle est la source de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot : on peut encore moi chercher s’il n’y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités; car ce serait demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus en proportion de la puissance ou de la richesse. Question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres qui cherchent la vérité.»

    Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Bourdieu : La domination masculine

    Pour comprendre la domination masculine qui est une forme particulière et particulièrement accomplie de la violence symbolique [...), on peut s’appuyer sur l’analyse d’un ordre institutionnel qui, comme toute institution, existe de deux façons, d’une part, dans les choses, sous forme, par exemple, de divisions spatiales entre les espaces féminins et les espaces masculins, sous forme d’instruments différenciés, masculins ou féminins, etc. et, d’autre part, dans les cerveaux, dans les esprits, sous forme de principes de vision et de division, de taxinomies, de principes de classement...

    La forme spécifique de la domination masculine (est) la violence symbolique comme contrainte par corps. Pour que la domination symbolique fonctionne, il faut que les dominés aient incorporé les structures selon lesquelles les dominants les perçoivent ; que la soumission ne soit pas un acte de la conscience, susceptible d’être compris dans la logique de la contrainte ou dans la logique du consentement alternative...

    Le fondement de la situation dominée de la femme, et sa perpétuation par-delà les différences temporelles et spatiales, réside dans le fait que, dans cette économie, elle est plutôt objet que sujet... Je retiendrai seulement le rôle passif, celui qui est conféré à la femme dans cette logique et qui me semble être au fondement, encore aujourd’hui, du rapport que les femmes entretiennent avec leur corps et qui tient au fait que leur être social est un être-perçu, un percipi, un être pour le regard et, si je puis dire, par le regard et susceptible d’être utilisé, à ce titre, comme un capital symbolique. L’aliénation symbolique à laquelle elles sont condamnées du fait qu’elles sont vouées à être perçues et à se percevoir à travers les catégories dominantes, c’est-à-dire masculines, se retraduit dans l’expérience même que les femmes ont de leur corps et du regard des autres.

    Pierre Bourdieu, Nouvelles réflexions sur la domination masculine (2002)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Beauvoir : Le féminin et la passivité

    Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme "féminine" est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société... On lui apprend que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l’entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s’affirmer comme sujet ; si on l’y encourageait, elle pourrait manifester la même exubérance vivante, la même curiosité, le même esprit d’initiative, la même hardiesse qu’un garçon.

    Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Beauvoir : On ne naît pas femme, on le devient

    On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi, l’enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié... Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, (la fille) nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n’est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c’est que l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée.

    Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Ensler : Les monologues du vagin

    "Vagin." Voilà, ça y est, je l’ai dit. "Vagin" - je le redis. Depuis que je travaille sur cette pièce, je le dis encore et encore. Je le dis au théâtre bien sûr, dans des facultés, dans des salons, dans des cafés, dans des dîners, à la radio, dans beaucoup de pays. Je le dis à la télé quand on me permet de le faire. Je le dis cent vingt trois fois quand je donne ce spectacle, Les Monologues du vagin, qui est fondé sur les interviews de plus de deux cents femmes à propos de leur vagin. Je le dis dans mon sommeil. Je le dis parce que je suis censée ne pas le dire. Je le dis parce que c’est un mot indicible - un mot qui provoque l’angoisse, la gêne, le mépris et le dégoût.
    Je le dis parce que je crois que ce qu’on ne dit pas, on ne le voit pas, on ne le reconnaît pas, on ne se le rappelle pas. Ce qu’on ne dit pas devient un secret et les secrets souvent engendrent la honte, la peur et les mythes. Je le dis parce que je veux pouvoir un jour le dire naturellement, sans éprouver de honte ou de culpabilité.
    Je le dis parce que je n’ai pas trouvé un mot qui soit plus général, qui décrive réellement toute cette zone et tout ce qui la compose. "Chatte" serait certainement un mot bien meilleur, mais il véhicule trop de choses. "Vulve" est un bon mot ; plus spécifique. Mais je crois que la plupart d’entre nous ne savent pas clairement ce qu’inclut la vulve.
    Je dis "vagin", parce que depuis que j’ai commencé à le dire j’ai découvert à quel point j’étais morcelée, à quel point mon esprit était déconnecté de mon corps. Mon vagin était quelque chose là-bas, loin, très loin. Je vivais rarement en lui, je ne lui rendais même pas visite. Trop occupée à travailler, à écrire ; à être une mère, une amie. Je ne voyais pas mon vagin comme ma ressource essentielle, un lieu de subsistance, d’humour et de créativité. C’était une chose lourde, là, chargée de peur. J’avais été violée, petite fille, et bien que j’aie grandi et que j’aie fait tout ce qu’une adulte peut faire avec son vagin, je n’étais jamais vraiment revenue dans cette partie de mon corps après avoir été violée. En fait, j’avais vécu presque toute ma vie sans mon moteur, sans mon centre de gravité, sans mon deuxième cœur.

    Je dis "vagin" parce que je veux que les gens me répondent et ils le font. D’une façon ou d’une autre. Ils ont tout fait pour censurer le mot dans la communication, là où passaient Les Monologues du vagin : dans la pub des grands quotidiens, sur les affiches, sur les billets, sur les enseignes des théâtres, sur les répondeurs où une voix disait seulement Les Monologues ou les Monologues du V.
    Et quand je demande : « Pourquoi ? "Vagin" n’est pas un mot pornographique. Ce n’est qu’un terme médical qui désigne une partie du corps, comme "coude", "main" ou "côte". »
    On me dit : « Ce n’est peut-être pas pornographique, mais c’est sale. Si nos petites filles l’entendent, qu’allons-nous leur dire ? »

    Eve Ensler, Les Monologues du vagin (1996)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Les monologues du vagin

    Depuis sa parution aux États-Unis en 1998, Les Monologues du vagin a déclenché un véritable phénomène culturel : rarement pièce de théatre aura été jouée tant de fois, en tant de lieux différents, devant des publics si divers… Mais que sont donc ces Monologues dans lesquels toutes les femmes se reconnaissent ? Il s’agit ni plus ni moins de la célébration touchante et drole du dernier des tabous : celui de la sexualité féminine. Malicieux et impertinent, tendre et subtil, le chef- d’œuvre d’Eve Ensler donne la parole aux femmes, à leurs fantasmes et craintes les plus intimes. Cette pièce est considérée comme un pilier du féminisme. À ce jour, la pièce a été traduite en 46 langues et interprétée dans plus de cent-trente pays.

    Le Hangar, vendredi 6 mars à partir de 20h30
    Théâtre à partir de 14 ans
    Cie Je est un autre

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [89] "La femme est-elle un homme les autres? 2" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Alain : Ce qu'est le mensonge

    Le mensonge consiste à tromper, sur ce qu'on sait être vrai, une personne à qui l'on doit cette vérité-là. Le mensonge est donc un abus de confiance ; il suppose qu'au moins implicitement on a promis de dire la vérité. À quelqu'un qui me demande son chemin, il est implicite que je dois cette vérité-là ; mais non pas s'il me demande quels sont les défauts d'un de mes amis. Le juge lui-même admet qu'on ne prête point serment, si on est l'ami, l'employeur ou l'employé de l'inculpé. Et il peut être de notre devoir de refuser le serment (un prêtre au sujet d'une confession). Seulement refuser le serment c'est quelquefois avouer. Il faudrait alors jurer, et puis mentir ? Telles sont les difficultés en cette question, que les parents, les précepteurs et les juges ont intérêt à simplifier."

    Alain, Définitions (1929-1934)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [88] "Peut-on mentir?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Pascal : L'homme n'est que déguisement, mensonge et hypocrisie

    Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes. Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion. L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur."

    Blaise Pascal, Pensées (+1662)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [88] "Peut-on mentir?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Spinoza : "L'homme libre n'agit jamais en trompeur, mais toujours de bonne foi"

    "L'homme libre n'agit jamais en trompeur, mais toujours de bonne foi"

    Démonstration

    Si un homme libre agissait, en tant que libre, en trompeur, il le ferait par le commandement de la Raison (nous ne l'appelons libre qu'à cette condition) ; tromper serait donc une vertu et conséquemment il serait bien avisé à chacun de tromper pour conserver son être ; c'est-à-dire (comme il est connu de soi), il serait bien avisé aux hommes de s'accorder seulement en paroles et d'être en réalité contraires les uns aux autres, ce qui est absurde. Donc un homme libre, etc.

    Scolie

    Demande-t-on si, en cas qu'un homme pût se délivrer par la mauvaise foi d'un péril de mort imminent, la règle de la conservation de l'être propre ne commanderait pas nettement la mauvaise foi ? Je réponds de même : si la Raison commande cela, elle le commande donc à tous les hommes, et ainsi la Raison commande d'une manière générale à tous les hommes de ne conclure entre eux pour l'union de leurs forces et l'établissement des droits communs que des accords trompeurs, c'est-à-dire commande de n'avoir pas en réalité de droits communs, mais cela est absurde.

    Baruch Spinoza, Éthique (1672)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [88] "Peut-on mentir?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Montaigne : "Mentir est un vice abominable"

    Ce n'est pas sans raison qu'on dit que celui qui n'a pas une bonne mémoire ne doit pas s'aviser de mentir. Je sais bien que les grammairiens font une différence entre « mensonge » et « mentir » : ils disent qu'un mensonge est une chose fausse, mais qu'on a pris pour vraie, et que la définition du mot « mentir » en Latin, d'où vient notre Français, signifie « aller contre sa conscience » ; que par conséquent, cela ne concerne que ceux qui disent ce qu'ils savent être faux, et qui sont bien ceux dont je parle. Or ceux-là, ou bien inventent de toutes pièces, ou bien déguisent et modifient quelque chose qui était vrai à la base.

    Quand ils déguisent et modifient, si on les amène à refaire souvent le même récit, il leur est difficile de ne pas se trahir, parce que ce qu'ils racontent s'étant inscrit en premier dans la mémoire et s'y étant incrusté, par la voie de la connaissance et du savoir, il se présente forcément à l'imagination, et en chasse la version fausse, qui ne peut évidemment y être aussi fermement installée. Et les circonstances de la version originelle, revenant à tout coup à l'esprit, font perdre le souvenir de ce qui n'est que pièces rapportées, fausses, ou détournées.

    Quand ils inventent tout, comme il n'y a nulle trace contraire qui puisse venir s'inscrire en faux, ils semblent craindre d'autant moins de se contredire. Mais ce qu'ils inventent, parce que c'est une chose sans consistance, et sur laquelle on a peu de prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n'est pas très sûre. J'en ai fait souvent l'expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui prétendent ne donner à leurs discours que la forme nécessaire aux affaires qu'ils négocient, et qui plaise aux puissants à qui ils parlent. Car ces circonstances auxquelles ils veulent subordonner leur engagement et leur conscience étant sujettes à bien des changements, il faut que ce qu'ils disent change aussi à chaque fois.

    D'où il découle que d'une même chose ils disent tantôt blanc, tantôt noir ; à telle personne d'une façon, et à telle autre d'une autre. Et si par hasard ces personnes se racontent ce qu'ils ont appris sous des formes si contradictoires, que devient alors cette belle apparence ? Sans parler du fait qu'ils se coupent si souvent eux-mêmes ; car qui aurait assez de mémoire pour se souvenir de tant de diverses formes qu'ils ont brodées autour d'un même sujet ? J'en ai connu plusieurs, en mon temps, qui enviaient la réputation de cette belle habileté, et qui ne voyaient pas que si la réputation y est, l'efficacité y fait défaut.

    En vérité, mentir est un vice abominable, car nous ne sommes des hommes et nous ne sommes liés les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions toute l'horreur et le poids, nous le poursuivrions pour le châtier par le feu, plus justement encore que d'autres crimes. Je trouve qu'on perd son temps bien souvent à châtier des erreurs innocentes chez les enfants, très mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actes inconsidérés, qui ne laissent pas de traces et n'ont pas de suite. Mais mentir, et un peu au-dessous, l'obstination, me semblent être ce dont il faudrait absolument combattre l'apparition et les progrès : ce sont chez les enfants des vices qui croissent avec eux. Et quand on a laissé prendre ce mauvais pli à la langue, c'est étonnant de voir combien il est difficile de s'en défaire. C'est pour cette raison que nous voyons des hommes honnêtes par ailleurs y être sujets et asservis. J'ai un tailleur qui est un bon garçon, mais à qui je n'ai jamais entendu dire une seule vérité, même quand cela pourrait lui être utile !

    Montaigne, Les Essais ((1533-1592)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [88] "Peut-on mentir?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Augustin : on doit mentir quelquefois pour rendre service

    Est-il quelquefois utile d'énoncer une chose fausse avec l'intention de tromper ? Ceux qui sont pour l'affirmative, appuient leur opinion sur des témoignages; ils rappellent que Sara ayant ri, soutint :cependant aux anges qu'elle n'avait pas ri ; que Jacob, interrogé par son père, répondit qu'il était Esaü, son fils aîné ; que les sages-femmes égyptiennes ont menti pour sauver de la mort les enfants des Hébreux, et que Dieu a approuvé et récompensé leur conduite ; et beaucoup d'autres exemples de ce genre empruntés à des personnages qu'on n'oserait blâmer; et cela, dans le but de démontrer non-seulement que parfois le mensonge n'est pas coupable, mais qu'il est même digne d'éloge. Outre cet argument destiné à embarrasser ceux qui s'adonnent à la lecture des saints livres; ils invoquent encore l'opinion générale et le sens commun, et disent : si un homme se sauvait -chez toi et que tu pusses l'arracher à la mort par un seul mensonge, ne mentirais-tu pas ? Si un malade te faisait une question dont la réponse pourrait lui être nuisible, ou que ton silence même pût aggraver son mal, oserais-tu dire la vérité au risque de le faire mourir, ou garder un silence dangereux plutôt que de lui sauver la vie par un mensonge honnête et inspiré par la compassion ? Par ces raisonnements et d'autres de ce genre ils croient démontrer surabondamment qu'on doit mentir quelquefois pour rendre service.

    Augustin, Du mensonge (IVe s.)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [88] "Peut-on mentir?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Augustin : Croire en son mensonge est-ce mentir ?

    Quiconque énonce une chose qu'il croit ou qu'il s'imagine être vraie, bien qu'elle soit fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu'il ne veut exprimer que ce qu'il a dans l'esprit, et qu'il l'exprime en effet. Mais bien qu'il ne mente pas, il n'est cependant point irréprochable, s'il croit ce qu'il ne faut pas croire, ou s'il pense savoir une chose qu'il ignore, quand même elle serait vraie : car il tient pour connue une chose inconnue. Ainsi donc mentir, c'est avoir une chose dans l'esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques. C'est pourquoi on dit du menteur qu'il a le cœur double, c'est-à-dire une double pensée : la pensée de la chose qu'il sait ou croit être vraie et qu'il n'exprime point, et celle de la chose qu'il lui substitue, bien qu'il la sache ou la croie fausse. D'où il résulte qu'on peut, sans mentir, dire une chose fausse, quand on la croit telle qu'on la dit, bien qu'elle ne soit pas telle réellement; et qu'on peut mentir en disant la vérité, quand on croit qu'une chose est fausse, et qu'on l'énonce comme vraie, quoiqu'elle soit réellement telle qu'on l'énonce, car c'est d'après la disposition de l'âme, et non d'après la vérité ou la fausseté des choses mêmes, qu'on doit juger que l'homme ment ou ne ment pas. On peut donc dire que celui qui énonce une chose fausse comme vraie, mais qui la croit vraie, se trompe ou est imprudent, mais on ne peut l'appeler menteur, parce qu'il n'a pas le cœur double quand il parle, qu'il n'a pas l'intention de tromper, mais que seulement il se trompe.

    Augustin, Du mensonge (IVe s.)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [88] "Peut-on mentir?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Augustin : En quoi consiste le mensonge ?

    "Il faut voir en quoi consiste le mensonge. Il ne suffit pas de dire quelque chose de faux pour mentir, si par exemple on croit, ou si on a l'opinion que ce que l'on dit est vrai. Il y a d'ailleurs une différence entre croire et avoir une opinion : parfois, celui qui croit sent qu'il ignore ce qu'il croit, bien qu'il ne doute en rien de la chose qu'il sait ignorer, tant il y croit fermement ; celui qui, en revanche, a une opinion, estime qu'il sait ce qu'il ne sait pas. Or quiconque énonce un fait que, par croyance ou opinion, il tient pour vrai, même si ce fait est faux, ne ment pas. Il le doit à la foi qu'il a en ses paroles, et qui lui fait dire ce qu'il pense ; il le pense comme il le dit. Bien qu'il ne mente pas, il n'est pas cependant sans faute, s'il croit des choses à ne pas croire, ou s'il estime savoir ce qu'il ignore, quand bien même ce serait vrai. Il prend en effet l'inconnu pour le connu. Est donc menteur celui qui pense quelque chose en son esprit, et qui exprime autre chose dans ses paroles, ou dans tout autre signe."

    Augustin, Du mensonge (IVe s.)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [88] "Peut-on mentir?" Imprimer 0 commentaire Pin it!