Alquié : les mémoires (24/08/2022)

617D+SlYsEL.jpgIl faut (...) distinguer, en ce qu'on appelle mémoire, deux opérations bien différentes et opposées, dont l'une est passion et l'autre action spirituelle. La mémoire est ce par quoi le passé revient et ce par quoi nous le reconnaissons et le localisons. Elle comprend nos souvenirs et notre attitude vis-à-vis de nos souvenirs. Elle est ce qui conserve le souvenir et nous le présente, elle est ce par quoi nous le rapportons au passé. La mémoire suppose, à titre de matière, un retour involontaire du souvenir que nous ne pouvons expérimenter que comme passion. Mais la reconnaissance et la localisation, loin de prolonger le rappel, s'y opposent. Ici la mémoire rejette l'image présente dans le passé, la juge souvenir. Cette mémoire est action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre du jugement qui nous libère.

La mémoire par quoi le souvenir revient est involontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants, apparaissant comme des fragments du passé, flottant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant à notre conscience qu'ils semblent hanter. "Souvenir, souvenir, que me veux-tu ?" demande Verlaine à un semblable souvenir. Il est aussi des tristesses subites, qui paraissent d’abord inexplicables par notre situation actuelle et la trame de noue vie présente, et qui, peu à peu, laissent apparaître les souvenirs qui les ont engendrées. Semblables sont les joies qui parurent à Proust lui rendre des fragments de son temps perdu. Et le retour de tout souvenir offre, à quelque degré, de tels caractères, pour évoquer volontairement un souvenir, ne faut-il pas que soit donnée quelque présence antérieure ? Comment, sans cela, saurait-on ce dont on veut se souvenir ? Au reste, le rappel du souvenir obéit si mal à notre volonté que le meilleur moyen de retrouver un souvenir qui résiste est souvent de le laisser surgir de lui-même, de se rendre passif vis-à-vis de lui. Le retour du souvenir est donc d'essence involontaire : la mémoire apparaît en ceci comme passion.

Ferdinand Alquié, Le Désir d'Éternité (1943)

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