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Textes et livres - Page 12

  • Rousseau : Les inégalités humaines (2)

    En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi, un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règne dans les différents ordres de l’état civil avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution.

    Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

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  • Rousseau : Les inégalités humaines (1)

    C’est de l’homme que j’ai à parler, et la question que j’examine m’apprend que je vais parler à des hommes, car on n’en propose point de semblables quand on craint d’honorer la vérité. Je défendrai donc avec confiance la cause de l’humanité devant les sages qui m’y invitent, et je ne serai pas mécontent de moi-même si je me rends digne de mon sujet et de mes juges.

    Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités ; l’une que j’appelle naturelle ou physique parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, ou de l’âme; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale ou politique parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en en faire obéir.

    On ne peut pas demander quelle est la source de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot : on peut encore moi chercher s’il n’y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités; car ce serait demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus en proportion de la puissance ou de la richesse. Question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres qui cherchent la vérité.

    Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

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  • Malebranche : "Il n’y a que le mérite qui devrait nous distinguer"

    La nature humaine étant égale dans tous les hommes, et faite pour la raison, il n’y a que le mérite qui devrait nous distinguer, et la raison nous conduire. Mais le péché ayant laissé la concupiscence dans ceux qui l’ont commis et dans leurs descendants, les hommes, quoi que naturellement tous égaux, ont cessé de former entre eux une société d’égalité sous une même loi, la raison. La force, la loi des brutes, celle qui a déféré au lion l’empire des animaux, est devenue la maîtresse parmi les hommes; et l’ambition des uns et la nécessité des autres a obligé tous les peuples à abandonner pour ainsi dire à Dieu, leur roi naturel et légitime et la raison universelle, leur loi inviolable, pour choisir des protecteurs visibles, qui pussent par la force les défendre contre une force ennemie. C’est donc le péché qui a introduit dans le monde la différence des qualités et des conditions; car le péché ou la concupiscence supposée, c’est une nécessité qu’il y ait ces différences. La raison même le veut ainsi, parce que la force est une loi qui doit ranger ceux qui ne suivent plus la raison. Enfin Dieu même a approuvé ces différences, comme il était évident par les Saintes Écritures.

    Nicolas Malebranche, Traité de morale (1684)

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  • Kant : Le génie est le talent qui donne les règles à l’art

    Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne les règles à l’art...

    Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit est tout d’abord représenté comme possible, si on doit l’appeler un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d’une règle quelconque, qui possède comme principe de détermination un concept, et par conséquent il ne permet pas que l’on pose au fondement un concept de la manière dont le produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d’après laquelle ils doivent réaliser leur produit. Or, puisque sans une règle qui le précède le produit ne peut jamais être dit un produit de l’art, il faut que la nature donne la règle à l’art dans le sujet ; en d’autres termes, les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie.

    On voit par là que le génie :

    1° est un talent, qui consiste à produire, dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ;

    2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle de jugement ;

    3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise ce produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit au génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables ;

    4° que la nature à travers le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l’art ; et que cela n’est le cas que s’il s’agit des beaux-arts”.

    Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790)

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  • Schopenhauer : Le talent

    Le talent a la force de créer ce qui dépasse la faculté de production, mais non la faculté de perception des autres hommes; aussi trouve-t-il dès le premier moment des gens pour l'apprécier. L'oeuvre du génie dépasse au contraire non seulement la faculté de production, mais encore la faculté de perception des autres hommes; aussi les autres ne le comprennent-ils pas tout, d'abord. Le talent, c'est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher le génie, c'est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir ils n'apprennent donc à le connaître qu'indirectement, c'est-à-dire tard, et ils s'en rapportent alors même à la parole d'autrui. Aussi Goethe dit-il dans son Épître didactique : "L'imitation est innée en nous; mais nous ne reconnaissons pas sans peine ce qu'il nous faut imiter. L'excellent se rencontre rarement il est apprécié plus rarement encore."

    Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1819)

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  • Vervisch : Les mirages du mérite

    Il y a encore un mème qui traîne sur les réseaux sociaux : le dessin d'une bande d'animaux alignés devant le bureau d'un professeur qui leur dit : « Pour une juste sélection, tout le monde doit passer le même examen : vous allez devoir grimper à cet arbre. » Sauf que les animaux sont bien différents les uns des autres : il y a un petit oiseau, un singe, un manchot, un éléphant, un poisson rouge, un phoque et un chien. Et bien sûr, l'«examen » n'est pas du tout équitable, justement parce qu'il est le même pour tous ces animaux ( et dans le fond, seul le singe a des chances de réussir, conformément à ses aptitudes naturelles qu'il a reçues dès la naissance, sans a
    voir à travailler).

    Ce dessin illustre bien l'illusion de la méritocratie républicaine consistant à sélectionner les individus par des examens et concours qui sont les mêmes pour tout le monde, alors que les gens sont tous différents. En général, ce dessin est accompagné d'une citation attribuée à Albert Einstein :« Tout le monde est un génie, mais si vous jugez un poisson sur ses capacités à grimper à un arbre, il passera sa vie à croire qu'il est stupide. »

    Comme d'habitude avec ce genre de citation, il est difficile de savoir si Einstein en est bien l'auteur. Certains croient pouvoir la tirer de son livre « Comment je vois le monde ». Personnellement, je n'en ai retrouvé aucune trace. Ce qui est sûr, c'est que la vie même d'Einstein semble correspondre à cette petite leçon de vie.

    Gilles Vervisch, Peut-on réussir sans effort ni aucun talent ? (2019)

    Photo : Gimmeges - Pexels

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  • Kant : Le champ du génie

    Le véritable champ du génie est celui de l'imagination, parce qu'elle est créatrice et qu'elle se trouve moins que d'autres facultés sous la contrainte des règles; ce qui la rend d'autant plus capable d'originalité. La démarche mécanique de l'enseignement, en forçant à toute heure l'élève à l'imitation, est assurément préjudiciable à la levée de germe du génie, en son originalité. Tout art réclame cependant certaines règles mécaniques fondamentales, celle de l'adéquation de l'œuvre à l'idée sous-jacente, c'est-à-dire la vérité dans la représentation de l'objet conçu en pensée. Cette exigence doit être apprise avec la rigueur de l'école, elle est à la vérité un effet de l'imitation. Quant à la libérer l'imagination de cette contrainte et à laisser le talent hors du banal procéder sans règles et s'exalter jusqu'à contredire la nature, cela pourrait bien donner une folie originale qui ne serait tout de même pas exemplaire, et ne pourrait donc pas non plus être rangée dans le génie.

    Emmanuel Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique (1798)

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  • Hegel : Esthétique

    L’idée essentielle qu’il nous faut noter est que, même si le talent et le génie de l’artiste comportent un moment naturel, ce moment n’en demande pas moins essentiellement à être formé et éduqué par la pensée, de même qu’il nécessite une réflexion sur le mode de sa production ainsi qu’un savoir-faire exercé et assuré dans l’exécution. Car l’un des aspects principaux de cette production est malgré tout un travail extérieur, dès lors que l’œuvre d’art a un côté purement technique qui confine à l’artisanal, surtout en architecture et en sculpture, un peu moins en peinture et en musique, et dans une faible mesure en poésie. Pour acquérir en ce domaine un parfait savoir-faire, ce n’est pas l’inspiration qui peut être d’un quelconque secours, mais seulement la réflexion, l’application et une pratique assidue. Or il se trouve qu’un tel savoir-faire est indispensable à l’artiste s’il veut se rendre maître du matériau extérieur et ne pas être gêné par son âpre résistance.

    Hegel, Esthétique (1837)

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  • D'Alembert : Art et savoir-faire

    On peut en général donner le nom d’Art à tout système de connaissances qu’il est permis de réduire à des règles positives, invariables et indépendantes du caprice ou de l’opinion, et il serait permis de dire en ce sens, que plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique. Mais comme il y a des règles pour les opérations de l’esprit ou de l’âme, il y en a aussi pour celles du corps, c’est-à-dire pour celles qui bornées aux corps extérieurs, n’ont besoin que de la main seule pour être exécutées. De là la distinction des arts en libéraux et en mécaniques, et la supériorité qu'on accorde aux premiers sur les seconds. Cette supériorité est sans doute injuste à plusieurs égards. Néanmoins parmi les préjugés, tout ridicules qu'ils peuvent être, il n'en est point qui n'ait sa raison, ou pour parler plus exactement, son origine; et la philosophie souvent impuissante pour corriger les abus, peut au moins en démêler la source. La force du corps ayant été le premier principe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avaient d'être égaux, les plus faibles, dont le nombre est toujours le plus grand, se sont joints ensemble pour la réprimer. Ils ont donc établi par le secours des lois et des différentes sortes de gouvernements, une inégalité de convention dont la force a cessé d'être le principe. Cette dernière inégalité étant bien affermie, les hommes en se réunissant avec raison pour la conserver, n'ont pas laissé de réclamer secrètement contre elle par ce désir de supériorité que rien n'a pu détruire en eux. Ils ont donc cherché une sorte de dédommagement dans une inégalité moins arbitraire; et la force corporelle, enchaînée par les lois, ne pouvant plus offrir aucun moyen de supériorité, ils ont été réduits à chercher dans la différence des esprits un principe d'inégalité aussi naturel, plus paisible, et plus utile à la société. Ainsi la partie la plus noble de notre être s'est en quelque manière vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avait usurpés ; et les talents de l'esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux du corps. Les arts mécaniques, dépendant d'une opération manuelle, et asservis, qu'on me permette ce terme, à une espèce de routine, ont été abandonnés à ceux d'entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure. L'indigence qui a forcé ces hommes à s'appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût et le génie ne les y ont entraînés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui l'accompagne. A l'égard des opérations libres de l'esprit, elles ont été le partage de ceux qui se sont crus sur ce point les plus favorisés de la nature. Cependant l'avantage que les arts libéraux ont sur les arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l'esprit, et par la difficulté d'y exceller, est suffisamment compensé par l'utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C'est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes. Mais la société en respectant avec justice les grands génies qui l'éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n'est pas moins avantageuse au genre humain, que ne le serait à la physique l'explication des propriétés de cette aiguille. Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de savants prétendus dont la science n'est proprement qu'un art mécanique? et quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage et sans liaison, et l'instinct d'un artisan réduit à l'exécution machinale?

    Le mépris qu'on a pour les arts mécaniques semble avoir influé jusqu'à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l'histoire de ses destructeurs, c'est-à-dire des conquérants, n'est ignorée de personne. Cependant c'est peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et de ses ressources. J'avoue que la plupart des arts n'ont été inventés que peu à peu, et qu'il a fallu une assez longue suite de siècles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n'en est-il pas de même des sciences? Combien de découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs, avaient été préparées par les travaux des siècles précédents, souvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu'un pas à faire ? Et pour ne point sortir de l'horlogerie, pourquoi ceux à qui nous devons la fusée des montres, l'échappement et la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé successivement à perfectionner l'algèbre? D'ailleurs, si j'en crois quelques philosophes que le mépris de la multitude pour les arts n'a point empêchés de les étudier, il est certaines machines si compliquées, et dont toutes les parties dépendent tellement l'une de l'autre, qu'il est difficile que l'invention en soit due à plus d'un seul homme. Ce génie rare dont le nom est enseveli dans l'oubli, n'eût-il pas été bien digne d'être placé à côté du petit nombre d'esprits créateurs, qui nous ont ouvert dans les sciences des routes nouvelles ?

    D’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie

     

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  • Bergson : Le talent de l'artiste

    La photographie d’une personne déterminée (…) pourrait être obtenue dans un instantané absolu. - Considérons au contraire l’exécution d’un portrait par un grand peintre. La composition de cette œuvre exigera de la durée, mais une durée qui ne pourra être allongée ou rétrécie sans que change le portrait ; car le temps que l’artiste met à exécuter son œuvre est occupé par des essais, des tâtonnements, des esquisses, des états d’âme surtout, qui passent et repassent devant l’esprit du peintre et qui l’acheminent vers le portrait définitif : et tous les efforts qu’il a faits il les condense dans son œuvre. Le temps. ici, fait donc bien corps avec l’œuvre et la pénètre ; elle occupe de la durée..

    Et c’est pour cela que le résultat de ce travail est une création et, comme telle, est absolument imprévisible, même si l’on connaît le modèle et le peintre, sa manière et les couleurs dont il se sert. - Dira-t-on qu’une intelligence  surhumaine qui connaîtrait à fond le peintre et son genre de talent saurait d’avance quelle œuvre il produira ? C’est oublier que, pour cela, il faudrait que le talent de l’artiste fût quelque chose de donné une fois pour toutes, de définitivement fixé ; or, il n’en est rien : le talent de !’artiste se fait sans cesse, et se fera en partie par le travail même du portrait, de sorte que celui-ci, en même temps qu’il est l’effet du talent du peintre, contribue en même temps à le former : le talent de j’artiste dépend de son œuvre comme celle-ci de celui-là, et par suite, toute espèce de prévision est ici impossible.

    Henri Bergson, Cours au Collège de France

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  • Camus : La révolte

    C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. L’origine même de cette valeur nous garantit qu’elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence. Elle ne triomphe ni de l’impossible ni de l’abîme. Elle s’équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. La révolte, la séculaire volonté de ne pas subir dont parlait Barrès, aujourd’hui encore, est au principe de ce combat. Mère des formes, source de vraie vie, elle nous tient toujours debout dans le mouvement informe et furieux de l’histoire.

    Albert Camus, L'homme révolté (1951)

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  • Bergson : Dépasser toutes les résistances

    Ainsi, aux yeux d'une philosophie qui fait effort pour réabsorber l'intelligence dans l'intuition, bien des difficultés s'évanouissent ou s'atténuent.

    Mais une telle doctrine ne facilite pas seulement la spéculation. Elle nous donne aussi plus de force pour agir et pour vivre. Car avec elle, nous ne nous sentons plus isolés dans l'humanité, l'humanité ne nous semble pas non plus isolée dans la nature qu'elle domine.

    Comme le plus petit grain de poussière est solidaire de notre système solaire tout entier, entraîné avec lui dans ce mouvement indivisé de descente qui est la matérialité même, ainsi tous les êtres organisés, du plus humble au plus élevé, depuis les premières origines de la vie jusqu'au temps où nous sommes, et dans tous les lieux comme dans tous les temps, ne font que rendre sensible aux yeux une impulsion unique, inverse du mouvement de la matière et, en elle-même, indivisible.

    Tous les vivants se tiennent, et tous cèdent à la même formidable poussée.

    L'animal prend son point d'appui sur la plante, l'homme chevauche sur l'animalité, et l'humanité entière, dans l'espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort.

    Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907)

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  • Aristote : Le bonheur et la réussite

    Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d'accord : c'est le bonheur, au dire de la foule aussi bien que des gens cultivés ; tous assimilent le fait de bien vivre 20 et de réussir au fait d'être heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s'entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages. Les uns, en effet, identifient le bonheur à quelque chose d'apparent et de visible, comme le plaisir, la richesse ou l'honneur : pour les uns c'est une chose et pour les autres une autre chose ; souvent le même homme change d'avis à son sujet : malade, il place le bonheur dans la santé, et pauvre, dans la richesse ; à 25 d'autres moments, quand on a conscience de sa propre ignorance, on admire ceux qui tiennent des discours élevés et dépassant notre portée.

    Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 2

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  • Zola : Au Bonheur des Dames

    Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de ces flamboiements. Les ombres noires s’enlevaient avec vigueur sur les fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant la houle désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage des étoffes jonchait les comptoirs, l’or sonnait dans les caisses ; tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s’en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourde honte d’un désir contenté au fond d’un hôtel louche. C’était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d’un despote, dont le caprice ruinait des ménages. Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. La femme venait passer chez lui les heures vides, les heures frissonnantes et inquiètes qu’elle vivait jadis au fond des chapelles : dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte renaissante d’un dieu contre le mari, culte sans cesse renouvelé du corps, avec l’au-delà divin de la beauté. S’il avait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé, le cri éperdu des dévotes auxquelles on supprimerait le confessionnal et l’autel. Dans leur luxe accru depuis dix ans, il les voyait, malgré l’heure, s’entêter au travers de l’énorme charpente métallique, le long des escaliers suspendus et des ponts volants. Mme Marty et sa fille, emportées au plus haut, vagabondaient parmi les meubles. Retenue par son petit monde, Mme Bourdelais ne pouvait s’arracher des articles de Paris. Puis, venait la bande, Mme de Boves toujours au bras de Vallagnosc, et suivie de Blanche, s’arrêtant à chaque rayon, osant regarder encore les étoffes de son air superbe. Mais, de la clientèle entassée, de cette mer de corsages gonflés de vie, battant de désirs, tout fleuris de bouquets de violettes, comme pour les noces populaires de quelque souveraine, il finit par ne plus distinguer que le corsage nu de Mme Desforges, qui s’était arrêtée à la ganterie avec Mme Guibal. Malgré sa rancune jalouse, elle aussi achetait, et il se sentit le maître une dernière fois, il les tenait à ses pieds, sous l’éblouissement des feux électriques, ainsi qu’un bétail dont il avait tiré sa fortune.

    Emile Zola, Au bonheur des dames (1883)

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  • Balzac : "Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez"

    Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Beauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire : Parvenir ! Parvenir à tout prix. Bravo ! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos sœurs. Tous les frères flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francs arrachés, Dieu sait comme ! Dans un pays où l’on trouve plus de châtaignes que de pièces de cent sous, ils vont filer comme des soldats à la maraude. Après, que ferez-vous ? Vous travaillerez ? Le travail, compris comme vous le comprenez en ce moment, donne, dans les vieux jours, un appartement chez maman Vauquer, à des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. L’on plie sous le pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu’il prend sans partager ; mais on plie s’il persiste ; en un mot, on l’adore à genoux quand on n’a pas pu l’enterrer sous la boue. La corruption est en force, le talent est rare. Ainsi la corruption est l’arme de la médiocrité qui abonde, et vous en sentirez partout la pointe. Vous verrez des femmes dont les maris ont six mille francs d’appointements pour tout potage, et qui dépensent plus de dix mille francs à leur toilette. Vous verrez des employés à douze cents francs acheter des terres. Vous verrez des femmes se prostituer pour aller dans la voiture du fils d’un pair de France, qui peut courir à Longchamp sur la chaussée du milieu. Vous avez vu le pauvre bêta de père Goriot obligé de payer la lettre de change endossée par sa fille, dont le mari a cinquante mille livres de rente. Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales. Je parierais ma tête contre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guêpier chez la première femme qui vous plaira, fût-elle riche, belle et jeune. Toutes sont bricolées par les lois, en guerre avec leurs maris à propos de tout. Je n’en finirais pas s’il fallait vous expliquer les trafics qui se font pour des amants, pour des chiffons, pour des enfants, pour le ménage ou pour la vanité, rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi l’honnête homme est-il l’ennemi commun. Mais que croyez-vous que soit l’honnête homme à Paris ? L’honnête homme est celui qui se tait, et refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans être jamais récompensés de leurs travaux et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu. Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais là est la misère. Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugement dernier. Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut être déjà riche ou le paraître. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer de grands coups ; autrement on carotte, et votre serviteur ! Si dans les cent professions que vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, le public les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie telle qu’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ; sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque. Si je vous parle ainsi du monde, il m’en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que je le blâme ? Du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais. L’homme est imparfait. Il est parfois plus ou moins hypocrite, et les niais disent alors qu’il a ou n’a pas de mœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple ; l’homme est le même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaque million de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus de tout, même des lois : j’en suis. Vous, si vous êtes un homme supérieur, allez en droite ligne et la tête haute. Mais il faudra lutter contre l’envie, la calomnie, la médiocrité, contre tout le monde. Napoléon a rencontré un ministre de la Guerre qui s’appelait Aubry, et qui a failli l’envoyer aux colonies. Tâtez-vous ! Voyez si vous pourrez vous lever tous les matins avec plus de volonté que vous n’en aviez la veille.

    Honoré de Balzac, Le Père Goriot (1835)

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  • Stendhal : Le rêve du succès

    Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l’eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m’étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher ; quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne 

    Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830)

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  • Gandhi : la non-violence

    La non-violence ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal. La non-violence telle que je la conçois est au contraire contre le mal une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion, dont la nature même a pour effet de développer la perversité. J’envisage pour lutter contre ce qui est immoral une opposition mentale et par conséquent morale. Je cherche à émousser complètement l’épée du tyran, non pas en la heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de me voir lui offrir une résistance physique. Il trouvera chez moi une résistance de l’âme qui l’obligera à s’incliner.

    Gandhi, Lettres à l’Ashram (1938)

    Photo : Polina Tankilevitch - Pexels

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  • Ricoeur : "Cet appétit de la catastrophe"

    Que la violence soit de toujours et de partout, il n’est que de regarder comment s’édifient et s’écroulent les empires, s’installent les prestiges personnels, s’entre-déchirent les religions, se perpétuent et se déplacent les privilèges de la propriété et du pouvoir... La psychologie sommaire de l’empirisme qui gravite autour du plaisir et de la douleur, du bien-être et du bonheur, omet l’irascible, le goût de l’obstacle, la volonté d’expansion, de combat et de domination, les instincts de mort et surtout cette capacité de destruction, cet appétit de la catastrophe qui est la contrepartie de toutes les disciplines qui font de l’édifice psychique de l’homme un équilibre instable et toujours menacé.

    Paul Ricoeur, Histoire et Vérité (1955)

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  • Alain : La guerre et son ressort animal

    On le dit souvent, que le ressort de la guerre est dans cette partie animale qui a faim, qui a soif, qui a froid ; mais je ne le crois point du tout. J’aperçois un meilleur guerrier, le thorax. Là siège la colère, fille de richesse et non de pauvreté. D’autant plus redoutable que l’homme est plus dispos et mieux nourri.

    Ici commence le tumulte qui vient de la force sans emploi, qui s’augmente de lui-même et s’irrite de son propre commencement.

    Alain, Mars ou la guerre jugée, XXVIII, « L’Intérêt ».

    Photo - Pexels - Pixabay

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  • Arendt : Les instruments de la violence

    Les instruments de la violence ont désormais atteint un tel point de perfection technique qu’il est devenu impossible de concevoir un but politique qui soit susceptible de correspondre à leur puissance destructive ou qui puisse justifier leur utilisation au cours d’un conflit armé. […] La partie d’échecs "apocalyptique" qui s’est engagée entre les superpuissances […] respecte la règle selon laquelle « si l’un  ou l’autre ‘gagne’, c’est la fin des deux » ; il s’agit là d’un jeu qui est totalement différent des jeux guerriers des précédentes périodes. Son objectif « rationnel » n’est pas de remporter la victoire mais de provoquer un effet de dissuasion…

    Hannah Arendt, « Sur la violence », Du Mensonge à la violence (1972)

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  • Freud : "L’être humain n’est pas un être doux"

    téléchargement.jpgL’être humain n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui une aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus – l’homme est un loup pour l’homme ; qui aura le courage, après toutes les expériences de la vie et de l’Histoire, de contester cette phrase ?

    Freud, Malaise dans la culture (1930)

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  • Arendt : La banalité du mal

    La stupéfiante complaisance avec laquelle, en Argentine comme à Jérusalem, Eichmann reconnaissait ses crimes, était moins l'effet de sa propre capacité criminelle d'automystification que de l'ambiance de mensonge systématique caractéristique de l'atmosphère générale, et généralement acceptée, du IIIe Reich. « Bien sûr », il avait joué un rôle dans l'extermination des Juifs ; bien sûr, « ils n'auraient pas été livrés à la boucherie s'il ne les avait pas transportés ». « Qu'y a-t-il donc à “reconnaître” ? » demandait-il. Maintenant, poursuivait-il, il « aimerait mieux faire la paix avec [ses] anciens ennemis »

    Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem (1963)

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  • Platon : Les lois, la cité et la guerre

    Trois personnages, un Athénien, qui n'est autre que Pluton, un Crétois nommé Clinias et un Lacédémonien nommé Mégillos, partent de Cnossos, la ville de Minos, pour aller visiter dons la montagne de Dictè l'antre où Zens fut nourri par des abeilles et le temple qui lui a été consacré. Chemin faisant, l'Athénien met la conversation sur les lois de Minos et de Lycurgue et demande à Clinias la raison des repas en commun, qui sont d'usage en Crète et à Lacédémone. C'est en vue de la guerre qu'ils ont été institués, répond Clinias, parce que, lorsque les citoyens sont en campagne, le soin de leur sûreté les oblige à prendre leur repas tous ensemble. Mais cette institution n'a-t-elle en vue que la guerre ? demande l'Athénien. A côté de la guerre avec les ennemis du dehors, n'y a-t-il pas aussi des guerres intestines au sein d'un même État, et au sein même des individus ? Et n'est-il pas nécessaire qu'un bon législateur règle tout ce qui concerne la guerre en vue de la paix, plutôt que de subordonner la paix à la guerre ? Et c'est là une œuvre qui demande plus de vertu que la guerre. Celle-ci n'exige que le courage ; l'autre exige, avec le courage, la justice, la tempérance et la prudence. Si donc la législation de Minos a été inspirée par un dieu, il faut croire que Minos n'a pas eu en vue le courage seul, mais aussi toutes les espèces de vertu. Une bonne législation doit en effet procurer aux hommes tous les biens, les biens humains, comme la santé, la beauté, la vigueur, la richesse, mais avant tout les biens divins, dont le premier est la prudence, le second la tempérance, le troisième la justice et le quatrième le courage. C'est sur ce principe que doit reposer une bonne législation.

    Platon, Les Lois (Ve s. av. JC)

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  • Huntington : Les conflits civilisationnels

    Les guerres entre clans, tribus, nations, communautés religieuses ou groupes ethniques différents ont été la règle à travers les époques et les civilisations, dans la mesure où elles s'enracinent dans les questions identitaires. Ces conflits traduisent les particularismes et ne soulèvent pas de problèmes idéologiques ou politiques plus larges susceptibles d'intéresser directement des non-participants, bien qu'ils puissent, pour des groupes extérieurs, représenter un sujet d'inquiétude sur le plan humanitaire. Ces affrontements tendent à être très violents et sanglants parce qu'ils mettent en jeu des questions fondamentales d'identité. En outre, ils ont tendance à traîner en longueur ; il arrive qu'ils soient entrecoupés de trêves ou d'ententes, mais en général ces dernières ne durent pas, et les combats reprennent. D'autre part, en cas de victoire militaire décisive de l'un des deux camps, les risques de génocide sont plus élevés lorsqu'il s'agit d'une guerre civile identitaire.

    Les conflits civilisationnels sont des conflits communautaires entre États ou groupes appartenant à des civilisations différentes. Des guerres civilisationnelles résultent de ces conflits. Elles peuvent éclater entre États ainsi qu'entre groupes non gouvernementaux. Les conflits civilisationnels au sein d'un même État peuvent impliquer des groupes qui sont majoritairement localisés dans des zones géographiques distinctes, auquel cas le groupe qui n'a pas le contrôle du gouvernement se bat en général pour obtenir l'indépendance et peut éventuellement se montrer prêt à accepter des compromis. Les conflits civilisationnels au sein d'un même État peuvent également impliquer des groupes qui sont géographiquement mélangés, auquel cas ce sont des relations perpétuellement tendues qui dérapent de temps en temps vers la violence, comme cela se produit entre hindous et musulmans en Inde ou entre musulmans et Chinois en Malaisie, ou encore cela peut donner lieu à des combats à proprement parler, notamment lorsque ce sont la définition même et les frontières d'un nouvel État qui sont en jeu, ainsi qu'à des tentatives brutales pour séparer les peuples par la force.

    Les conflits civilisationnels sont parfois des luttes pour le contrôle des populations. Mais, le plus souvent, c'est le contrôle du sol qui est en jeu. Le but de l'un des participants au moins est de conquérir un territoire et d'en éliminer les autres peuples par l'expulsion, l'assassinat ou les deux à la fois, c'est-à-dire par la « purification ethnique ». Ces conflits ont tendance à être violents et cruels, les deux camps se livrant à des massacres, des actes terroristes, des viols et des tortures. Le territoire en jeu représente souvent, pour l'un ou l'autre des deux camps, un symbole historique et identitaire très marqué, une terre sacrée sur laquelle ils estiment avoir des droits inaliénables : ainsi la Cisjordanie, le Cachemire, le Nagorny-Karabakh, la vallée de la Drina ou le Kosovo.

    Les guerres civilisationnelles présentent un certain nombre de points communs avec l'ensemble des guerres communautaires. Ce sont des conflits qui s'éternisent. Lorsqu'ils ont lieu au sein d'un même État, ils durent en moyenne six fois plus longtemps que les guerres entre États. Comme ils mettent en jeu des questions fondamentales d'identité et de pouvoir, on a du mal à les résoudre par des négociations ou des compromis. Lorsque l'on parvient à un accord, il n'est pas rare que certaines des parties d’un camp donné refusent d'y souscrire. L'accord dure alors d'autant moins longtemps. Les guerres civilisationnelles sont des guerres intermittentes qui peuvent passer de la violence la plus aiguë à la guérilla la plus larvée et à l’hostilité la plus latente, pour se rallumer ensuite brutalement. Il est rare que les brasiers des haines communautaires soient totalement éteints, sauf par le génocide. Du fait de leur tendance à traîner en longueur, les guerres civilisationnelles, tout comme les autres guerres communautaires, produisent en général de grands nombres de victimes et de réfugiés...

    Nombre de ces guerres contemporaines sont simplement le dernier chapitre d'une longue histoire marquée par des conflits sanglants, et la violence de cette fin de XXe siècle a résisté aux efforts pour y mettre fin de manière définitive. Au Soudan, par exemple, les combats ont éclaté en 1959, se sont prolongés jusqu'en 1972, lorsqu'on est parvenu à un accord qui garantissait une autonomie relative du sud du Soudan, mais ils ont repris en 1983. La rébellion des Tamouls au Sri Lanka a commencé en 1983 ; les négociations de paix pour y mettre un terme se sont interrompues brutalement en 1991, mais elles ont repris en 1994, et on est parvenu à un accord de cessez-le-feu en janvier 1995. Quatre mois plus tard, les Tigres insurgés ont rompu la trêve et se sont retirés des pourparlers de paix, si bien que la guerre a repris avec une violence redoublée. La rébellion des Moros aux Philippines a commencé au début des années soixante-dix et s'est calmée en 1976 après que l'on eut conclu un accord qui garantissait l'autonomie à certaines régions de Mindanao. Mais, en 1993, les explosions de violence n'étaient pas rares et allaient en s'aggravant, après que les groupes insurgés ont rejeté l'ensemble du processus de paix. Les dirigeants russes et tchétchènes sont parvenus à un accord sur la démilitarisation en juillet 1995 afin de mettre un terme aux hostilités qui avaient commencé au mois de décembre précédent. La guerre s'est interrompue pour quelque temps, mais elle a repris à l'occasion des attaques tchétchènes contre des personnalités dirigeantes russes et prorusses, suivies de représailles russes, de l'incursion tchétchène au Daghestan en janvier 1996 et de l'écrasante offensive russe début 1996.

    Les guerres civilisationnelles partagent avec les autres guerres communautaires les traits suivants : longueur dans le temps, niveau de violence élevé et ambivalence idéologique. Elles en diffèrent toutefois à deux égards.

    Tout d'abord, les guerres communautaires peuvent éclater entre groupes ethniques, religieux, raciaux ou linguistiques. Comme la religion est la principale caractéristique identitaire des civilisations, les guerres civilisationnelles ont presque toujours lieu entre peuples appartenant à des religions différentes. Certains observateurs minimisent l’importance de ce facteur. Ils insistent, par exemple, sur les facteurs ethniques, la langue commune, la coexistence pacifique dans le passé et le nombre élevé de mariages croisés entre Serbes et musulmans en Bosnie, et ils écartent le facteur religieux en faisant référence à ce que Freud appelait « le narcissisme des petites différences ». Toutefois, ce point de vue est naïf. L'histoire, depuis des millénaires, prouve que la religion n'est pas une simplement une « petite différence », mais la différence entre les peuples la plus profonde qui soit. La fréquence, l'intensité et la violence des guerres civilisationnelles sont nettement aggravées par les différences de foi religieuse.

    D'autre part, les autres guerres communautaires sont relativement localisées et présentent peu de risques de s'étendre jusqu'à impliquer d'autres participants. En revanche, les guerres civilisationnelles éclatent, par définition, entre groupes qui font respectivement partie d'ensembles culturels plus larges. Dans un conflit communautaire ordinaire, le groupe A se bat contre le groupe B. Les groupes C, D et E n'ont aucune raison de s'impliquer, sauf si A ou B attaque directement leurs intérêts. Inversement, dans une guerre civilisationnelle, le groupe A1 se bat contre le groupe B1, et chacun des deux tente d'étendre la guerre et d'obtenir le soutien de ses proches « parents » à savoir A2, A3 et A4 d'une part, B2, B3 et B4, d'autre part. Ces derniers à leur tour s'identifient à leur « parent ». L'extension des transports et des communications dans le monde moderne a contribué à mettre en place de telles connections, et donc à « internationaliser » les guerres civilisationnelles. Les migrations ont donné naissance à des diasporas dans des tierces civilisations. Les communications permettent plus facilement aux parties en présence d'appeler à l'aide, et à leurs « proches parents » d'apprendre immédiatement ce qui arrive à leurs alliés. Le rétrécissement de la planète permet ainsi aux « groupes apparentés » de fournir un soutien moral, diplomatique, financier et matériel aux parties en présence.

    Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations (1996)

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  • Cazeneuve : Les causes de la guerre

    La recherche des causes de la guerre, telle qu'elle est apparue déjà dans les efforts pour assurer la paix, conduit à en déceler les fondements dans plusieurs domaines. Il faut d'abord envisager la dimension sociale propre à ce phénomène essentiellement collectif. De ce point de vue, on peut étudier les sources et les conséquences du militarisme. Herbert Spencer et Auguste Comte croyaient à une évolution faisant succéder les sociétés industrielles aux sociétés militaires, celles-ci étant caractérisées par des institutions qui subordonnent étroitement l'individu à la société et tendent à la tyrannie politique en même temps qu'à l'autarcie économique. De nombreux polémologues placent aussi leur analyse sur l'aspect économique des guerres. Ils citent de grandes crises économiques et sociales qui n'ont entraîné aucune guerre, mais ils notent que les conflits armés, depuis la disparition de la guerre aristocratique, provoquent une transformation de la vie économique dans les pays belligérants, de sorte que certaines difficultés peuvent être provisoirement résolues par le rythme accéléré de la consommation en matériel qu'impose l'état de belligérance. La guerre n'est d'ailleurs pas possible sans une certaine accumulation de puissance économique, et la lassitude qui met fin à certains conflits peut parfois être attribuée à l'appauvrissement que finissent par produire les hostilités. On peut faire une analyse du même genre à propos des aspects démographiques de la guerre, à laquelle les phénomènes de surpopulation ne sont pas toujours étrangers. C'est pourquoi, selon Gaston Bouthoul, la principale fonction sociologique de la guerre serait d'être, en même temps qu'un exutoire aux impulsions collectives, un processus de « rééquilibration démo-économique ». Quant à l'aspect technique, dont on a vu l'importance dans l'évolution historique des guerres, il est remarquable aussi dans ses « retombées ». Les guerres, surtout dans la période la plus récente, ont probablement hâté des découvertes, dont certaines ont eu des prolongements dans une utilisation pacifique. Du point de vue politique enfin, il n'est pas douteux que la guerre ait, dans bien des cas, fortement contribué à créer des États et à cimenter leur unité, au point que l'on peut considérer la guerre elle-même comme un instrument de la politique, et c'est sous cet aspect que l'envisage surtout Karl von Clausewitz. Il en déduit qu'elle doit être faite avec toute la puissance de la nation, mais soumise aux intérêts de celle-ci.

    L'idée que la guerre peut avoir des fonctions propres a conduit ainsi certains théoriciens à en faire l'apologie. Hegel voit en elle le moment où l'État se réalise pleinement ; Joseph de Maistre la glorifie comme le moyen de fortifier la nature humaine ; Nietzsche trouve dans les vertus guerrières le meilleur aiguillon au dépassement de soi-même ; plusieurs évolutionnistes croient pouvoir tirer de la loi de sélection naturelle une justification des pertes qu'engendre la guerre ; L. Gumplowicz voit dans la guerre la source de toutes les institutions et de la civilisation. D'autre part, les sociologues ont parfois comparé la guerre à la fête, en lui attribuant des fonctions analogues, notamment l'exaltation collective et le renversement des règles habituelles.

    Pourtant les arguments de divers ordres ne manquent pas contre les théories bellicistes. On peut, à l'encontre de ceux qui prônent les vertus militaires, faire d'abord état des statistiques qui prouvent la recrudescence de la criminalité à la suite des guerres. S'il est vrai que les grandes civilisations se sont répandues par la force des armes, on peut aussi alléguer que c'est de la même façon qu'elles ont disparu et aux progrès techniques et économiques réalisés sous son aiguillon, on peut opposer un calcul des « coûts » de la guerre, qui sont de plus en plus élevés à mesure qu'elle devient plus totale. Enfin s'il est vrai que la guerre présente bien des caractères de la fête, elle en diffère en même temps, du fait qu'elle oppose un groupe à un autre et tend plus spécifiquement à la destruction.

    On peut donc se demander si les alternances de paix et de guerre ne constituent pas un cycle universel, inhérent à la nature des sociétés humaines. Les doctrines pessimistes, ici, trouvent dans l'histoire une longue suite de justifications. Cependant, les optimistes peuvent répondre que, dans les affaires humaines, les nécessités du passé ne sont jamais définitives et qu'en fin de compte les efforts pour établir une paix assurée, c'est-à-dire pour dégager l'humanité de cette dialectique guerre-paix, sont peut-être maintenant la seule lutte qui vaille.

    Jean Cazeneuve, Guerre et Paix (1995)

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  • Hobbes: La guerre de chacun contre chacun

    Si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis: et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre. Et de là vient que, là où l'agresseur n'a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, on peut s'attendre avec vraisemblance, si quelqu'un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d'autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l'agresseur à son tour court le même risque à l'égard d'un nouvel agresseur.

    Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. [...]
    Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun.

    Thomas Hobbes, Léviathan (1651)

    Photo : Pexels

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  • Machiavel : L'art de la guerre

    Je reviens à ce que vous disiez, qu'à la guerre, qui est mon métier, je n'avais adopté aucun usage des Anciens. À cela je réponds que la guerre faite comme métier ne peut être honnêtement exercée par les particuliers, dans aucun temps ; la guerre doit être seulement le métier des gouvernements, républiques ou royaumes. Jamais un État bien constitué ne permit à ses citoyens ou à ses sujets de l'exercer pour eux-mêmes, et jamais enfin un homme de bien ne l'embrassa comme sa profession particulière. Puis-je, en effet, regarder comme un homme de bien celui qui se destine à une profession qui l'entraîne, s'il veut qu'elle lui soit constamment utile, à la violence, à la rapine, à la perfidie et à la foule d'autres vices qui en font nécessairement un malhonnête homme ! Or, dans ce métier, personne, grand ou petit, ne peut s'échapper à ce danger, puisqu'il ne les nourrit dans la paix, ni les uns ni les autres. Pour vivre, ils sont alors forcés d'agir comme s'il n'y avait point de paix, à moins qu'ils ne se soient engraissés pendant la guerre de manière à ne pas redouter la paix. Certes, ces deux moyens d'exister ne conviennent guère à un homme de bien. De là naissent les vols, les assassinats, les violences de toute espèce, que de semblables soldats se permettent sur leurs amis comme sur leurs ennemis. Leurs chefs ayant besoin d'éloigner la paix imaginent mille ruses pour faire durer la guerre, et si la première arrive enfin, forcés de renoncer à leur solde et à la licence de leurs habitudes, ils lèvent une bande d'aventuriers et saccagent sans pitié des provinces entières.

    Machiavel, L'Art de la Guerre (1519/1520)

    Photo : Maksim Istomin - Pexels

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  • Voltaire : "Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées"

    Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. 

    Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum1 chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

    Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.

    Voltaire, Candide (1759)

    Photo : Pexels

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  • Sun Tzu, L'Art de la guerre

    Sun Tzu dit : La guerre est d’une importance vitale pour l’État. C’est le domaine de la vie et de la mort : la conservation ou la perte de l’empire en dépendent ; il est impérieux de bien le régler. Ne pas faire de sérieuses réflexions sur ce qui le concerne, c’est faire preuve d’une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de ce qu’on a de plus cher, et c’est ce qu’on ne doit pas trouver parmi nous.

    Cinq choses principales doivent faire l’objet de nos continuelles méditations et de tous nos soins, comme le font ces grands artistes qui, lorsqu’ils entreprennent quelque chef-d’œuvre, ont toujours présent à l’esprit le but qu’ils se proposent, mettent à profit tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils entendent, ne négligent rien pour acquérir de nouvelles connaissances et tous les secours qui peuvent les conduire heureusement à leur fin.

    Si nous voulons que la gloire et les succès accompagnent nos armes, nous ne devons jamais perdre de vue : la doctrine, le temps, l’espace, le commandement, la discipline.

    Sun Tzu, L'Art de la guerre (VIe s. av. JC)

     

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  • Clausewitz : La guerre est la politique par d'autres moyens

    La guerre n'est rien d'autre qu'un duel amplifié. Si nous voulons saisir comme une unité l'infinité des duels particuliers dont elle se compose, représentons-nous deux combattants : chacun cherche, en employant sa force physique, à ce que l'autre exécute sa volonté ; son but immédiat est de terrasser l'adversaire et de le rendre ainsi incapable de toute résistance.

    La guerre est un acte de violence engagé pour contraindre l'adversaire à se soumettre à notre volonté.

    Pour affronter la violence, la violence s'arme des inventions des arts et des sciences. Elle se fixe elle-même, sous le nom de lois du droit naturel, des restrictions imperceptibles, à peine notables, qui l'accompagnent sans affaiblir fondamentalement sa force. La violence, c'est-à-dire la violence physique (car il n'en existe pas de morale en dehors des notions d'État et de loi), est donc le moyen. Imposer notre volonté à l'ennemi en constitue la fin. Pour atteindre cette fin avec certitude nous devons désarmer l'ennemi. Lui ôter tout moyen de se défendre est, par définition, le véritable objectif de l'action militaire. Il remplace la fin et l'écarte en quelque sorte comme n'appartenant pas à la guerre elle-même.

    Ainsi les âmes philanthropiques pourraient-elles facilement s'imaginer qu'il existe une manière artificielle de désarmer ou de terrasser l'adversaire sans causer trop de blessures, et que c'est là la véritable tendance de l'art de la guerre. Il faut pourtant dissiper cette erreur, aussi belle soit-elle. Car, dans une entreprise aussi dangereuse que la guerre, les erreurs engendrées par la bonté sont précisément les pires. Puisque l'utilisation de  la violence physique dans toute son ampleur n'exclut en aucune manière la coopération de l'intelligence, celui qui se sert de cette violence avec brutalité, sans épargner le sang, l'emportera forcément sur l'adversaire qui n'agit pas de  même. Il dicte par là sa loi à l'autre. Tous deux se poussent ainsi mutuellement jusqu'à une extrémité qui ne connaît d'autre limite que le contrepoids exercé par l'adversaire.

    C'est ainsi qu'il faut envisager les choses, et c'est un effort vain, absurde même, que d'écarter la nature de l'élément brutal en raison de la répugnance qu'il inspire.

    Si les guerres des peuples cultivés sont bien moins cruelles et destructrices que celles des peuples incultes, cela tient à la situation sociale de ces États, aussi bien entre eux que chacun d'entre eux. La guerre résulte de cette situation et des conditions qu'elle impose : celle-ci la détermine, la limite et la modère. Mais ces aspects ne font pas essentiellement partie de la guerre, ils n'en sont que les données. Il est donc impossible d'introduire  dans la philosophie de  la guerre un principe de modération sans commettre une absurdité.

    Le combat entre les hommes se compose en réalité de deux éléments distincts : le sentiment hostile et l'intention hostile. Nous avons choisi le dernier de ces deux éléments comme caractéristique de notre définition car il est le plus général. Même l'emportement de haine le plus sauvage, le plus proche de l'instinct, n'est pas concevable sans intention hostile. En revanche, la plupart des intentions hostiles ne sont jamais, ou rarement, dominées par l'hostilité  des sentiments. Chez les peuples sauvages prédominent les intentions appartenant au domaine du cœur, chez les peuples civilisés, celles qui relèvent de l'entendement. Cette différence ne tient cependant pas à la sauvagerie et à la civilisation en elles-mêmes, mais aux circonstances concomitantes, aux institutions, etc. Elle n'est donc pas nécessairement présente dans chaque cas particulier, mais elle l'emporte dans la majorité d'entre eux. En un mot, même les peuples les plus civilisés peuvent se déchaîner l'un contre l'autre, enflammés par la haine.

    On voit par là combien il serait faux de ramener la guerre entre les nations civilisées uniquement à un acte rationnel de leurs gouvernements, et d'imaginer qu'elle se libère toujours davantage des passions : au point d'en arriver à se passer des masses physiques des forces armées au profit de leurs seuls rapports théoriques, en une sorte d'algèbre de l'action.
      La théorie commençait à s'engager dans cette direction lorsque les événements des dernières guerres en montrèrent une meilleure. Si la guerre est un acte de violence, la passion en fait aussi nécessairement partie. Si la guerre n'en procède pas, elle y ramène pourtant plus ou moins. Et ce plus ou moins ne dépend pas du degré de culture, mais de l'importance et de la durée des intérêts antagonistes.

    Lorsque nous voyons que les peuples civilisés ne mettent pas leurs prisonniers à mort et ne ravagent pas villes et campagnes, cela est dû à la place croissante que prend l'intelligence dans leur conduite de la guerre. Elle leur a appris un emploi de la violence plus efficace que cette manifestation sauvage de l'instinct.

    L'invention de la poudre, le développement continu des armes à feu montrent suffisamment qu'en progressant la civilisation n'a absolument pas entravé ou détourné la tendance sur laquelle le concept de la guerre, celle d'anéantir l'ennemi.

    Nous réitérons notre thèse : la guerre est un acte de violence, et l'emploi de celle-ci ne connaît pas de limites. Chacun des adversaires impose sa loi à l'autre. Il en résulte une interaction qui, selon la nature de son concept, doit forcément conduire aux extrêmes.

    Clausewitz, De la guerre (1832)

    Photo : Pixabay - Pexels

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