Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes et livres - Page 12

  • Meris Angioletti : Sur l’Onirocritique

    Au début du IIIème siècle le philosophe Artémidore de Daldis entame l’écriture de son œuvre principale l’Onirocritique (« De l’interprétation des rêves »), une vaste compilation de narrations oniriques, classées avec soin, des Grecs et des Romains de l’époque. Du fumie à la flatterie, d’Apollon aux échelles, on y retrouve des images récurrentes, qui semblent traverser les esprits rêveurs, passer d’une expérience onirique à l’autre, selon un principe de vases communicants, où une communauté socialement définie et consciente cède la place à une communauté indisciplinée, aléatoire et nocturne.

    En 1867, Léon d’Hervey de Saint-Denys décrivait dans son œuvre Les rêves et les moyens de les diriger, une méthode à la fois intuitive et expérimentale pour diriger les rêves, qui s’appuie sur l’imagination active pour intervenir directement sur la création du récit du rêve (rêve lucide). 

    Meris Angioletti (2020)

    Photo : Pexels - Marek Piwnicki

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Meris Angioletti : au sujet de son exposition aux Tanneries

    J’ai imaginé la nuit comme un espace d’anomalie et d’hybridation, où les barrières entre les êtres, humains et extra-humains, vivants et morts, et les pensées, conscientes et inconscientes, sont plus perméables.

    Le point de départ pour la construction de l’exposition est le projet Onirocritique, un laboratoire en devenir pour le développement de rêves lucides collectifs. L’ensemble des voix qui partagent leurs expériences oniriques génère un lieu d’écoute, mais aussi de sommeil, de lecture, de repos, qui prend la forme d’un tapis, tissé par superposition de strates géologiques, d’où il est possible de faire l’expérience de l’exposition à l’horizontal. D’autres paroles viennent se mélanger, portées par des os, fabriqués en résine et coquillages, comme si les tréfonds de la mer avaient leur propre langue, audible par le touché des os du corps humain (mâchoire, vertèbres, côtes flottantes etc.) qui, à travers leurs vibrations, comme une caisse de résonance, participent à l’articulation et à l’émission vocale.

    La nuit devient ainsi un lieu privilégié de communication, qui s’ouvre au renversement des locuteurs. C’est le cas des êtres qui animent la chasse nocturne de Hellequin, ancêtre du carnaval, et qui, entre vacarme de cornes, rafales de vent et cris d’oiseaux nocturnes (voir aussi la vidéo Interno Notte), viennent porter un message de fertilité du sol et de la végétation. Les feuilles éparpillées ainsi que les fresques à la craie, matière qui rappelle l’art populaire des madonnari italiens et leurs « apparitions » des saint·e·s et madonnes dans les rues, réactivent les traces de cet Arlequin sauvage, qui mène le renversement jusqu’à la figure d’un arbre dont les branches poussent vers le bas, énigme du Pendu, l’arcane 12 du Tarots de Marseille.

    Au fil des métamorphoses, une nuit de pleine lune réveille le monde de l’au-delà et une urne funéraire, fabriquée en cendres, décrit au sol un cercle d’argile blanche qui porte en lui la mémoire et réactive une autre rencontre nocturne, une nuit de lecture qui a eu lieu sur cette même argile (Onirocritica#4, Coimbra, 2022).

    Apparitions dans l’obscurité, les œuvres deviennent des expériences, des exercices pour apprendre à voir dans le noir.

    Meris Angioletti (2023)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Ovide : Les Métamorphoses

    9782210758841-475x500-1.jpgIl existe près du pays des Cimmériens une grotte profonde et retirée, au creux d’une montagne, la demeure secrète de l’indolent Sommeil. Qu’il se lève, soit au milieu de sa course ou se couche, Phébus jamais n’y peut introduire ses rayons. Du sol montent des vapeurs mêlées à l’obscurité, créant une douteuse lueur crépusculaire.

    Les chants de l’oiseau veilleur à la tête ornée d’une crête n’y appellent pas l’Aurore et aucune voix n’y rompt le silence, ni celle des chiens vigilants, ni celle de l’oie, plus subtile que les chiens. Ni bêtes sauvages, ni troupeaux, ni branches agitées par le vent, ni éclats de voix humaine ne produisent le moindre bruit. C’est le règne du repos muet. Cependant, de la base du rocher sourd le ruisseau du Léthé ; résonnant sur des cailloux, son onde glisse dans un murmure et invite au sommeil.

    Devant l’entrée de la grotte fleurissent de féconds pavots et des plantes sans nombre : la Nuit recueille la vertu soporifique de leur suc, qu’elle répand avec sa rosée sur les terres sombres. Point de porte risquant de grincer en tournant sur ses gonds : aucune porte dans toute la demeure, aucun gardien sur le seuil. Mais au milieu de l’antre se dresse un lit d’ébène, orné de duvets assortis à la couleur du bois et recouvert d’un voile sombre, où est étendu le dieu en personne avec ses membres alanguis. Autour de lui gisent de tous côtés, prenant des formes variées, les Songes inconsistants, nombreux comme les épis d’une moisson les feuilles d’une forêt, ou les grains de sable rejetés sur le rivage.

    Alors de la foule de ses mille rejetons, le père va réveiller celui qui est un maître dans l’art d’imiter la figure humaine, Morphée ; nul autre ne reproduit plus habilement que lui une démarche, un visage et le timbre d’une voix et, par surcroît, les tenues et les propos les plus caractéristiques de chacun. Mais il n’imite que les êtres humains, tandis qu’un autre se change en bête sauvage, en oiseau, en serpent longiligne. Les dieux le nomment Icélos, et le peuple des mortels Phobétor. Il en existe aussi un troisième, doté d’un talent diffèrent : Phantasos. Celui-ci emprunte fallacieusement toutes les formes des corps inanimés : terre, pierre, eau, tronc d’arbre.

    Ces songes se montrent d’habitude, la nuit, aux rois et aux généraux ; d’autres visitent les peuples et les gens du commun. Le Sommeil, leur aîné, passe devant eux et, parmi tous les frères, il choisit le seul Morphée, pour obéir à la fille de Traumas. Puis, à nouveau en proie à une molle langueur, il laisse retomber sa tête et l’enfouit sous une épaisse couverture. 

    Ovide, Les Métamorphoses (Ier s. ap. JC)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Emily Dickinson : "Porter notre part de la nuit"

    Our share of night to bear,
    Our share of morning,
    Our blank in bliss to fill,
    Our blank in scorning.
    Here a star, and there a star
    Some lose their way.
    Here a mist, and there a mist,
    Afterwards—day!

    Porter notre part de la nuit,
    Notre part du matin,
    Emplir notre blanc de bonheur,
    Notre blanc de dédain.
    Étoile par-ci, étoile par-là,
    Certains s’égarent.
    Brume par-ci, brume par-là,
    Après – le Jour!

    Emily Dickinson, Poèmes, F 116 (1859)
    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux

    Photo : Pexels - Rakicevic Nenad

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Heidegger : "Qu'est-ce que la technique moderne?"

    Qu'est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous...

    La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est par l'essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre les deux intitulés: «Le Rhin», muré dans l'usine d'énergie, et «Le Rhin», titre de cette oeuvre d'art qu'est un hymne de Hôlderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie des vacances(...). Avant tout [il faut apercevoir] ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l'essence de la technique...

    L'être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite au commettre... Les réalisations humaines ne peuvent jamais, à elles seules, écarter le danger...

    L'essence de la technique n'est rien de technique: c'est pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et l'explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine qui, d'une part, soit apparenté à l'essence de la technique et qui, d'autre part, n'en soit pas moins foncièrement différent d'elle.

    L'art est un tel domaine.

    Martin Heidegger, La question de la technique in Essais et Conférences (1954)

    Photo : Pexels - Elijah O'Donnell

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Marx : Société, politique et art grec

    L'art grec suppose la mythologie grecque, c'est-à-dire la nature et les formes sociales, déjà élaborées au travers de l'imagination populaire d'une manière inconsciemment artistique. Ce sont là ses matériaux. Non pas une mythologie quelconque, c'est-à-dire une façon quelconque de transformer inconsciemment la nature en art (ici le mot nature désigne tout ce qui est objectif, y compris la société). La mythologie égyptienne n'eût jamais pu être le sol, le sein maternel qui eût produit l'art grec...

    Mais la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible. Un homme ne peut redevenir enfant, sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas lui-même s'efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Est-ce que, dans la nature enfantine, ne revit pas le caractère de chaque époque, dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au plus beau de son épanouissement, n'exercerait-elle pas l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ? Il est des enfants mal élevés, et des enfants grandis trop vite. Beaucoup de peuples de l'Antiquité appartiennent à ces catégories. Des enfants normaux, voilà ce que furent les Grecs. Le charme que nous trouvons à leurs couvres d'art n'est pas contrarié par le peu d'avancement de la société où elles ont fleuri. Il en est plutôt le résultat; il est inséparable de la pensée que l'état d'immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, ne reviendra jamais.

    Karl Marx, Introduction générale à la Critique de l'Economie politique (1857)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Hegel : "Si l'artiste pense à la manière du philosophe, il produit alors une oeuvre précisément opposée à celle de l'art"

    Si l'artiste pense à la manière du philosophe, il produit alors une oeuvre précisément opposée à celle de l'art, quant à la forme sous laquelle l'idée nous apparaît; car le rôle de l'imagination se borne à révéler à notre esprit la raison et l'essence des choses, non dans un principe ou une conception générale, mais dans une forme concrète et dans une réalité individuelle. Par conséquent tout ce qui vit et fermente dans son âme, l'artiste ne peut se le représenter qu'à travers les images et les apparences sensibles qu'il a recueillies, tandis qu'en même temps il sait maîtriser celles-ci pour les approprier à son but et leur faire recevoir et exprimer le vrai en soi d'une manière parfaite. Dans ce travail intellectuel qui consiste à façonner et à fondre ensemble l'élément rationnel et la forme sensible, l'artiste doit appeler à son aide à la fois une raison active et fortement éveillée et une sensibilité vive et profonde. C'est donc une erreur grossière de croire que des poèmes comme ceux d'Homère se sont formés comme un rêve pendant le sommeil du poète. Sans la réflexion qui sait distinguer, séparer, faire un choix, l'artiste est incapable de maîtriser le sujet qu'il veut mettre en oeuvre, et il est ridicule de s'imaginer que le véritable artiste ne sait pas ce qu'il fait. 

    Hegel, Introduction à l'Esthétique (1829)

    Photo : Pexels - Isabella Mariana

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [15] "Pensées sectaires : Où s'arrête ma liberté?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Hegel : "L'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature"

    D'une façon générale, il faut dire que l'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu'il ressemble à un ver qui s'efforce en rampant d'imiter un éléphant. Dans ces reproductions toujours plus ou moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que puisse se proposer l'homme, c'est le plaisir de créer quelque chose qui ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à l'ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on a dit spirituellement qu'ils sont ressemblant à vous donner la nausée. Kant donne un autre exemple de ce plaisir qu'on prend aux imitations : qu'un homme imite les trilles du rossignol à la perfection comme cela arrive parfois, et nous en avons vite assez; dès que nous découvrons que l'homme en est l'auteur, le chant nous paraît fastidieux; à ce moment nous n'y voyons qu'un artifice, nous ne le tenons ni pour une oeuvre d'art, ni pour une libre production de la nature.

    Hegel, Introduction à l'Esthétique (1829)

    Photo : Pexels - Brett Sayles

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Nietzsche : "La conscience n'est qu'un réseau de communications entre hommes"

    nietzschelegaisavoir.jpgLa conscience n'est qu'un réseau de communications entre hommes ; c'est en cette seule qualité qu'elle a été forcée de se développer : l'homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s'en passer. Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent - du moins en partie - à la surface de notre conscience, c'est le résultat d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme, le plus menacé des animaux : il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible ; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu'il eût une « conscience », qu'il « sût » lui-même ce qui lui manquait, qu'il « sût » ce qu'il sentait, qu'il « sût » ce qu'il pensait. Car comme toute créature vivante, l'homme pense constamment, mais il l'ignore. La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu'il pense : car il n'y a que cette pensée qui s'exprime en paroles, c'est-à-dire en signes d'échanges , ce qui révèle l'origine même de la conscience.

    Friedrich Nietzsche, Le gai Savoir (1882)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres Imprimer 1 commentaire Pin it!
  • Epicure : Naie pas peur de la mort

    Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n'est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d'une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l'immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n'y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre non pas parce qu'elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu'à est douloureux de l'attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l'attente d'une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

    Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort, n'est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus.

    Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l'appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n'a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à ne plus vivre.

    Épicure, Lettre à Ménécée (IV s. av J.V.)

    Photo : Pexels - Korhan Erdol

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 1 commentaire Pin it!
  • Kant : La peur de la mort

    La mort, nul n'en peut faire l'expérience par elle-même (car faire une expérience relève de la vie), mais on ne peut que la percevoir chez les autres. Est-elle douloureuse? Le râle ou les convulsions des mourants ne permettent pas d'en juger; ils paraissent plutôt une simple réaction mécanique de la force vitale et peut-être la douce impression de ce passage graduel qui libère tout la mal. La peur de la mort est naturelle à tous les hommes, et fût-ce au plus sage, n'est pas un frémissement d'horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement Montaigne*, devant la pensée d'avoir péri (d'être mort); cette pensée, le candidat au suicide s'imagine l'avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n'est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l'obscurité de la tombe ou n'importe où ailleurs. L'illusion ici n'est pas à supprimer, car elle réside dans la nature de la pensée, en tant que parole qu'on adresse à soi-même et sur soi-même. La pensée que «je ne sois pas» ne peut absolument pas exister; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas.

    Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1789)

    Photo : Pexels - Joanne Adela Low

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Machiavel : Un prince doit-il être craint ?

    81lUcdWpIkL.jpgUn prince doit évidemment désirer la réputation de clémence, mais il doit prendre garde à l'usage qu'il en fait. César Borgia passa pour cruel, mais c'est à sa cruauté qu'il dut l'avantage de réunir la Romagne à ses États, et de rétablir dans cette province la paix et la tranquillité dont elle était privée depuis longtemps. Et, tout bien considéré, on avouera que ce prince fut plus humain que le peuple de Florence qui, pour éviter de paraître cruel, laissa détruire Pistoia.

    Quand il s'agit de contenir ses sujets dans le devoir, on ne doit pas se mettre en peine du reproche de cruauté. D'autant qu'à la fin, le prince se trouvera avoir été plus humain en faisant un petit nombre d'exemples nécessaires que ceux qui, par trop d'indulgence, encouragent les désordres et provoquent finalement le meurtre et le brigandage ; car ces tumultes bouleversent l'État au lieu que les peines infligées par le prince ne portent que sur quelques particuliers... 

    Il ne faut cependant pas qu'un prince ait peur de son ombre, et écoute trop facilement les rapports effrayants qu'on lui fait. Il doit au contraire être lent à croire et à agir en mêlant la douceur à la prudence ; il y a un milieu entre une folle sécurité et une défiance déraisonnable.

    On a demandé s'il valait mieux être aimé que craint, ou craint qu'aimé ?

    Je crois qu'il faut de l'un et de l'autre. Mais comme ce n'est pas chose aisée que de réunir les deux quand on est réduit à un seul de ces deux moyens, je crois qu'il est plus sûr d'être craint que d'être aimé. Les hommes, il faut le dire, sont généralement ingrats, changeants, dissimulés, timides et âpres au gain ; tant qu'on leur fait du bien, ils sont tout entier à vous ; ils vous offrent leurs biens, leur sang, leur vie et jusqu'à leurs propres enfants, comme je l'ai déjà dit, lorsque l'occasion est éloignée, mais si elle se présente, ils se révoltent contre vous. Et le prince qui, faisant fond sur de si belles paroles, néglige de se mettre en garde contre les évènements, courre risque de périr parce que les amis qu'on se fait à prix d'argent, et non par les qualités de l'esprit et de l'âme sont rarement à l'épreuve des revers de la fortune, et vous abandonnent dès que vous avez besoin d'eux.

    Les hommes en général sont plus portés à ménager celui qui se fait craindre que celui qui se fait aimer. La raison en est que l'amitié étant un lien simplement moral de reconnaissance ne peut tenir contre les calculs de l'intérêt, au lieu que la crainte a pour base un châtiment dont l'idée reste toujours vivante.

    Cependant le prince doit se faire craindre de telle sorte que s'il n'est pas aimé, du moins, il ne soit pas haï. Or il suffit, pour ne point se faire haïr, de respecter les propriétés de ses sujets et l'honneur de leurs femmes. Et s'il se trouve dans la nécessité de faire punir de mort, il doit en exposer les motifs et surtout ne pas toucher aux biens des condamnés, car les hommes, il faut l'avouer, oublient plutôt la mort de leurs parents que la perte de leur patrimoine. D'ailleurs, il se présente tant de tentations de s'emparer des biens, lorsqu'une fois on a commencé à vivre de rapines, au lieu que les occasions de répandre le sang sont rares et manquent plutôt.

    Mais lorsque le prince est à la tête de son armée, et qu'il a à commander à une multitude de soldats, il doit se mettre peu en peine de passer pour cruel, parce que cette réputation lui est utile pour maintenir ses troupes dans l'obéissance et pour prévenir toute espèce de faction.

    Machiavel, Le Prince (1532)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Platon : Le Banquet

    Socrate — Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place. N'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?

    Glaucon — Assurément si.

    Socrate — Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (puisque l'accoutumance à l'obscurité demandera un certain temps), ne va-t-on pas rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils puissent le tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?

    Glaucon — Sans aucun doute.

    Socrate — Maintenant, mon cher Glaucon, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'Idée du Bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses ; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.

    Platon, La République, Livre VI ( IVe s. av. J.-C.)

    Photo : Pexels - Joel Nevius

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Descartes : De l'usage de la peur

    41gEbCdjfQL.jpgPour ce qui est de la peur ou de l’épouvante, je ne vois point qu’elle puisse jamais être louable ni utile ; aussi n’est-ce pas une passion particulière, c’est seulement un excès de lâcheté, d’étonnement et de crainte, lequel est toujours vicieux, ainsi que la hardiesse est un excès de courage qui est toujours bon, pourvu que la fin qu’on se propose soit bonne. Et parce que la principale cause de la peur est la surprise, il n’y a rien de meilleur pour s’en exempter que d’user de préméditation et de se préparer à tous les événements, la crainte desquels la peut causer.

    René Descartes, Les Passions de l'Âme (1649)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Aristote : Le courage est le juste milieu entre la peur et l’audace

    La naissance, le développement, l'altération de nos dispositions procèdent des mêmes causes et leur restent soumises ; nos forces agissantes apparaîtront dans les mêmes conditions. N'en va-t-il pas ainsi dans des cas concrets comme celui de la vigueur physique ? Elle est le résultat d'une nourriture abondante et de l'endurance à bien des travaux pénibles, ce à quoi l'homme vigoureux est particulièrement apte. 9. Il n'en va pas autrement des vertus. Le courage de résister aux plaisirs nous rend tempérants ; quand nous le sommes devenus, nous sommes parfaitement en mesure de nous en abstenir. Le raisonnement vaut aussi pour le courage ; en nous accoutumant à mépriser la peur et en supportant les dangers, nous devenons courageux ; en cet état nous serons parfaitement en mesure de supporter les dangers redoutables.

    Aristote, Éthique à Nicomaque, II (IVe s. av. JC)

    Photo : Pexels - Andrea Piacquadio

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Beeckman :"La peur est mauvaise conseillère"

    Depuis des mois, la société a peur. D’un virus. D’une tempête. Et maintenant d’une attaque nucléaire. La peur est un sentiment douloureux et désagréable qui vient de l’idée qu’un malheur imminent pourrait nous causer une intense souffrance, nous explique Aristote dans la Rhétorique. Il faut dire que, depuis quelques années, les nouvelles inquiétantes ne manquent pas. Je me souviens, par exemple, que le mois de janvier devait être d’un froid sibérien. Et, après les vacances de Noël, on nous avait prédit une vague dévastatrice d’infections au Covid-19 ; même l’armée était prête à venir en renfort des hôpitaux en cas de besoin.

    Vivre en permanence dans la peur peut avoir de graves conséquences. Pour commencer, c’est très fatigant. On est dans un état d’hypervigilance qui empêche de se concentrer sur les tâches quotidiennes. On dort moins bien parce que le cerveau envoie au corps des signaux pour lui dire de rester en alerte. On se recroqueville. On est moins sûr de soi et plus méfiant. À long terme, c’est un lourd fardeau pour l’individu. Mais c’est aussi un problème de société.

    Tinneke Beeckman, "La peur est mauvaise conseillère" (2022)
    https://www.courrierinternational.com/article/la-pilule-philosophique-la-peur-est-mauvaise-conseillere

    Photo : Pexels - MART PRODUCTION

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Poe : Maudit chat !

    Néanmoins, l'affection du chat pour moi paraissait s'accroître en raison de mon aversion contre lui. Il suivait mes pas avec une opiniâtreté qu'il serait difficile de faire comprendre au lecteur. Chaque fois que je m'asseyais, il se blottissait sous ma chaise, ou il sautait sur mes genoux, me couvrant de ses affreuses caresses. Si je me levais pour marcher, il se fourrait dans mes jambes, et me jetait presque par terre, ou bien, enfonçant ses griffes longues et aiguës dans mes habits, grimpait de cette manière jusqu'à ma poitrine. Dans ces moments-là, quoique je désirasse le tuer d'un bon coup, j'en étais empêché, en partie par le souvenir de mon premier crime, mais principalement — je dois le confesser tout de suite — par une véritable terreur de la bête.

    Cette terreur n'était pas positivement la terreur d'un mal physique, — et cependant je serais fort en peine de la définir autrement. Je suis presque honteux d'avouer, — oui, même dans cette cellule de malfaiteur, je suis presque honteux d'avouer que la terreur et l'horreur que m'inspirait l'animal avaient été accrues par une des plus parfaites chimères qu'il fût possible de concevoir. Ma femme avait appelé mon attention plus d'une fois sur le caractère de la tache blanche dont j'ai parlé, et qui constituait l'unique différence visible entre l'étrange bête et celle que j'avais tuée. Le lecteur se rappellera sans doute que cette marque, quoique grande, était primitivement indéfinie dans sa forme ; mais, lentement, par degrés, — par des degrés imperceptibles, et que ma raison s'efforça longtemps de considérer comme imaginaires, — elle avait à la longue pris une rigoureuse netteté de contours. Elle était maintenant l'image d'un objet que je frémis de nommer, — et c'était là surtout ce qui me faisait prendre le monstre en horreur et en dégoût, et m'aurait poussé à m'en délivrer, si je l'avais osé ; — c'était maintenant, dis-je, l'image d'une hideuse, — d'une sinistre chose, — l'image du gibet ! — oh ! lugubre et terrible machine ! machine d'horreur et de crime, — d'agonie et de mort !

    Edgar Allan Poe, Le chat noir (1843)

    Photo : Pexels - Julissa Helmuth

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Maupassant : La peur (2)

    Pochette-3754large.jpgOn remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n’avait pas un frisson sur toute sa surface, qu’une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d’étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l’eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue par l’hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés qu’on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.

    Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l’œil tourné vers l’Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.

    — Oui, j’ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.

    Alors un grand homme à figure brûlée, à l’aspect grave, un de ces hommes qu’on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont l’œil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages étranges qu’il a vus ; un de ces hommes qu’on devine trempés dans le courage, parla pour la première fois :

    — Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n’en crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez éprouvée. Un homme énergique n’a jamais peur en face du danger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais, la peur, c’est autre chose.

    Le commandant reprit en riant :

    — Fichtre ! je vous réponds bien que j’ai eu peur, moi.

    Guy de Maupassant, La Peur (1882)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Guilloré : Perdue sur Mayabora

    21404255.jpgCe jour-là, on était au bout du monde, tellement loin de mes copains et de mes copines que j’avais envie de pleurer. J’étais assise tout à fait à l’avant. Papa et maman dormaient à l’intérieur. C’est le pilote automatique qui conduisait. Je serrais Arthur le tigre, contre moi. Soudain, il a fait noir. Le ciel s’est rempli de vilains nuages si bas qu’on pouvait presque les toucher. La mer s’est mise à vouloir rejoindre le ciel, en faisant monter vers lui des vagues hautes comme des maisons. Papa et maman sont sortis sur le pont et j’ai compris à leurs visages que cet orage n’était pas un orage comme les autres.

    - Une tempête ! a dit maman.

    - Héloïse ! m’a crié papa. Pourquoi tu ne nous as pas prévenus ? Rentre dans ta cabine, vite !

    J’ai mis Arthur dans mon tee-shirt et j’ai couru vers l’arrière. A cet instant, le vent a tourné. Le bateau s’est penché comme s’il allait chavirer. C’est alors que j’ai vu la vague. Elle venait sur nous par le côté à toute vitesse, et elle faisait le bruit d’un avion
    à réaction qui décolle. Ça n’était pas une simple vague, c’était une montagne qui nous cachait, et qui allait s’écrouler sur nos têtes. J’ai crié :

    - Attention !!!!

    Alors, il y a eu un choc terrible comme une fin du monde pour nous tout seuls. La vague a éclaté sur le pont. Elle nous a recouverts, aplatis, chahutés, comme du linge dans une machine à laver. Et puis elle en a eu assez de nous embêter et elle a continué son chemin. Le bateau s’est redressé courageusement.

    Jean Guilloré, Perdue sur Mayabora (1994)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Nathalie Sarraute : "Si tu le touches, tu meurs"

    sarraute.jpgNous nous promenons je ne sais où à la campagne, maman avance doucement au bras de Kolia. Je reste en arrière plantée devant le poteau de bois.  "Si tu le touches, tu meurs", maman a dit ça. J’ai envie de le toucher, je veux savoir, j’ai très peur, je veux voir comment ça fera, j’étends la main, je touche avec mon doigt le bois du poteau électrique… et aussitôt ça y est, ça m’est arrivé, maman le savait, maman sait tout, c’est sûr, je suis morte, je cours derrière eux en hurlant. Je cache ma tête dans les jupes de maman, je crie de toutes mes forces : je suis morte… ils ne le savent pas, je suis morte. Mais qu’est-ce que tu as ? Je suis morte, morte, morte, morte, j’ai touché le poteau, voilà, ça y est, la chose horrible, la plus horrible qui soit était dans ce poteau, je l’ai touché et elle est passée en moi, elle est en moi, je me roule par terre pour qu’elle sorte, je sanglote, je hurle, je suis morte. Ils me soulèvent dans leurs bras, ils me secouent, ils m’embrassent. Mais non, mais tu n’as rien. J’ai touché le poteau, maman l’a dit. Elle rit, ils rient tous les deux et cela m’apaise.

    Nathalie Sarraut, Enfance (1983)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Sartre : L'angoisse

    existentialismesartre.jpgCeci nous permet de comprendre ce que recouvrent des mots un peu grandiloquents comme angoisse, délaissement, désespoir. Comme vous allez voir, c'est extrêmement simple. D'abord, qu'entend-on par angoisse ? L'existentialiste déclare volontiers que l'homme est angoisse. Cela signifie ceci : l'homme qui s'engage et qui se rend compte qu'il est non seulement celui qu'il choisit d'être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l'humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité. Certes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu'ils se masquent leur angoisse, qu'ils la fuient ; certainement, beaucoup de gens croient en agissant n'engager qu'eux-mêmes, et lorsqu'on leur dit : « mais si tout le monde faisait comme ça ? » ils haussent les épaules et répondent : « tout le monde ne fait pas comme ça. » Mais en vérité, on doit toujours se demander : qu'arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? Et on n'échappe à cette pensée inquiétante que par une sorte de mauvaise foi. Celui qui ment et qui s'excuse en déclarant : tout le monde ne fait pas comme ça, est quelqu'un qui est mal à l'aise avec sa conscience, car le fait de mentir implique une valeur universelle attribuée au mensonge. Même lorsqu'elle se masque l'angoisse apparaît. C'est cette angoisse que Kierkegaard appelait l'angoisse d'Abraham.

    Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un  Humanisme (1946)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Pascal : La peur de la religion

    Les hommes ont mépris pour la religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect.

    La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie.

    Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme.

    Aimable parce qu’elle promet le vrai bien.

    Blaise Pascal, Pensées, Fragment 12 (+1662)

    Photo : Pexels - Hamilton Sousa

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Poincaré : La peur de la vérité

    Il ne faut pas avoir peur de la vérité parce qu'elle seule est belle.

    Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d'abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu'on appelle la justice n'est qu'un des aspects. Il semble que j'abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n'ont rien de commun ; que la vérité scientifique lui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent.

    Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l'une ne peuvent pas ne pas aimer l'autre. Pour trouver l'une, comme pour trouver l'autre, il faut s'efforcer d'affranchir complètement son âme du préjugé et de là i1 faut atteindre à l'absolue sincérité. Ces deux vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie; l'une et l'autre, dès qu'on l'a aperçue, brille du même éclat, de sorte qu'il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées ; quand on croit les avoir atteintes, on voit qu'il faut chercher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos.

    Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l'une, auront peur aussi de l'autre ; car ce sont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. En un mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter.

    Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique.

    Henri Poincaré, La Valeur de la Science (1905)

    Photo : Pexels - Rene Asmussen

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Poincaré : Il ne faut pas avoir peur de la vérité

    Il ne faut pas avoir peur de la vérité parce qu'elle seule est belle.

    Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d'abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu'on appelle la justice n'est qu'un des aspects. Il semble que j'abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n'ont rien de commun ; que la vérité scientifique lui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent.

    Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l'une ne peuvent pas ne pas aimer l'autre. Pour trouver l'une, comme pour trouver l'autre, il faut s'efforcer d'affranchir complètement son âme du préjugé et de là i1 faut atteindre à l'absolue sincérité. Ces deux vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie; l'une et l'autre, dès qu'on l'a aperçue, brille du même éclat, de sorte qu'il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées ; quand on croit les avoir atteintes, on voit qu'il faut chercher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos.

    Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l'une, auront peur aussi de l'autre ; car ce sont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. En un mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter.

    Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique."

    Henri Poincaré, La Valeur de la Science (1905)

    Photo : Pexels - Kat Smith

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Montaigne : La peur

    Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu’il en soit, c’est une étrange affection, et les médecins disent qu’il n’en est aucune qui fasse plus dérailler notre jugement. Et c’est vrai que j’ai vu des gens devenus fous de peur : même pour le plus rassis, il est certain que pendant les accès, elle engendre de terribles mirages. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaître tantôt les ancêtres sortis du tombeau et enveloppés dans leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des monstres. Mais parmi les soldats eux-mêmes, chez qui elle devrait avoir moins d’importance, combien de fois n’a-t-elle pas changé un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers ? des roseaux et des bambous en gendarmes et en lanciers ? Nos amis en ennemis ? Et la croix blanche en rouge ?

    Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était préposé à la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi à la première alarme, qu’il se jeta hors de la place, l’enseigne au poing, par une brèche dans les murs, droit sur l’ennemi, pensant au contraire se réfugier à l’intérieur. Et ce n’est qu’en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tête, croyant d’abord qu’il s’agissait d’une sortie que faisaient ceux de la ville, qu’il comprit enfin son erreur, et faisant volte-face, rentra par le trou d’où il était sorti ayant fait plus de trois cents pas à découvert.

    Les choses ne tournèrent pas aussi bien pour l’enseigne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Car il était si éperdu de frayeur qu’il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtrière, et qu’il fut mis en pièces par les assaillants. Et pendant le même siège, on se souvient de la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentilhomme qu’il en tomba raide mort à terre, près d’une brèche, sans avoir reçu aucune blessure.

    Une semblable folie saisit parfois toute une multitude. Lors d’une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l’effroi, deux routes opposées : l’une fuyait de l’endroit d’où l’autre partait.

    Tantôt la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantôt elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire à propos de l’Empereur Théophile : lors d’une bataille qu’il perdit contre les Agarènes, il fut tellement frappé de stupeur et figé sur place qu’il ne pouvait se décider à fuir : « Tant la peur s’effraie même des secours »[69] jusqu’à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l’ayant agrippé et secoué, comme pour l’éveiller d’un profond sommeil, lui dit : "Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutôt que de perdre l’Empire en étant fait prisonnier."

    La peur atteint son paroxysme, quand elle nous vient nous rendre le courage qu’elle a enlevé à notre devoir et à notre honneur. Lors de la première vraie bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d’au moins dix mille hommes de pied, prise d’épouvante, ne trouvant rien d’autre pour donner passage à sa lâcheté, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu’elle enfonça par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du même prix qu’elle eût payé une glorieuse victoire. La peur est de quoi j’ai le plus peur !

    C’est qu’elle dépasse en âpreté toutes les autres épreuves.

    Quelle émotion pourrait-elle être plus rude et plus juste que celle des amis de Pompée, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre ?

    Et cependant, la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à s’approcher d’eux, l’étouffa, d’une façon qui a été remarquée : ils ne se préoccupèrent alors que d’exhorter les mariniers à se presser, et de s’échapper à force de rames. Jusqu’au moment où, arrivés à Tyr, et libérés de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu’ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes, que cette émotion plus forte avait un moment suspendues.

    "Alors la peur m’arrache du cœur toute espèce de sagesse." [Ennius, in Cicéron, Tusculanes, IV, VII]

    À la guerre, ceux qui ont été bien éprouvés dans quelque bataille, on les ramène pourtant le lendemain au combat, encore blessés et ensanglantés. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez même pas regarder en face ! Ceux qui sont terrorisés à l’idée de perdre leurs biens, d’être exilés ou réduits en esclavage, vivent dans une continuelle angoisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, le serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et l’exemple de tous les gens qui, ne pouvant plus supporter d’être transpercés par la peur, se sont pendus, noyés ou précipités par terre nous montre bien qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-même.

    Les Grecs identifiaient une autre espèce de peur, qui ne relevait pas d’une erreur de jugement, disaient-ils, qui n’avait pas de cause apparente, mais était due à une impulsion d’origine divine. Des peuples entiers et des armées entières en étaient saisis. Comme ce fut le cas à Carthage, où elle produisit une extrême désolation. On n’y entendait que des cris d’effroi. On y voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l’appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s’entre-tuer, comme si des ennemis étaient venus parmi eux s’emparer de leur ville. Tout ne fut que désordre et tumulte jusqu’au moment où, par des prières et des sacrifices, la colère des Dieux se trouva apaisée. On appelait cela "terreur panique".

    Montaigne, Essais (1595)

    Photos : Pexels - Petit Artsy

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Kafka : La peur d'écrire

    71zZXM7aQgL.jpg17 XII 1911 Di. Midi. Perdu la matinée à dormir et lire le journal. Peur de finir une critique pour le Prager Tagblatt. Cette peur d’écrire s’exprime toujours de la façon suivante : sans être assis à mon bureau, je trouve soudain des phrases d’introduction du texte à écrire qui se révèlent aussitôt inutilisables, sèches, interrompues bien avant la fin et dont les fragments qui ressortent me signalent un triste avenir.

    Franz Kafka, Journal (1910-1923)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Freud : La peur infantile

    l'observation psychanalytique nous l'apprend : se blesser les yeux ou perdre la vue est une terrible peur infantile. Cette peur a persisté chez beaucoup d'adultes qui ne craignent aucune autre lésion organique autant que celle de l’œil. N'a-t-on pas aussi coutume de dire qu'on couve une chose comme la prunelle de ses yeux ? L'étude des rêves, des fantasmes et des mythes nous a encore appris que la crainte pour les yeux, la peur de devenir aveugle, est un substitut fréquent de la peur de la castration. Le châtiment que s'inflige Œdipe, le criminel mythique, quand il s'aveugle lui-même, n'est qu'une atténuation de la castration laquelle, d'après la loi du talion, seule serait à la mesure de son crime.

    On peut tenter, du point de vue rationnel, de nier que la crainte pour les yeux se ramène à la peur de la castration ; on trouvera compréhensible qu'un organe aussi précieux que l'œil soit gardé par une crainte anxieuse de valeur égale, oui, on peut même affirmer, en outre, que ne se cache aucun secret plus profond, aucune autre signification derrière la peur de la castration elle-même. Mais on ne rend ainsi pas compte du rapport substitutif qui se manifeste dans les rêves, les fantasmes et les mythes, entre les yeux et le membre viril, et on ne peut s'empêcher de voir qu'un sentiment particulièrement fort et obscur s'élève justement contre la menace de perdre le membre sexuel et que c'est ce sentiment qui continue à résonner dans la représentation que nous nous faisons ensuite de la perte d'autres organes. Toute hésitation disparaît lorsque, de par l'analyse des névropathes, on a appris à connaître les particularités du "complexe de castration" et le rôle immense que celui-ci joue dans leur vie psychique.

    Sigmund Freud, L'inquiétante Etrangeté (1919)

    Photo : Pexels - Andrea Piacquadio

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Maupassant : La peur

    La-peur-et-autres-recits-d-epouvante.jpgNous restions immobiles, livides, dans l’attente d’un évènement affreux, l’oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fou ! Alors, le paysan qui m’avait amené se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l’animal dehors.

    Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu’il sembla tâter, d’une main hésitante ; puis on n’entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tache blanche avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif.

    Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table qu’ils assujettirent avec le buffet.

    Et je vous jure qu’au fracas du coup de fusil que je n’attendais point, j’eus une telle angoisse du cœur, de l’âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à mourir de peur.

    Nous restâmes là jusqu’à l’aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés dans un affolement indicible. On n’osa débarricader la sortie qu’en apercevant, par la fente d’un auvent, un mince rayon de jour.

    Au pied du mur, contre le poile, le vieux chien gisait, la gueule brisée d’une balle.

    Guy de Maupassant, La Peur (1882)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 12, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Delval : Manifestations de la peur

    Je me suis réveillé couvert de sueur, la bouche grande ouverte comme si le hurlement que j’avais poussé dans mon rêve continuait d’en sortir. Il faisait encore nuit, mais le petit vent qui murmurait dans les feuilles, devant ma fenêtre ouverte, apportait déjà la fraîcheur de l’aube qui reviendrait bientôt. La nuit suivante, j’ai fait le rêve pour la première fois.

    Je marchais sur un sentier montant vers le sommet d’une colline. Un vent de tempête miaulait autour de moi comme une horde de chats furieux, tordant les branches des arbres dont je devinais dans les ténèbres les mouvements désespérés.

    Le sentier montait toujours, traversant un bois inconnu et en même temps étrangement familier. J’avais peur, mais il me fallait avancer. Quelque chose m’attendait au sommet de cette colline, quelque chose que je ne voulais pas voir, et que pourtant je devais affronter, quelque chose de noir et de terrible.

    Je marchais. Et dans les hurlements du vent, je percevais un nom répété par mille voix, comme une incantation. Mais ce nom, je ne le comprenais pas.

    Puis, soudain, ce fut le silence terrifiant. Le vent et les voix s’étaient tus. Sur le sommet dénudé de la colline était dressée une haute pierre noire dont les contours se dessinaient vaguement dans l’obscurité. La forme de cette pierre m’évoquait…quoi
    donc ?

    Tout à coup, un éclair a illuminé la nuit, et j’ai vu : un chat ! La pierre représentait un chat gigantesque assis dans cette pose d’idole que j’avais tant de fois observée. Comme si l’éclair avait donné vie à la pierre, deux yeux se sont allumés dans la tête de la bête, deux prunelles aux reflets de vif-argent. La gueule de pierre s’est ouverte sur un miaulement horrible. Le ciel s’est déchiré, vomissant des nuées incandescentes. Des astres tombant en longs traits de feu explosaient autour de moi comme des bombes, incendiant notre petite ville que je voyais là-bas, au pied de la colline, se tordre dans un brasier de fin du monde, tandis que l’abominable miaulement sortait sans fin de la gueule de la bête.

    Alors j’ai compris que l’enfer était venu prendre possession de notre terre. Renversant la tête en arrière, j’ai hurlé, hurlé, hurlé…

    Marie-Hélène Delval, Les Chats (2005)

    Photo : Pexels - Avitia Mermek

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Anne Franck : Journal

    81VxcNQmS9L.jpgDe toute évidence, le couple à la lampe de poche avait prévenu la police ; c’était le dimanche soir, le soir du jour de Pâques, le lendemain personne au bureau, donc personne ne pouvait rien faire avant mardi matin. Imagine-toi deux nuits et un jour à vivre dans l’angoisse ! Nous ne pensions à rien, restions assis là dans l’obscurité totale car Madame, de peur, avait complètement dévissé l’ampoule, les voix chuchotaient, à chaque craquement on entendait des « chut, chut ». Dix heures et demie, onze heures passèrent, pas un son, chacun leur tour, Papa et Van Daan vinrent nous voir. Puis à onze heures et quart, des bruits en bas. Chez nous, on entendait distinctement respirer toute la famille, pour le reste nous étions immobiles. Des pas dans la maison, dans le bureau privé, dans la cuisine, puis…dans notre escalier, tout le monde retenait son souffle, huit cœurs battaient à tout rompre, des pas dans notre escalier, puis des secousses à notre porte-bibliothèque. Moment indescriptible : « Nous sommes perdus ! » dis-je, et je nous voyais tous les huit, emmenés la nuit même par la Gestapo. Secousses à la porte-bibliothèque, à deux reprises, puis une boîte tomba, les pas s’éloignèrent, pour l’instant nous étions sauvés ! Un frisson nous parcourut tous, sans en distinguer la provenance j’entendis des claquements de dents, personne ne disait plus rien, nous sommes restés assis ainsi jusqu’à onze heures et demie.

    Anne Franck, Journal (1942-1944)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [95] "La peur est-elle mauvaise conseillère?" Imprimer 0 commentaire Pin it!