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Textes et livres - Page 15

  • "L'internationale" : "Du passé faisons table rase"

    Debout, les damnés de la terre
    Debout, les forçats de la faim
    La raison tonne en son cratère,
    C'est l'éruption de la faim.
    Du passé faisons table rase.

    Eugène Pottier et Pierre Degeyter, L'Internationale (1871)

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  • Alain-Fournier : Le Grand Meaulnes

    9782070583201-475x500-1.jpgC’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible — l’école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite — est à jamais, dans ma mémoire, agité, transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.

    Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (1913)

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  • Arsène K. : Une nouvelle chance

    — Comment tu savais ? le coupai je.
    — Comment je savais quoi ?
    — Comment tu savais, pour ma réputation ? Comment tu savais où je travaillais ? Alessandro, ça fait vingt ans que l’on ne s’est pas vus, et voilà que tu débarques comme une fleur…
    — Je dois être honnête avec toi, Lucrèce. Je ne t’ai jamais vraiment perdue de vue. J’ai toujours regretté que tu… que… qu’on se soit séparés comme ça… Après ton départ, je me suis senti comme… comme un avion sans ailes… Tu ne m’as laissé aucune chance… Aucun moyen de m’expliquer et de me racheter. Mais, bon, je suppose que c’est la vie et que je l’avais mérité… Pourquoi venait‑il me parler d’un passé révolu ? J’avais une furieuse envie de raccrocher, d’autant que William éteignait sa cigarette et s’apprêtait à quitter les lieux. J’allais le perdre de vue.
    — Te laisser une chance ? Franchement, tu es gonflé de me dire ça…

    Arsène K., Rock and Love (2020)
    http://www.bla-bla-blog.com

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  • Alain : Le "je" et l'âme immortelle

    Le mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées. Quoi que je tente de dessiner ou de formuler sur le présent, le passé ou l’avenir, c’est toujours une pensée de moi que je forme ou que j’ai, et en même temps une affection que j’éprouve. Ce petit mot est invariable dans toutes mes pensées. « Je change », « je vieillis », « je renonce », « je me convertis » ; le sujet de ces propositions est toujours le même mot. Ainsi la proposition : « je ne suis plus moi, je suis autre », se détruit elle-même. De même la proposition fantaisiste : « je suis deux », car c’est l’invariable Je qui est tout cela. D’après cette logique si naturelle, la proposition "Je n’existe pas" est impossible. Et me voilà immortel, par le pouvoir des mots. Tel est le fond des arguments par lesquels on prouve que l’âme est immortelle ; tel est le texte des expériences prétendues, qui nous font retrouver le long de notre vie le même Je toujours identique.

    Alain, Les Passions et la sagesse (1960)

    Photo : KoolShooters

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  • Arendt : Retour de bâton

    L'une des découvertes du gouvernement totalitaire a été la méthode consistant à creuser de grands trous dans lesquels enterrer les faits et les événements malvenus, vaste entreprise qui n'a pu être réalisée qu'en assassinant des millions de gens qui avaient été les acteurs ou les témoins du passé. Le passé était condamné à être oublié comme s'il n'avait jamais existé. Assurément, personne n'a voulu suivre la logique sans merci de ces dirigeants passés, surtout depuis, comme nous le savons désormais, qu'ils n'ont pas réussi...

     Si l'histoire - par opposition aux historiens, qui tirent les leçons les plus hétérogènes de leurs interprétations de l'histoire - a des leçons à nous enseigner, cette Pythie me semble plus cryptique et obscure que les prophéties notoirement peu fiables de l'oracle de Delphes. Je crois plutôt avec Faulkner que « le passé ne meurt jamais, il ne passe même pas », et ce, pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous vivons à n'importe quel moment est le monde du passé ; il consiste dans les monuments et les reliques de ce qu'ont accompli les hommes pour le meilleur comme pour le pire ; ses faits sont toujours ce qui est devenu (comme le suggère l'origine latine du mot fieri - factum est). En d'autres termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c'est d'ailleurs la fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons vivre dans le monde tel qu'il est réellement, c'est-à-dire qui est devenu ce qu'il est désormais."

    Hannah Arendt, Retour de Bâton (1975)

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  • Jankélévitch : Oubli et irréversibilité

    Jankelevitch.jpgL'oubli, gommant le contenu empirique de la chose faite, laquelle est toujours oubliable, dénude l'effectivité du fait d'avoir-eu-lieu dans ses deux formes principales, l'avoir-été et surtout l'avoir-fait ; cette effectivité on peut la dire, par manière de parler, « inoubliable » ; toute chose faite ou vécue peut être tôt ou tard remémorée par l'un, oubliée par l'autre, mais l'effectivité de l'avoir-eu-lieu est, pour ainsi dire, en elle-même inoubliable, ou plutôt soustraite à priori à l'alternative précaire de la mémoire et de l'oubli ; mieux encore - l'oubli et la mémoire psychologiques n'ont pas de sens par rapport à elle ; et même si les habitants de la planète oubliaient tous ensemble que la chose a eu lieu, la chose éternellement et universellement oubliée n'en subsisterait pas moins, indépendamment de moi et de toi, dans une espèce de ciel métempirique, présente virtuellement pour un témoin quelconque, omniprésente et omniabsente et à tout moment remémorable ; il suffit qu'elle ait eu lieu, fût- ce un instant. Ce qui s'atténue et s'exténue et s'amenuise par l'effet du devenir irréversible, c'est le retentissement de l'événement et son écho de plus en plus lointain, non pas le fait qu'il est une fois advenu. D'abord dans l'ordre de l'avoir-été : le rescapé d'Auschwitz peut, au fil des ans, avoir perdu tout souvenir de son calvaire, n'y plus penser et n'en parler jamais, ne tenir nul compte, dans sa vie présente, d'un passé maudit définitivement enseveli ; la marque indélébile imprimée sur son bras par les bourreaux immondes s'est peu à peu effacée ; les ultimes conséquences ou, comme dit la médecine des camps, les dernières « séquelles » de sa misère ont disparu sans laisser la moindre trace ; tout est liquidé, compensé, oublié et, de surcroît, pardonné. La page est donc tournée... Hélas ! Ne tournez pas ! Attendez encore ! Un instant encore avant de tourner cette page... Quel est ce dernier scrupule sur le seuil du pardon ? Quelle est cette différence infinitésimale et parfaitement inconsciente, quelle est cette diaphora pneumatique et impalpable qui fait du survivant de l'enfer un homme pas tout à fait comme les autres ? Rien de dosable ni de pondérable sans doute... Seulement un certain air lointain, je ne sais quelle lueur étrange et fugitive dans le regard : cette indéfinissable lueur est comme le reflet métempirique de l'inexpiable, c'est-à-dire de l'impardonnable, c'est-à-dire de l'irrévocable. Et plus le survivant de l'enfer enveloppe de silence cette chose inavouable, plus lourdement l'indicible pèse sur son existence.

    Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la Nostalgie (1974)

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  • Kundera : La Plaisanterie

    Kundera.jpgOui, j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés.

    Milan Kundera, La Plaisanterie (1967)

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  • Nietzsche : oubli et "inertia"

    nietzscheL'oubli n'est pas simplement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels, mais plutôt une faculté de rétention active, positive au sens le plus rigoureux, à laquelle il faut attribuer le fait que tout ce que nous vivons, éprouvons, ce que nous absorbons, accède aussi peu à la conscience dans l'état de digestion (on pourrait l’appeler « absorption spirituelle ») que tout le processus infiniment complexe, selon lequel se déroule notre alimentation physique, ce qu'on appelle l’« assimilation ». Fermer de temps à autre les portes et les fenêtres de la conscience; rester indemne du bruit et du conflit auxquels se livre, dans leur jeu réciproque, le monde souterrain des organes à notre service; faire un peu silence, ménager une tabula rasa de la conscience, de façon à redonner de la place au nouveau, surtout aux fonctions et fonctionnaires les plus nobles, au gouvernement, à la prévoyance, à la prédiction (car notre organisme est organisé d'une manière oligarchique), voilà l'utilité de ce que j'ai appelé l'oubli actif, qui, pour ainsi dire, garde l'entrée, maintient l'ordre psychique, la paix, l'étiquette : ce qui permet incontinent d'apercevoir dans quelle mesure, sans oubli, il ne saurait y avoir de bonheur, de belle humeur, d'espérance, de fierté, de présent. L'homme chez qui cet appareil de rétention est endommagé et se bloque est comparable à un dyspeptique (et ce n'est pas qu'une comparaison) - il n'en a jamais « fini ».

    Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale (1887)

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  • Nietzsche : la faculté d'oublier

    nietzscheQu'il s'agisse du plus petit ou du plus grand, il est toujours une chose par laquelle le bonheur devient le bonheur : la faculté d'oublier ou bien, en termes plus savants, la faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective historique. Celui qui ne sait pas s'installer au seuil de l'instant, en oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas, telle une déesse de la victoire, se tenir debout sur un seul point, sans crainte et sans vertige, celui-là ne saura jamais ce qu'est le bonheur, pis encore : il ne fera jamais rien qui rende les autres heureux. Représentez-vous, pour prendre un exemple extrême, un homme qui ne posséderait pas la force d'oublier et serait condamné à voir en toute chose un devenir : un tel homme ne croirait plus à sa propre existence, ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une multitude de points mouvants et perdrait pied dans ce torrent du devenir : en véritable disciple d'Héraclite[1], il finirait par ne même plus oser lever un doigt. Toute action exige l'oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l'obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu'un qu'on aurait contraint à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l'animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli. Ou bien, pour m'expliquer encore plus simplement sur mon sujet : il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l'être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu'il s'agisse d'un individu, d'un peuple ou d'une civilisation.

    Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles (1874)

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  • Ronsard : "Mignonne allons voir si la rose"

    Mignonne, allons voir si la rose
    Qui ce matin avait éclose
    Sa robe de pourpre au soleil
    A point perdu cette vesprée
    Les plis de sa robe pourprée
    Et son teint au vôtre pareil
    Las, voyez comme en peu d'espace
    Mignonne, elle a dessus la place
    Las, ses beautés laissé choir
    Ô vraiment marâtre Nature
    Puis qu'une telle fleur ne dure
    Que du matin jusques au soir
    Lors, si vous me croyez, mignonne
    Tandis que votre âge fleuronne
    En sa plus verte nouveauté
    Cueillez, cueillez votre jeunesse
    Comme à cette fleur la vieillesse
    Fera ternir votre beauté.

    Pierre de Ronsard, "Mignonne allons voir si la rose", Les Odes (1550-1552)

     

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  • Bachelard : "Le temps pur est mal connu"

    J'ai souvent fait cette petite expérience dans mes cours à Dijon, le temps vide, uniforme inactif -- s'il existe—n'a plus qu'une qualité: sa durée : essayons donc de mesurer cette durée, de nombrer cette uniformité. Et je proposais à mes bleues d'apprécier en secondes un laps de temps déter­miné. Je commençais en leur rappelant la solide objectivité de l'année, du jour de l'heure de la minute, de la seconde. Je leur rappelais aussi avec quelle sécurité ils se servaient, dans la vie commune de ces notions. Je leur demandais alors de compter le nombre de secondes d'un silence général que j'appréciais moi-même en suivant l'expérience sur mon chronomètre.

    Je fus très frappé des résultats de cette enquête. Dans une classe de qua­rante élèves, les appréciations varièrent du simple au quintuple; il y eut des étudiants qui trouvèrent 30 secondes dans une minute, tandis que d'autres en trouvèrent 150. Je recommençai cette expérience plusieurs lois, avec des étudiants différents et toujours d'une manière impromptue. Les résultats furent toujours aussi divergents. On peut immédiatement en conclure que le temps pur est bien mal connu ; il est, je crois, d'autant plus mal connu qu'il est plus vidé, moins actif, privé des relations qui permettent de le mesurer. Dès qu'on est débarrasse des repères objectifs, on mesure le temps à la besogne que l'on tait plutôt que de mesurer la besogne au temps qu'elle réclame.

    Gaston Bachelard, La continuité et la multiplicité temporelles (1937)

    Photo : Engin Akyurt - Pexels

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  • Bachelard : "Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant"

    Bachelard.jpgLe temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants. Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d'abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d'un instant sur un autre pour en faire une durée. L'instant c'est déjà la solitude... C'est la solitude dans sa valeur métaphysique la plus dépouillée. Mais une solitude d'un ordre plus sentimental confirme le tragique isolement de l'instant: par une sorte de violence créatrice, le temps limité à l'instant nous isole non seulement des autres mais de nous‑mêmes, puisqu'il rompt avec notre passé le plus cher.

    Ce caractère dramatique de l'instant est peut‑être susceptible d'en faire pressentir la réalité. Ce que nous voudrions souligner c'est que dans une telle rupture de l'être, I'idée du discontinu s'impose sans conteste. On objectera peut‑être que ces instants dramatiques séparent deux durées plus monotones. Mais nous appelons monotone et régulière toute évolution que nous n'examinons pas avec une attention passionnée. Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu'une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d'illustrer la discontinuité essentielle du Temps.

    Gaston Bachelard, L'Intuition de l'Instant (1932)

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  • Proust : la madeleine

    41hyQvd9-GL.jpg« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint- Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venaitelle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender ? (…)

    Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913)

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  • HG Wells : La machine à explorer le temps

    Je m'attristai à mesurer en pensée la brièveté du rêve de l'intelligence humaine. Elle s'était suicidée ; elle s'était fermement mise en route vers le confort et le bien-être, vers une société équilibrée, avec sécurité et stabilité comme mots d'ordre ; elle avait atteint son but, pour en arriver finalement à cela. Un jour, la vie et la propriété avaient dû atteindre une sûreté presque absolue. Le riche avait été assuré de son opulence et de son bien-être ; le travailleur, de sa vie et de son travail. Sans doute, dans ce monde parfait, il n'y avait eu aucun problème inutile, aucune question qui n'eût été résolue. Et une grande quiétude s'était ensuivie.

    C'est une loi naturelle trop négligée : la versatilité intellectuelle est le revers de la disparition du danger et de l'inquiétude. Un animal en harmonie parfaite avec son milieu est un pur mécanisme. La nature ne fait jamais appel à l'intelligence que si l'habitude et l'instinct sont insuffisants. Il n'y a pas d'intelligence là où il n'y a ni changement, ni besoin de changement. Seuls ont part à l'intelligence les animaux qui ont à affronter une grande variété de besoins et de dangers.

    HG Wells, La Machine à explorer le Temps (1895)

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  • Henri Bergson : Ces deux mémoires...

    1614738631_9782130608233_v100.jpgDe ces deux mémoires, dont l'une imagine et dont l'autre répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l'illusion. Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute; mais cette reconnaissance implique‑t‑elle l'évocation d'une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste‑t‑elle pas plutôt dans la conscience que prend l'animal d'une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maî tre provoque maintenant chez lui mécaniquement ? N'allons pas trop loin ! chez l'animal lui‑même, de vagues images du passé débordent peut‑être la perception présente; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience; mais ce passé ne l'intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine, et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d'image, il faut pouvoir s'abstraire de l'action présente, il faut savoir attacher du prix à l'inutile, il faut vouloir rêver. L'homme seul est peut‑être capable d'un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est‑il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l'autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre.

    Henri Bergson, Matière et Mémoire, (1896)

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  • Hume : Qu'est-ce que le temps ?

    De même que nous recevons l'idée d'espace de la disposition des objets visibles et tangibles, de même nous formons l'idée de temps de la succession des idées et des impressions ; et il est impossible que le temps puisse jamais se présenter ou que l'esprit le perçoive isolément.

    David Hume, Traité de la Nature humaine (1739-1740)

    Photo : Cottonbro - Pexels

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  • Proust : A la recherche du temps perdu

    letempsretrouve.jpgMe rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie...

    Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. 

    Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé (posth., 1927)

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  • Pascal : Nous ne nous tenons jamais au temps présent.

    Pascal.jpegNous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et, s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

    Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

    Blaise Pascal, Pensées (posth. 1670)

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  • Sartre : La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent.

    letreteleneant.jpgLa signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis décide absolument de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le passé que j'ai à être. Moi seul en effet peux décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l'importance de tel ou tel événement antérieur, mais en me projetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l'action de sa signification. Cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle « a été » pur accident de puberté ou au contraire premier signe d'une conversion future ? Moi, selon que je déciderai - à vingt ans, à trente ans - de me convertir. Le projet de conversion confère d'un seul coup à une crise d'adolescence la valeur d'une prémonition que je n'avais pas prise au sérieux. Qui décidera si le séjour en prison que j'ai fait, après un vol, a été fructueux ou déplorable ? Moi, selon que je renonce à voler ou que je m'endurcis. Qui peut décider de la valeur d'enseignement d'un voyage, de la sincérité d'un serment d'amour, de la pureté d'une intention passée, etc. ? C'est moi, toujours moi, selon les fins par lesquelles je les éclaire.

    Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant (1943)

     

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  • S. Augustin : "Qu'est-ce que donc que le temps ?"

    Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant - je le dis en toute confiance - je sais que si rien ne se passait il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité.

    Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel qu'en passant au passé, quel mode d'être lui reconnaître, puisque sa raison d'être est de cesser d'être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l'être seulement parce qu'il tend au néant...

    Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s'ils y sont, futur il n'y est pas encore, passé il n'y est plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont que présents.

    Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens.

    Saint Augustin, Confessions (IVe s.)

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  • Modiano : Dora Bruder

    dorabruder.jpgEt au milieu de toutes ces lumières et de cette agitation, j'ai peine à croire que je suis dans la même ville que celle où se trouvait Dora Bruder et ses parents, et aussi mon père quand il avait vingt ans de moins que moi. J'ai l'impression d'être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps là et celui d'aujourd'hui, le seul à me souvenir de tous ces détails. Par moments, le lien s'amenuise et risque de se rompre, d'autres soirs la ville d'hier m'apparaît en reflets furtifs derrière celle d'aujourd'hui. 

    Paatrick Modiano, Dora Bruder (1999)

     

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  • Weber : L'évaluation religieuse du travail

    Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine. Aussi la contemplation inactive, en elle-même dénuée de valeur, est-elle directement répréhensible lorsqu'elle survient aux dépens de la besogne quotidienne. Car elle plaît moins à Dieu que l'accomplissement de sa volonté dans un métier. Le dimanche n'est-il pas là d'ailleurs pour la contemplation ?...

    Le travail cependant est autre chose encore; il constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l'a fixé. Le verset de saint Paul: "Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus" vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d'une absence de la grâce.

    La richesse elle-même ne libère pas de ces prescriptions. Le possédant, lui non plus, ne doit pas manger sans travailler, car même s'il ne lui est pas nécessaire de travailler pour couvrir ses besoins, le commandement divin n'en subsiste pas moins, et il doit lui obéir au même titre que le pauvre. Car la divine Providence a prévu pour chacun sans exception un métier qu'il doit reconnaître et auquel il doit se consacrer. Et ce métier ne constitue pas (...) un destin auquel on doit se soumettre et se résigner, mais un commandement que Dieu fait à l'individu de travailler à la gloire divine.

    Partant, le bon chrétien doit répondre à cet appel : "Si Dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d'autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l'est moins, vous contrecarrez l'une des fins de votre vocation, vous refusez de vous faire l'intendant de Dieu et d'accepter ses dons, et de les employer à son service s'il vient à l'exiger. Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour la chair et le péché..."

    Pour résumer ce que nous avons dit jusqu'à présent, l'ascétisme protestant, agissant à l'intérieur du monde, s'opposa avec une grande efficacité à la jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets de luxe. En revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de l'éthique traditionaliste le désir d'acquérir. Il a rompu les chaînes qui entravaient pareille tendance à acquérir, non seulement en la légalisant, mais aussi (...) en la considérant comme directement voulue par Dieu...

    Plus important encore, L'évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l'expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée, ici, l'esprit du capitalisme.

    Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905)

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  • Gorz : Le travail moderne

    Ce que nous appelons "travail" est une invention de la modernité. La forme sous laquelle nous le connaissons, pratiquons, plaçons au centre de la vie individuelle et sociale, a été inventée, puis généralisée avec l'industrialisme. Le "travail" au sens contemporain, ne se confond ni avec les besognes, répétées jour après jour, qui sont indispensables à l'entretien et à la reproduction de la vie de chacun; ni avec le labeur, si astreignant soit-il, qu'un individu accomplit pour réaliser une tâche dont lui-même ou les siens sont les destinataires et les bénéficiaires; ni avec ce que nous entreprenons de notre chef, sans compter notre temps et notre peine, dans un but qui n'a d'importance qu'à nos propres yeux et que nul ne pourrait réaliser à notre place. S'il nous arrive de parler de "travail" à propos de ces activités - du travail ménager, du travail artistique, du "travail" d'autoproduction - c'est en un sens fondamentalement différent de celui qu'a le travail placé par la société au fondement de son existence, à la fois moyen cardinal et but suprême.

    Car la caractéristique essentielle de ce travail-là - celui que nous "avons", "cherchons", "offrons" - est d'être une activité dans la sphère publique, demandée, définie, reconnue, utilisée par d'autres et, à ce titre, rémunérée par eux. C'est par le travail rémunéré que nous appartenons à la sphère publique, acquérons une existence et une identité sociale (c'est à dire une "profession"), sommes insérés dans un réseau de relations et d'échanges où nous nous mesurons aux autres et nous voyons conférés des droits sur eux en échange de nos devoirs envers eux.

    André Gorz, Métamorphoses du Travail (1988)

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  • Balzac : Illusions perdues

    9782812412264_1_75.jpgLucien revint heureux et léger, il rêvait la gloire. Sans plus songer aux sinistres paroles qui venaient de frapper son oreille dans le comptoir de Vidal et Porchon, il se voyait riche d'au moins douze cents francs. Douze cents francs représentaient une année de séjour à Paris, une année pendant laquelle il préparerait de nouveaux ouvrages. Combien de projets bâtis sur cette espérance ? Combien de douces rêveries en voyant sa vie assise sur le travail ? Il se casa, s'arrangea, peu s'en fallut qu'il ne fît quelques acquisitions. Il ne trompa son impatience que par des lectures constantes au cabinet de Blosse. Deux jours après, le vieux Doguereau, surpris du style que Lucien avait dépensé dans sa première œuvre, enchanté de l'exagération des caractères qu'admettait l'époque où se développait le drame, frappé de la fougue d'imagination avec laquelle un jeune auteur dessine toujours son premier plan, il n'était pas gâté, le père Doguereau ! vint à l'hôtel où demeurait son Walter Scott en herbe. Il était décidé à payer mille francs la propriété entière de L'Archer de Charles IX, et à lier Lucien par un traité pour plusieurs ouvrages. En voyant l'hôtel, le vieux renard se ravisa. — Un jeune homme logé là n'a que des goûts modestes, il aime l'étude, le travail ; je peux ne lui donner que huit cents francs. L'hôtesse, à laquelle il demanda M. Lucien de Rubempré, lui répondit : — Au quatrième ! Le libraire leva le nez, et n'aperçut que le ciel au-dessus du quatrième. — Ce jeune homme, pensa-t-il, est joli garçon, il est même très beau ; s'il gagnait trop d'argent, il se dissiperait, il ne travaillerait plus. Dans notre intérêt commun, je lui offrirai six cents francs ; mais en argent, pas de billets. Il monta l'escalier, frappa trois coups à la porte de Lucien, qui vint ouvrir. La chambre était d'une nudité désespérante. Il y avait sur la table un bol de lait et une flûte de deux sous. Ce dénûment du génie frappa le bonhomme Doguereau.

    — Qu'il conserve, pensa-t-il, ces mœurs simples, cette frugalité, ces modestes besoins. J'éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien. Voilà, monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec qui vous aurez plus d'un rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d'y perdre leur temps, leur talent et notre argent. Il s'assit. Jeune homme, votre roman n'est pas mal. J'ai été professeur de rhétorique, je connais l'histoire de France ; il y a d'excellentes choses. Enfin vous avez de l'avenir.

    Honoré de Balzac, Illusions perdues (1837-1843)

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  • Freud : Travail et sublimation des pulsions

    En l'absence de prédisposition particulière prescrivant impérativement leur direction aux intérêts vitaux, le travail professionnel ordinaire, accessible à chacun, peut prendre la place qui lui est assignée par le sage conseil de Voltaire. Il n'est pas possible d'apprécier de façon suffisante, dans le cadre d'une vue d'ensemble succincte, la significativité du travail pour l'économie de la libido. Aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l'individu à la réalité que l'accent mis sur le travail, qui l'insère sûrement tout au moins dans un morceau de la réalité, la communauté humaine. La possibilité de déplacer une forte proportion de composantes libidinales, composantes narcissiques, agressives et même érotiques, sur le travail professionnel et sur les relations humaines qui s'y rattachent, confère à celui-ci une valeur qui ne le cède en rien à son indispensabilité pour chacun aux fins d'affirmer et justifier son existence dans la société. L'activité professionnelle procure une satisfaction particulière quand elle est librement choisie, donc qu'elle permet de rendre utilisables par sublimation des penchants existants, des motions pulsionnelles poursuivies ou constitutionnellement renforcées. Et cependant le travail, en tant que voie vers le bonheur, est peu apprécié par les hommes. On ne s'y presse pas comme vers d'autres possibilités de satisfaction. La grande majorité des hommes ne travaille que poussée par la nécessité, et de cette naturelle aversion pour le travail qu'ont les hommes découlent les problèmes sociaux les plus ardus.

    Sigmund Freud, Le malaise dans la culture (1929)

    Photo : Chevanon Photography

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  • Russell : Éloge de l'oisiveté

    On dira que, bien qu'il soit agréable d'avoir un peu de loisirs, s'ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n'aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient capables d'une gaieté et d'un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l'efficacité. L'homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu'aucune activité ne doit être une fin en soi. Les gens sérieux, par exemple, condamnent continuellement l'habitude d'aller au cinéma, et nous disent que c'est une habitude qui pousse les jeunes au crime. Par contre, tout le travail que demande la production cinématographique est respectable, parce qu'il génère des bénéfices financiers.

    Bertrand Russell, Éloge de l'oisiveté (1932)

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  • Arendt : Le travail chez les Grecs

    Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on défendait et justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l’homme en un être proche des animaux domestiques. C’est pourquoi si le statut de l’esclave se modifiait, par exemple par l’affranchissement, ou si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d’affaires publiques, la “nature” de l’esclave changeait automatiquement.

    L’institution de l’esclavage dans l’antiquité (...) fut une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain; il refusait de donner le nom d’ “hommes” aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.

    Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (1958)

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  • Baudrillard : Le besoin du loisir

    Le repos, la détente, l’évasion, la distraction sont peut-être des "besoins" : mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l'exigence propre du loisir, qui est la consommation du temps. Le temps libre, c'est peut-être toute l'activité ludique dont on le remplit, mais c'est d'abord la liberté de perdre son temps, de le "tuer" éventuellement, de le dépenser en pure perte. (C'est pourquoi dire que le loisir est "aliéné" parce qu'il n'est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. "L’aliénation" du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à L'IMPOSSIBILITÉ MÊME DE PERDRE SON TEMPS). La véritable valeur d’usage du temps, celle qu’essaie désespérément de restituer le loisir, c’est d’être perdu. Les vacances sont cette quête d’un temps qu’on puisse perdre au sens plein du terme, sans que cette perte n’entre à son tour dans un processus de calcul, sans que ce temps ne soit (en même temps) de quelque façon "gagné". Dans notre système de production et de forces productives, on ne peut que gagner son temps : cette fatalité pèse sur le loisir comme sur le travail. On ne peut que "faire valoir" son temps, fût-ce en en faisant un usage spectaculairement vide. Le temps libre des vacances reste la propriété privée du vacancier, un objet, un bien gagné par lui à la sueur de l’année, possédé par lui, dont il jouit comme de ses autres objets – et dont il ne saurait se dessaisir pour le donner, le sacrifier (comme on fait de l’objet dans le cadeau), pour le rendre à une disponibilité totale, à l’absence de temps qui serait la véritable liberté.

    Jean Baudrillard, La société de consommation (1970)

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  • Crawford : Le travail et la réalité

    On sait que la satisfaction qu'un individu éprouve à manifester concrètement sa propre réalité dans le monde par le biais du travail manuel tend à produire chez cet individu une certaine tranquillité et une certaine sérénité. Elle semble le libérer de la nécessité de fournir une série de gloses bavardes sur sa propre identité pour affirmer sa valeur. Il lui suffit en effet de montrer la réalité du doigt : le bâtiment tient debout, le moteur fonctionne, l'ampoule illumine la pièce. La vantardise est le propre de l'adolescent, qui est incapable d'imprimer sa marque au monde. Mais l'homme de métier est soumis au jugement infaillible de la réalité et ne peut pas noyer ses échecs ou ses lacunes sous un flot d'interprétations.

    Matthew Crawford, Éloge du carburateur, (2009)

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  • Arendt : Une société de travailleurs sans travail

    Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l'on s'est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

    Cela n'est vrai, toutefois, qu'en apparence. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.

    Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (1958)

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