Henri Bergson : Ces deux mémoires... (13/07/2022)

1614738631_9782130608233_v100.jpgDe ces deux mémoires, dont l'une imagine et dont l'autre répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l'illusion. Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute; mais cette reconnaissance implique‑t‑elle l'évocation d'une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste‑t‑elle pas plutôt dans la conscience que prend l'animal d'une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maî tre provoque maintenant chez lui mécaniquement ? N'allons pas trop loin ! chez l'animal lui‑même, de vagues images du passé débordent peut‑être la perception présente; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience; mais ce passé ne l'intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine, et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d'image, il faut pouvoir s'abstraire de l'action présente, il faut savoir attacher du prix à l'inutile, il faut vouloir rêver. L'homme seul est peut‑être capable d'un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est‑il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l'autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre.

Henri Bergson, Matière et Mémoire, (1896)

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