Café philo décembre 100e
Alain-Fournier : Le Grand Meaulnes
C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible — l’école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite — est à jamais, dans ma mémoire, agité, transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.
Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (1913)