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Textes et livres - Page 8

  • Le Bon : L'âme collective de la foule

    Le fait le plus frappant présenté par une foule psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu'ils sont transformés en foule les dote d'une sorte d'âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d'une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux isolément. Certaines idées, certains sentiments ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule. La foule psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui pour un instant soudés, absolument comme les cellules d'un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède.

    Gustave Le Bon, Psychologie des Foules (1895)

    Photo - Pexels - Pixabay

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  • Aristote : Vanité de la foule

    En ce qui concerne l'auditeur, la démonstration à suivre et notre dessein, en voilà assez. Mais reprenons la question ; puisque toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre activité ? 2. Sur son nom du moins il y a assentiment presque général : c'est le bonheur, selon la masse et selon l'élite, qui supposent que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse ; mais sur la nature même du bonheur, on ne s'entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord. 3. Les uns jugent que c'est un bien évident et visible, tel que le plaisir, la richesse, les honneurs ; pour d'autres la réponse est différente ; et souvent pour le même individu elle varie : p. ex., malade il donne la préférence à la santé, pauvre à la richesse. Ceux qui sont conscients de leur ignorance écoutent avec admiration les beaux parleurs et leurs prétentions ; quelques-uns par contre pensent qu'en plus de tous ces biens, il en est un autre qui existe par lui-même, qui est la cause précisément de tous les autres. 4. L'examen de toutes ces opinions est apparemment assez vain et il suffit d'étudier les plus répandues et celles qui paraissent avoir un fondement raisonnable. 5. N'oublions pas la différence existant entre les raisonnements qui partent des principes et ceux qui tendent à en établir. Platon lui-même se trouvait sur ce point, et à juste titre, embarrassé et il cherchait à préciser si la marche à suivre allait aux principes ou partait des principes ; de même qu'on peut se demander si les coureurs, dans le stade, doivent partir des athlothètes vers l'extrémité du stade ou inversement. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il faut partir du connu ; or ce qui nous est connu l'est de deux façons : relativement à nous et absolument. 6. Vraisemblablement, ici il nous faut partir de ce qui nous est connu. Ainsi faut-il déjà avoir une bonne éducation morale, si l'on veut entendre parler avec profit de l'honnête, du juste, et en un mot de la politique. 7. Or le principe en cette matière, c'est le fait ; s'il nous apparaissait avec suffisamment d'évidence, nous n'aurions plus besoin du pourquoi . Un homme qui se trouve dans ce cas possède déjà les principes, ou tout au moins serait capable de les acquérir facilement, mais quiconque n'aurait aucun de ces avantages doit écouter les paroles d'Hésiode : "Celui-là a une supériorité absolue, qui sait tout par lui-même / Sage aussi est celui qui écoute les bons conseils ; / Mais ne savoir rien par soi-même et ne pas graver dans son cœur / Les paroles d'autrui, c'est n'être absolument bon à rien."

    Aristote, Ethique à Nicomaque (IVe s. av. JC)

    Photo : Pexels - Paweł L.

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  • Sénèque : Eviter de suivre la foule

    Rien n'a plus d'importance que d'éviter de suivre, comme le font les moutons, le troupeau de ceux qui nous précèdent, nous dirigeant non pas où il faut aller, mais où il va. Et pourtant rien ne nous empêtre dans de plus grand maux que de nous régler sur les bruits qui courent, dans l'idée que le meilleur c'est ce qui est généralement reçu et c'est vivre non selon la raison mais par imitation, ce dont nous avons de nombreux exemples. De là vient un tel amoncellement des gens les uns sur les autres. Ce qui se passe dans une grande bousculade quand la populace se comprime elle-même ( alors nul ne tombe sans en attirer un autre avec lui et les premiers sont la perte de ceux qui les suivent), tu peux le voir arriver dans toute existence : nul ne se trompe seulement pour son propre compte, mais il est la cause et l'auteur de l'erreur d'autrui. Il est nuisible, en effet, d'être attaché à ceux qui nous précèdent : chacun préférant croire plutôt que juger, one porte jamais de jugement sur la vie, on est toujours dans la croyance ; et l'erreur transmise de main en main nous remue en tous sens et nous mène à notre ruine. Nous périssons par l'exemple des autres. Nous guérirons pour peu que nous nous séparions de la foule. Mais, en réalité, le peuple se dresse contre la raison en défenseur de son propre mal. c'est pourquoi il se produit ce qui se produit dans les assemblées où ceux-là mêmes qui ont fait les magistrats s'étonnent que ce soient ceux-là qui aient été faits, lorsque l'inconstante faveur populaire a changé. Nous approuvons et nous condamnons les mêmes choses : c'est l'issue de tout jugement rendu selon la majorité.

    Sénèque, La Vie heureuse (Ier s. ap. JC)

    Photo : Pexels - Krizjohn Rosales

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  • Le Bon : La foule et l'individu

    Les foules ne sauraient accomplir d’actes exigeant une intelligence élevée. Les décisions d’intérêt général prises par une assemblée d’hommes distingués, mais de spécialités différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une réunion d’imbéciles. Ils peuvent seulement associer en effet ces qualités médiocres que tout le monde possède. Les foules accumulent non l’intelligence mais la médiocrité...

    La première [cause] est que l’individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts, que, seul, il eût forcément refrénés. Il y cédera d’autant plus volontiers que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement.

    Une seconde cause, la contagion mentale, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps leur orientation... Chez une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l’individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l’intérêt collectif. C’est là une aptitude contraire à sa nature, et dont l’homme ne devient guère capable que lorsqu’il fait partie d’une foule...

    Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en acte les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule. Il n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à guider.

    Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs.

    Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895)

    Photo : Pexels - Mike Chai

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  • Orwell : 1984

    1984.jpgAu sixième jour de la Semaine de la Haine, après les processions, les discours, les cris, les chants, les bannières, les affiches, les films, les effigies de cire, le roulement des tambours, le glapissement des trompettes, le bruit de pas des défilés en marche, le grincement des chenilles de tanks, le mugissement des groupes d’aéroplanes, le grondement des canons, après six jours de tout cela, alors que le grand orgasme palpitait vers son point culminant, que la haine générale contre l’Eurasia s’était échauffée et en était arrivée à un délire tel que si la foule avait pu mettre la main sur les deux mille criminels eurasiens qu’on devait pendre en public le dernier jour de la semaine, elle les aurait certainement mis en pièces ; juste à ce moment, on annonça qu’après tout l’Océania n’était pas en guerre contre l’Eurasia. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Eurasia était un allié.

    Il n’y eut naturellement aucune déclaration d’un changement quelconque. On apprit simplement, partout à la fois, avec une extrême soudaineté, que l’ennemi c’était l’Estasia et non l’Eurasia.

    Winston prenait part à une manifestation dans l’un des squares du centre de Londres quand la nouvelle fut connue. C’était la nuit. Les visages et les bannières rouges étaient éclairés d’un flot de lumière blafarde. Le square était bondé de plusieurs milliers de personnes dont un groupe d’environ un millier d’écoliers revêtus de l’uniforme des Espions. Sur une plate-forme drapée de rouge, un orateur du Parti intérieur, un petit homme maigre aux longs bras disproportionnés, au crâne large et chauve sur lequel étaient disséminées quelques rares mèches raides, haranguait la foule. C’était une petite silhouette de baudruche hygiénique, contorsionnée par la haine. Une de ses mains s’agrippait au tube du microphone tandis que l’autre, énorme et menaçante au bout d’un bras osseux, déchirait l’air au-dessus de sa tête.

    George Orwell, 1984 (1948)

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  • Hugo : La foule

    lpdp_33392-14.jpgLe pauvre poète jeta les yeux autour de lui. Il était en effet dans cette redoutable Cour des Miracles, où jamais honnête homme n’avait pénétré à pareille heure ; cercle magique où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté qui s’y aventuraient disparaissaient en miettes ; cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris ; égout d’où s’échappait chaque matin, et où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage toujours débordé dans les rues des capitales ; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l’ordre social ; hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l’écolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands ; immense
    vestiaire, en un mot, où s’habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris. C’était une vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes les places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d’enfants, des voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, où tremblait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s’effacer dans cette cité comme dans un pandémonium. Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple ; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé ; chacun y participait de tout. Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait à Gringoire de distinguer, à travers son trouble, tout à l’entour de l’immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons dont les façades vermoulues, ratatinées, rabougries, percées chacune d’une ou deux lucarnes éclairées, lui semblaient dans l’ombre d’énormes têtes de vieilles femmes, rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux. C’était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique.

    Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831-1832)

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  • Marin : Chaque chose à sa place

    M0B09G9DVH5F-large.jpgPerec souligne la violence des taxinomies, des ordres fixes, des assignations de places." Derrière toute utopie, rappelle-t-il, il y a toujours un grand dessein taxinomique : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place" .Classer, déclasser, déplacer, interdire de nouvelles places, et avec elles, des dynamiques, des échanges, des rencontres...

    L'idée que "chaque chose a sa place" devient angoissante. Penser des mises en place, c'est assigner à chacun une place fixe, l'enfermer dans cette case, épinglé au mur avec son étiquette, comme dans un vieux musée d'histoire naturelle.

    Claire Marin, Être à sa place (2022)

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  • Marcel : Mon être et ma vie

    Il n'y a de salut et pour l'intelligence et pour l'âme qu'à condition de distinguer entre mon être et ma vie ; que cette distinction peut être par quelques côtés mystérieuse, mais que ce mystère lui-même est une source de clarté. Dire mon être ne se confond pas avec ma vie, c'est dire essentiellement deux choses. La première, c'est que, puisque je ne suis pas ma vie — c'est donc que ma vie m'a été donnée, que je suis en un certain sens peut-être humainement impénétrable, antérieur à elle, que je suis avant de vivre. La seconde, c'est que mon être est quelque chose qui est menacé dès le moment où je vis, et qu'il s'agit de sauver, que mon être est un enjeu, et que peut-être le sens de la vie est là ; et de ce second point de vue, je suis non pas en deçà, mais au-delà de ma vie. Il n'y a pas d'autre façon d'interpréter l'épreuve humaine, et je ne vois pas ce que notre existence peut être si elle n'est pas une épreuve.

    Gabriel Marcel, Être et Avoir (1935)

    Photo : Pexels - Afta Putta Gunawan

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  • Zorn : "Je suis divisé en trois parties"

    mars-1174613-264-432.jpgJe crois que je suis divisé en trois parties. Premièrement je suis fait de mon individualité ; deuxièmement je suis le produit de mes parents, de mon éducation, de ma famille et de ma société ; troisièmement je suis un représentant du principe de vie en général, c'est-à-dire de cette force, justement, qui fait que les électrons tournent autour du noyau de l'atome, que les fourmis fourmillent et que le soleil se lève. Une partie de moi est aussi électron et fourmi et soleil et cela, l'éducation la plus bourgeoise ne peut l'abîmer en rien.

    Fritz Zorn, Mars (1975)

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  • Hume : "La conscience intime de ce que nous appelons notre moi"

    Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps, je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu'un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu'il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l'avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui.

    David Hume, Traité de la Nature humaine (1739)

    Photo : Pexels- Felipe Cespedes

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  • Camus : L'étranger

    9782070360024_1_75.jpgLe soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé si je voulais me marier avec elle. J’ai dit que cela m’était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l’aimais. J’ai répondu comme je l’avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l’aimais pas. “Pourquoi m’épouser alors?” a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n’avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D’ailleurs, c’était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J’ai répondu : “Non”. Elle s’est tue un moment et elle m’a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j’aurais accepté la même proposition venant d’une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J’ai dit: “Naturellement.”

    Elle s’est demandé alors si elle m’aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point.

    Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j’étais bizarre, qu’elle m’aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n’ayant rien à ajouter, elle m’a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu’elle voulait se marier avec moi. J’ai répondu que nous le ferions dès qu’elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m’a dit qu’elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j’y avais vécu dans un temps et elle m’a demandé comment c’était. Je lui ai dit: “C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche.”

    Puis nous avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. Les femmes étaient belles et j’ai demandé à Marie si elle le remarquait. Elle m’a dit que oui et qu’elle me comprenait. Pendant un moment, nous n’avons plus parlé. Je voulais cependant qu’elle reste avec moi et je lui ai dit que nous pouvions dîner ensemble chez Céleste. Elle en avait bien envie, mais elle avait à faire. Nous étions près de chez moi et je lui ai dit au revoir. Elle m’a regardé: “Tu ne veux pas savoir ce que j’ai à faire?” Je voulais bien le savoir, mais je n’y avais pas pensé et c’est ce qu’elle avait l’air de me reprocher. Alors, devant mon air empêtré, elle a encore ri et elle a eu vers moi un mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche.

    Albert Camus, L'étranger (1942)

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  • Hegel : Le maître et l'esclave

    Le maître se rapporte médiatement à la chose par l'intermédiaire de l'esclave ; l'esclave, comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l'égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l'anéantir ; l'esclave la transforme donc seulement par son travail. Inversement, par cette médiation, le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n'est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose : l'assouvissement dans la jouissance. Cela n'est pas exécuté par le désir à cause de l'indépendance de la chose ; mais le maître, qui a interposé l'esclave entre la chose et lui, se relie ainsi seulement à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l'indépendance de la chose à l'esclave, qui l'élabore.

    Hegel, La Phénoménologie de l'Esprit (1807)

    Photo : Pexels - Monstera

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  • Nietzsche : Le libre-arbitre

    le-crépuscule-des-idoles-nietzsche-ebook-epub-pdf-kindle.jpgIl ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce de compassion avec l'idée du « libre arbitre » : nous savons trop bien ce que c'est le tour de force théologique le plus mal famé qu'il y ait, pour rendre l'humanité « responsable » à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l'humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. - Partout où l'on cherche des responsabilités, c'est généralement l'instinct de punir et de juger qui est à l'oeuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l'on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c'est-à-dire avec l'intention de trouver coupable. Toute l'ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n'existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs de communautés anciennes, voulurent se créer le droit d'infliger une peine - ou plutôt qu'ils voulurent créer ce droit pour Dieu... Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, - pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience.

    Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles (1888)

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  • Marx : Être à sa place dans l'économie

    9782346141708_1_75.jpgDans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.

    Karl Marx, Critique de l'économie politique (1859)

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  • Platon : Connais-toi toi-même

    9782080710062-475x500-1.jpgCRITIAS : J'irais même jusqu'à dire que c'est précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d'accord en cela avec l'auteur de l'inscription de Delphes. (...) C'est ainsi que le dieu s'adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c'est ce que pensait, je crois, l'auteur de l'inscription : à tout homme qui entre il dit en réalité : « Sois sage ». Mais il le dit, comme un devin, d'une façon un peu énigmatique ; car « Connais-toi toi-même » et « Sois sage », c'est la même chose...
    SOCRATE : Dis moi donc ce que tu penses de la sagesse.
    CRITIAS : Eh bien, je pense que seule de toutes les sciences, la sagesse est la science d'elle-même et des autres sciences.
    SOCRATE : Donc, elle serait aussi la science de l'ignorance, si elle l'est de la science.
    CRITIAS : Assurément.
    SOCRATE : En tout cas, le sage seul se connaîtra lui-même et sera seul capable de juger ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas, et il sera de même capable d'examiner les autres et de voir ce qu'ils savent et croient savoir, alors qu'ils ne le savent pas, tandis qu'aucun autre n'en sera capable. En réalité, donc, être sage, la sagesse et la connaissance de soi-même, c'est savoir ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas. Est-ce bien là ta pensée ?
    CRITIAS : Oui.
    SOCRATE : Vois donc, camarade, quelle étrange théorie nous nous chargeons de soutenir. Essaye de l'appliquer à d'autres objets et tu verras, je pense, qu'elle est insoutenable.
    CRITIAS : Comment cela, et à quels objets ?
    SOCRATE : Voici. Demande-toi si tu peux concevoir une vue qui ne soit pas la vue des choses qu'aperçoivent les autres vues, mais qui serait la vue d'elle-même et des autres vues et aussi de ce qui n'est pas vue, qui ne verrait aucune couleur, bien qu'elle soit une vue, mais qui se percevrait elle-même et les autres vues. Crois-tu qu'une pareille vue puisse exister ?
    CRITIAS : Non, par Zeus...
    SOCRATE : Mais à propos de science, nous affirmons, à ce qu'il paraît, qu'il en est une qui n'est la science d'aucune connaissance, mais la science d'elle-même et des autres sciences.
    CRITIAS : Nous l'affirmons, en effet.

    Platon, Charmide (Ve s. av. JC)

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  • Sartre : "L'existence précède l'essence"

    81tN65jFHVL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgQu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialisme, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien...

    L'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme (...) L'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir...

    Mais si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est. Ainsi la première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes.

    Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un Humanisme (1946)

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  • Marin : Être à sa place

    L'injonction " reste à ta place" s'adresse souvent à ceux qui menacent de bouleverser l'ordre établi, les hiérarchies installées, les pouvoirs dominants. Celui à qui l'on intime de rester à sa place est celui que l'on veut encore dans un espace mineur, secondaire, inférieur. Dans la hiérarchie du couple, de la famille, du travail, la parole de la femme, de l'enfant, du domestique, de l'ouvrier, peut ainsi être muselée. Rester à sa place, c'est rester silencieux, ne pas parler de ce que l'on n'est pas censé comprendre, ce qui ne nous " regarde" pas. Celui à qui on ordonne de rester à sa place est précisément celui qui a déjà commencé à regarder ailleurs.

    Claire Marin, Être à sa place (2023)

    Photo : Pexels - Cawa

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  • Foenkinos : Surtout, être à sa place

    la_tete_de_lemploi-1237477-264-432.jpgIl ne fallait jamais "faire de vagues"'. Oui, c'était ça. C'était la bonne expression. Avec mes parents, tout devait être lisse et aseptisé. Quand j'étais enfant, on devait toujours parler doucement dans les lieux publics et ne jamais demander son chemin à quiconque dans la rue. Il ne fallait pas se faire remarquer. La vie devait se passer dans une fissure. Evidemment, je parle de leur comportement social. Car, une fois la porte refermée sur notre intimité, c'était un tsunami qui déferlait sur nous. Les grandes scènes se jouaient toujours dans les coulisses. Cette peur du dehors, de "ce que les autres vont penser", si je l'avais toujours ressentie, elle s'aggravait chez eux avec l'âge.

    David Foenkinos, La Tête de l'emploi (2014)

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  • Lucrèce : De rerum natura

    Ta venue, ô déesse, et ton assaut vainqueur ;
    Puis les troupeaux charmés dans les joyeuses plaines
    Bondissent ; tant d'ivresse a coulé dans leurs veines !
    Ils fendent les torrents ! L'univers est séduit ;
    Le monde vivant court où ta loi le conduit.
    Partout, au sein des mers, des fleuves, des montagnes,
    Sous les bois pleins d'oiseaux, dans les vertes campagnes, 20
    A travers tous les cœurs secouant le désir,
    Tu fécondes l'hymen par l'attrait du plaisir.
    Toi qui présides seule à la nature entière,
    Toi sans qui rien ne monte à la sainte lumière,
    Puisque rien n'est aimable et charmant que par toi,
    Sois mon guide en ces vers ; viens, et daigne avec moi
    Pour notre Memmius dévoiler la Nature.

    Lucrèce, De rerum nagtuara (Ier s. ap. JC)

    Photo : Pexels - Niko MonDì

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  • Cicéron : La volupté

    Je crois, Brutus, que la volupté, si elle plaidait elle-même sa cause, et n'avait pas de si opiniâtres défenseurs, ne pourrait s'empêcher de céder, convaincue par mon dernier livre, à une rivale qui doit l'emporter sur elle. Sans doute elle rougirait de disputer davantage contre la vertu, de préférer ce qui n'est qu'agréable à ce qui est honnête, et de soutenir que la sensualité des plaisirs du corps est préférable à la dignité et à la force d’âme. Renvoyons-la donc, en lui ordonnant de se tenir dans ses bornes, de peur que, par ses charmes et par ses illusions, elle ne nous trouble dans une discussion si importante et si grave...

    Tous ces entretiens sur la volupté ne demandent point beaucoup de finesse ni de profondeur; car ceux qui en soutiennent la cause ne sont ni bien subtils, ni bien exercés à la dispute et ceux qui les combattent n'ont pas une grande peine à les vaincre. Épicure même dit qu'il ne faut point disputer de la volupté, parce que c'est aux sens à en juger; et qu'au lieu de s'amuser à la prouver, il ne faut que nous indiquer son existence. Voilà pourquoi la dispute entre Torquatus et moi a été toute simple. Il n'a rien dit d'obscur, rien d'embarrassé; et il me semble qu'il n'y a pas eu moins de clarté dans ma réponse.

    Cicéron, De Finibus (Ier s. ap. JC)

    Photo : Pexels - Inna Mykytas

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  • Epicure : Certain désirs sont naturels...

    Il est également à considérer que certains d'entre les désirs sont naturels, d'autres vains, et si certains des désirs naturels sont contraignants, d'autres ne sont... que naturels. Parmi les désirs contraignants, certains sont nécessaires au bonheur, d'autres à la tranquillité durable du corps, d'autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et rejet à la santé du corps et à la sérénité de l'âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C'est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d'éviter la souffrance et l'angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l'âme se dissipe, le vivant n'ayant plus à courir comme après l'objet d'un manque ni à rechercher cet autre par quoi le bien de l'âme et du corps serait comblé. C'est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir.

    Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. C'est lui que nous avons reconnu comme bien premier, né avec la vie. C'est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C'est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d'après son impact sur notre sensibilité. Justement parce qu'il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n'importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu'ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu'un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement.

    C'est à travers la confrontation et l'analyse des avantages et désavantages qu'il convient de se décider à ce propos. Provisoirement, nous réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un bien.

     Épicure, Lettre à Ménécée (IVe s. av. JC)

    Photo : Pexels - Bruna Gabrielle Félix

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  • Molière : Don Juan

    005579610.jpgDON JUAN. - Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

    Molière, Don Juan (1665)

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  • Pascal : Divertissement

    71AAqkieMaL.jpgDivertissement. On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis. On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment! ce qu'on pourrait faire? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouer, et à s'occuper toujours tout entiers.

    Blaise Pascal, Pensées (+1662)

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  • Rousseau : Désir, raison et sagesse

    Celui dont la force passe les besoins, fût-il un insecte, un ver, est un être fort ; celui dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un lion ; fût-il un conquérant, un héros ; fût-il un dieu ; c'est un être faible. L'ange rebelle qui méconnut sa nature était plus faible que l'heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L'homme est très fort quand il se contente d'être ce qu'il est ; il est très faible quand il veut s'élever au-dessus de l'humanité. N'allez donc pas vous figurer qu'en étendant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les diminuez, au contraire, si votre orgueil s'étend plus qu'elles. Mesurons le rayon de notre sphère, et restons au centre comme l'insecte au milieu de sa toile ; nous nous suffirons toujours a nous-mêmes, et nous n'aurons point à nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons jamais. Tous les animaux ont exactement les facultés nécessaires pour se conserver. L'homme seul en a de superflues. N'est-il pas bien étrange que ce superflu soit l'ins­trument de sa misère ? Dans tout pays les bras d'un homme valent plus que sa subsistance. S'il était assez sage pour compter ce surplus pour rien, il aurait toujours le nécessaire, parce qu'il n'aurait jamais rien de trop. Les grands besoins, disait Favorin, naissent des grands biens ; et souvent le meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est de s'ôter celles qu'on a. C'est à force de nous travailler pour augmenter notre bonheur, que nous le changeons en misère.

    Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l'éducation, II (1762)

    Photo : Pexels - Rachel Claire

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  • Platon : Socrate : hédonisme ou tempérance ?

    CALLICLÈS – si on veut vivre comme il faut, il faut laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, au lieu de les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions  et de les assouvir, elles et tous les désirs qui les accompagnent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée de tout le monde. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que l’intempérance est une vilaine chose.  C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclave les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause de leur propre lâcheté. Car pour ceux qui ont hérité du pouvoir ou qui sont dans la capacité de s’en emparer (…) Pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus mauvais que la tempérance ? Ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne n’y fasse obstacle... La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : si la vie facile, l’intempérance, et la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font l’excellence et le bonheur. Tout le reste, ce ne sont que de belles idées, des convention faites par les hommes et contraires à la nature, rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien.                                                                                          

    SOCRATE— Ce n’est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi, en effet, tu as exposé clairement ce que les autres pensent et mais ne veulent pas dire. Je te demande donc de ne céder à rien, en aucun cas ! Comme cela, le genre de vie qu’on doit avoir paraîtra tout à fait évident. Alors explique-moi : tu dis que, si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut  pas réprimer ses passions, aussi grandes soient-telles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que consiste l’excellence ?                                

    CALLICLÈS- Oui, je l’affirme !

    SOCRATE- On a donc tort de dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux.

    CALLICLÈS- Oui, car, à ce compte, les pierres et les cadavres seraient très heureux.

    Platon, Gorgias (Ve s. av. JC)

    Photo : Pexels - Daniel Torobekov 

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  • Onfray : L'art de jouir

    onfrayNombre de philosophes ont connu ce que nous pourrions appeler des hapax existentiels, des expériences radicales et fondatrices au cours desquelles du corps surgissent des illuminations, des extases, des visions qui génèrent révélations et conversions qui prennent forme dans des conceptions du monde cohérentes et structurées.

    Michel Onfray, L'art de jouir (1994)

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  • Augustin : Pénible besoin

    augustinVous m'avez appris à ne prendre les aliments que comme des remèdes. Mais quand je passe de ce pénible besoin à la quiétude de la satiété, dans ce passage la concupiscence me tend son piège. Car ce passage même est un plaisir, et il n'en n'est pas d'autre pour arriver où la nécessité nous force à nous rendre. La conservation de la santé est la raison du boire et du manger ; mais un dangereux plaisir, comme un laquais, accompagne ces fonctions, et ordinairement s'efforce de prendre les devants, de sorte que je fais pour lui ce que je dis et veux faire pour ma santé.

    Or la mesure de l'un n'est pas la même que celle de l'autre : ce qui est assez pour la santé ne l'est pas pour le plaisir, et souvent il est difficile de savoir si c'est un besoin physique qui demande encore à être satisfait, ou la sensualité qui nous dupe et veut être servie. Cette incertitude ravit notre pauvre âme : elle est heureuse de se ménager une défense et une excuse en ne voyant pas bien ce qui suffit à l'équilibre de la santé : et sous le voile de l'hygiène elle cache les intérêts de plaisir."

    Saint Augustin, Les Confessions (IVe s. ap. JC)

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  • Voltaire : "Heureux, heureuse, heureusement"

    Ce qu'on appelle bonheur est une idée abstraite, composée de quelques idées de plaisir : car qui n'a qu'un moment de plaisir n'est point un homme heureux, de même qu'un moment de douleur ne fait point un homme malheureux. Le plaisir est plus rapide que le bonheur, et le bonheur que la félicité. Quand on dit : « Je suis heureux dans ce moment, » on abuse du mot ; et cela ne veut dire que « J'ai du plaisir. » Quand on a des plaisirs un peu répétés, on peut dans cet espace de temps se dire heureux. Quand ce bonheur dure un peu plus, c'est un état de félicité. On est quelquefois bien loin d'être heureux dans la prospérité, comme un malade dégoûté ne mange rien d'un grand festin préparé pour lui.

    L'ancien adage : "On ne doit appeler personne heureux avant sa mort", semble rouler sur de bien faux principes. On dirait, par cette maxime, qu'on ne devrait le nom d'heureux qu'à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance jusqu'à sa dernière heure. Cette série continuelle de moments agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments de qui nous dépendons, par celle des hommes dont nous dépendons davantage. Prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale de l'âme ; c'est beaucoup pour nous de n'être pas longtemps dans un état triste.

    Voltaire, "Heureux, heureuse, heureusement", in Encyclopédie (1755)

    Photo : Pexels - Cottonbro Studio

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  • Michaud : Plaisir et douleur

    719gf-wufmL.jpgLa recherche humaine du plaisir demande à être regardée en face en dépit de toutes les stratégies déployées au fil de l'histoire par les penseurs, les moralistes, les politiques, pour la condamner, s'en débarrasser, la rendre présentable ou la sublimer – au point que même les avocats de l'hédonisme souvent le défigurent. Les hommes sont mus par le plaisir et la douleur – présents ou attendus...

    Ces ressorts restent essentiellement les mêmes, mais les moyens techniques de les utiliser, contrôler, exploiter, satisfaire, ont considérablement évolué et parfois changé du tout au tout les manières de les vivre et de les penser aussi. Notre époque manifeste des capacités exceptionnelles en ce domaine. L'économie a désormais pour fonction d'assurer non pas la survie économique, mais le bien-être total, le bonheur. La dynamique économique se nourrit de notre quête du plaisir, de la jouissance, de l'insouciance..."

    Yves Michaud, Ibiza mon amour (2012)

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