Bacon : Propos sur l'entendement (18/12/2023)

L'entendement humain, une fois qu'il s'est plu à certaines opinions (parce qu'elles sont reçues et tenues pour vraies ou qu'elles sont agréables), entraîne tout le reste à les appuyer et à les confirmer ; si fortes et nombreuses que soient les instances contraires, il ne les prend pas en compte, les méprise, ou les écarte et les rejette par des distinctions qui conservent intacte l'autorité accordée aux premières conceptions, non sans une présomption grave et funeste. C'est pourquoi il répondit correctement celui qui, voyant suspendus dans un temple les tableaux votifs de ceux qui s'étaient acquittés de leur vœu, après avoir échappé au péril d'un naufrage, et pressé de dire si enfin il reconnaissait la puissance des dieux, demanda en retour : "Mais où sont peints ceux qui périrent après avoir prononcé un vœu ?" C'est ainsi que procède presque toute superstition, en matière d'horoscopes, de songes, de présages, de vengeances divines, etc. Les hommes, infatués de ces apparences vaines, prêtent attention aux événements, quand ils remplissent leur attente ; mais dans les cas contraires, de loin les plus fréquents, ils se détournent et passent outre. Or ce mal se glisse beaucoup plus subtilement dans les philosophies et les sciences, où ce à quoi on s'est plu une fois contamine et enrégimente tout le reste (même ce qui a bien plus de solidité et de force). En outre, même en l'absence de cet engouement et de cette vaine frivolité dont nous venons de parler, c'est une erreur constante et propre à l'entendement humain d'être mis en branle davantage par les affirmatives que par les négatives, alors que, en bonne règle, il devrait se prêter également aux deux. Tout au contraire, lorsqu'il faut établir un axiome vrai, la force de l'instance négative est plus grande.

Francis Bacon, Novum organum (1620)

Photo : Pexels - Ivan Bertolazzi 

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