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Textes et livres - Page 7

  • Artémidore de Daldis : Songes et rêves

    Eh bien donc, touchant la différence mutuelle entre rêve (enupnion) et vision de songe (oneiros), la distinction n’est pas médiocre et j’en ai traité ailleurs. Néanmoins, comme l’ouvrage te pourrait paraître inordonné et dépourvu de son commencement propre, maintenant encore il me paraît bon de commencer par cela même.

    La vision de songe diffère du rêve par ceci, qu’il arrive à l’une de signifier l’avenir, à l’autre la réalité présente. Tu vas le comprendre plus clairement ainsi. Certains de nos affects sont disposés par nature à accompagner l’âme en sa course, à se ranger auprès d’elle et à susciter ainsi des rêves. Par exemple l’amoureux rêve nécessairement qu’il est avec l’objet aimé, le craintif voit nécessairement ce qu’il craint, et encore l’affamé rêve qu’il mange, l’assoiffé qu’il boit, en outre aussi celui qui est trop plein de mangeaiile rêve qu’il vomit ou qu’il étouffe. Il est donc possible d’avoir ces rêves parce que les affects en sont déjà la base, ces rêves euxmêmes ne comportant pas une annonce de l’avenir mais un souvenir des réalités présentes. Les choses étant telles, tu peux avoir des rêves qui concernent le corps seul, ou des rêves qui concernent l’âme seule, ou des rêves concernant en commun le corps et l’âme, par exemple, si tu aimes, rêver que tu es avec l’objet aimé, si tu es malade, que tu es traité et en rapport avec des médecins : car ce sont là choses communes au corps et à l’âme.

    Vomir en revanche et dormir, et encore boire et manger, il faut le tenir comme propre au corps, comme il est propre à l’âme d’avoir plaisir et chagrin. On voit clairement d’après cela que, parmi les rêves somatiques, les uns sont dus au manque, les autres à l’excès, et que parmi les rêves psychiques, les uns sont dus à la crainte, les autres à l’espoir.

    Artémidore de Daldis, La Clé des Songes (IIe s. ap. JC)

    Photo : Pexels - Engin Akyurt

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  • Jung : D'où viennent les rêves

    Je ne me prévaux d’aucune théorie des rêves ; j’ignore leur provenance. Je ne suis pas le moins du monde assuré que ma façon de traiter les rêves mérite le nom de méthode. Je partage tous les préjugés contre leur interprétation, mélange d’incertitude et d’arbitraire.

    Mais d’un autre côté, je sais que lorsqu’on médite un rêve assez longtemps, en allant au fond, lorsqu’on le conserve par devers soi, l’examinant de temps en temps sous ses différents aspects, il s’en dégage en général, toujours, un intérêt certain. Ce que nous en recueillons n’est naturellement pas un résultat scientifique duquel on pourrait retirer quelque gloriole ou que l’on pourrait rationaliser, mais c’est un avertissement d’importance pratique qui indique au patient l’orientation de son cheminement inconscient.

    Que m’importe que le résultat de la méditation d’un rêve soit soutenable scientifiquement et logiquement inattaquable ! Rechercher cet achèvement logique, ne serait-ce pas poursuivre un but secondaire auto-érotique ? Je dois être pleinement satisfait que cela parle à la personne et donne de la pente au courant de la vie. Le seul critère que je doive reconnaître réside dans l’efficacité ou l’inefficacité de mes efforts. Mon violon d’Ingres scientifique, ce désir de toujours prétendre savoir pourquoi et comment quelque chose agit, doit être réservé aux heures de loisir.

    Carl Gustav Jung, The Aims of Psychotherapy (1931)

    Photo : Pexels - Pixabay

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  • Freud : Leçons sur la psychanalyse

    D’abord, tous les rêves ne sont pas étrangers au rêveur, incompréhensibles et confus pour lui. Si vous vous donnez la peine d’examiner ceux des petits enfants, à partir d’un an et demi, vous les trouvez très simples et facilement explicables. Le petit enfant rêve toujours de la réalisation de désirs que le jour précédent a fait naître en lui, sans les satisfaire. Aucun art divinatoire n’est nécessaire pour trouver cette simple solution ; il suffit seulement de savoir ce que l’enfant a vécu le jour précédent. Nous aurions une solution satisfaisante de l’énigme si l’on démontrait que les rêves des adultes ne sont, comme ceux des enfants, que l’accomplissement de désirs de la veille. Or c’est bien là ce qui se passe. Les objections que soulève cette manière de voir disparaissent devant une analyse plus approfondie.

    Voici la première de ces objections : les rêves des adultes sont le plus souvent incompréhensibles et ne ressemblent guère à la réalisation d’un désir. - Mais, répondons-nous, c’est qu’ils ont subi une défiguration, un déguisement. Leur origine psychique est très différente de leur expression dernière. Il nous faut donc distinguer deux choses : d’une part, le rêve tel qu’il nous apparaît, tel que nous l’évoquons le matin, vague au point que nous avons souvent de la peine à le raconter, à le traduire en mots ; c’est ce que nous appellerons le contenu manifeste du rêve. D’autre part, nous avons l’ensemble des idées oniriques latentes, que nous supposons présider au rêve du fond même de l’inconscient. Ce processus de défiguration est le même que celui qui préside à la naissance des symptômes hystériques. La formation des rêves résulte donc du même contraste des forces psychiques que dans la formation des symptômes. Le « contenu manifeste » du rêve est le substitut altéré des « idées oniriques latentes » et cette altération est l’œuvre d’un « moi » qui se défend ; elle naît de résistances qui interdisent absolument aux désirs inconscients d’entrer dans la conscience à l’état de veille ; mais, dans l’affaiblissement du sommeil, ces forces ont encore assez de puissance pour imposer du moins aux désirs un masque qui les cache. Le rêveur ne déchiffre pas plus le sens de ses rêves que l’hystérique ne pénètre la signification de ses symptômes.

    Pour se persuader de l’existence des « idées latentes » du rêve et de la réalité de leur rapport avec le « contenu manifeste », il faut pratiquer l’analyse des rêves, dont la technique est la même que la technique psychanalytique dont il a été déjà question. Elle consiste tout d’abord à faire complètement abstraction des enchaînements d’idées que semble offrir le « contenu manifeste » du rêve, et à s’appliquer à découvrir les « idées latentes », en recherchant quelles associations déclenche chacun de ses éléments. Ces associations provoquées conduiront à la découverte des idées latentes du rêveur, de même que, tout à l’heure, nous voyions les associations déclenchées par les divers symptômes nous conduire aux souvenirs oubliés et aux complexes du malade. Ces « idées oniriques latentes », qui constituent le sens profond et réel du rêve, une fois mises en évidence, montrent combien il est légitime de ramener les rêves d’adultes au type des rêves d’enfants. Il suffit en effet de substituer au « contenu manifeste », si abracadabrant, le sens profond, pour que tout s’éclaire : on voit que les divers détails du rêve se rattachent à des impressions du jour précédent et l’ensemble apparaît comme la réalisation d’un désir non satisfait. Le « contenu manifeste » du rêve peut donc être considéré comme la réalisation déguisée de désirs refoulés.

    Jetons maintenant « un coup d’œil sur la façon dont les idées inconscientes du rêve se transforment en « contenu manifeste ». J’appellerai « travail onirique » l’ensemble de cette opération. Elle mérite de retenir tout notre intérêt théorique, car nous pourrons y étudier, comme nulle part ailleurs, quels processus Psychiques insoupçonnés peuvent se dérouler dans l’inconscient ou, plus exactement, entre deux systèmes psychiques distincts comme le conscient et l’inconscient. Parmi ces processus, il convient d’en noter deux : la condensation et le déplacement. Le travail onirique est un cas particulier de l’action réciproque des diverses constellations mentales, c’est-à-dire qu’il naît d’une association mentale. Dans ses phases essentielles, ce travail est identique au travail d’altération qui transforme les complexes refoulés en symptômes, lorsque le refoulement a échoué.

    Vous serez en outre étonnés de découvrir dans l’analyse des rêves, et spécialement dans celle des vôtres, l’importance inattendue que prennent les impressions des premières années de l’enfance. Par le rêve, c’est l’enfant qui continue à vivre dans l’homme, avec ses particularités et ses désirs, même ceux qui sont devenus inutiles. C’est d’un enfant, dont les facultés étaient bien différentes des aptitudes propres à l’homme normal, que celui-ci est sorti. Mais au prix de quelles évolutions, de quels refoulements, de quelles sublimations, de quelles réactions psychiques, cet homme normal s’est-il peu à peu constitué, lui qui est le bénéficiaire - et aussi, en partie, la victime - d’une éducation et d’une culture si péniblement acquises !

    J’ai encore constaté, dans l’analyse des rêves (et je tiens à attirer votre attention là-dessus), que l’inconscient se sert, surtout pour représenter les complexes sexuels, d’un certain symbolisme qui, parfois, varie d’une personne à l’autre, mais qui a aussi des traits généraux et se ramène à certains types de symboles, tels que nous les retrouvons dans les mythes et dans les légendes. Il n’est pas impossible que l’étude du rêve nous permette de comprendre à leur tour ces créations de l’imagination populaire.

    On a opposé, à notre théorie que le rêve serait la réalisation d’un désir, les rêves d’angoisse. Je vous prie instamment de ne pas vous laisser arrêter par cette objection. Outre que ces rêves d’angoisse ont besoin d’être interprétés avant qu’on puisse les juger, il faut dire que l’angoisse en général ne tient pas seulement au contenu du rêve, ainsi qu’on se l’imagine quand on ignore ce qu’est l’angoisse des névrosés. L’angoisse est un refus que le « moi » oppose aux désirs refoulés devenus puissants ; c’est pourquoi sa présence dans le rêve est très explicable si le rêve exprime trop complètement ces désirs refoulés.

    Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la Psychanalyse (1910)

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  • Giordano Bruno : "Je déploie mes ailes"

    Désormais, je déploie mes ailes confiantes à l’air et ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux et m’élève à l’infini. Et tandis que de mon globe, je jaillis vers d’autres mondes et que je pénètre toujours plus à travers les champs éthérés, j’abandonne derrière moi ce que les hommes voient de loin).

    Giordano Bruno, L’Infini, l’Univers et les Mondes, épître liminaire (1584)

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  • Bachelard : Grottes et Rêves

    Les liturgies cachées, les cultes secrets, les pratiques initiatiques trouvent dans la grotte une sorte de temple naturel. Les cavernes de Déméter, de Dionysos, de Mithra, de Cybèle et d’Attis donnent à tous les cultes une sorte d’unité de lieu.

    En effet, la grotte est un refuge dont on rêve sans fin. Elle donne un sens immédiat au rêve d’un repos protégé, d’un repos tranquille. Passé un certain seuil de mystère et d’effroi, le rêveur entré dans la caverne sent qu’il pourrait vivre là. Qu’on y séjourne quelques minutes et déjà l’imagination emménage. Elle voit la place du foyer entre deux gros rochers, le recoin pour le lit de fougères, la guirlande des lianes et des fleurs qui décore et qui cache la fenêtre vers le ciel bleu. Cette fonction de rideau naturel apparaît avec régularité.

    La grotte est la demeure sans porte. N’imaginons pas trop vite qu’on ferme la grotte le soir avec une pierre roulée pour y dormir en paix. La dialectique du refuge et de l’effroi a besoin de l’ouverture.

    On veut être protégé, mais on ne veut pas être enfermé. L’être humain sait à la fois les valeurs du dehors et du dedans. La porte est à la fois un archétype et un concept : elle totalise des sécurités inconscientes et des sécurités conscientes. Elle matérialise le gardien du seuil, mais tous ces profonds symboles sont actuellement ensevelis dans un inconscient que n’atteignent pas les rêves des écrivains. Les valeurs claires du refuge sont trop vives pour qu’on découvre les valeurs obscures. En fait, l’acte d’habiter se développe presque infailliblement aussi lot qu’on a l’impression d’être abrité.

    Là où nous allons nous abriter en rêve nous trouvons une demeure qui reçoit tous les symboles du repos. Si nous voulons garder nos puissances oniriques, il faut que nos rêves soient fidèles à nos images premières.

    À l’entrée de la grotte travaille l’imagination des voix profondes, l’imagination des voix souterraines. Toutes les grottes parlent.

    Pour un rêveur des voix souterraines, des voix étouffées et lointaines, l’oreille révèle des transcendances, tout un au-delà de ce qu’on peut toucher et voir.

    The ears can hear deeper than eyes can see.

    L’oreille est alors le sens de la nuit, et surtout le sens de la plus sensible des nuits : la nuit souterraine, nuit enclose, nuit de la profondeur.

    La moindre caverne nous offre toutes les rêveries de la résonance. En ces rêveries, on peut dire que l’oracle est un phénomène naturel. C’est un phénomène de l’imagination des grottes.

    Les voix de la terre sont des consonnes. Aux autres éléments les voyelles, à l’air surtout le souffle d’une bouche heureuse, doucement entr’ouverte. La parole d’énergie et de colère a besoin du tremblement du sol, de l’écho du rocher, des roulements caverneux.

    Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos (1948)

    Photo : Pexels - M Venter

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  • Meris Angioletti : Sur l’Onirocritique

    Au début du IIIème siècle le philosophe Artémidore de Daldis entame l’écriture de son œuvre principale l’Onirocritique (« De l’interprétation des rêves »), une vaste compilation de narrations oniriques, classées avec soin, des Grecs et des Romains de l’époque. Du fumie à la flatterie, d’Apollon aux échelles, on y retrouve des images récurrentes, qui semblent traverser les esprits rêveurs, passer d’une expérience onirique à l’autre, selon un principe de vases communicants, où une communauté socialement définie et consciente cède la place à une communauté indisciplinée, aléatoire et nocturne.

    En 1867, Léon d’Hervey de Saint-Denys décrivait dans son œuvre Les rêves et les moyens de les diriger, une méthode à la fois intuitive et expérimentale pour diriger les rêves, qui s’appuie sur l’imagination active pour intervenir directement sur la création du récit du rêve (rêve lucide). 

    Meris Angioletti (2020)

    Photo : Pexels - Marek Piwnicki

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  • Meris Angioletti : au sujet de son exposition aux Tanneries

    J’ai imaginé la nuit comme un espace d’anomalie et d’hybridation, où les barrières entre les êtres, humains et extra-humains, vivants et morts, et les pensées, conscientes et inconscientes, sont plus perméables.

    Le point de départ pour la construction de l’exposition est le projet Onirocritique, un laboratoire en devenir pour le développement de rêves lucides collectifs. L’ensemble des voix qui partagent leurs expériences oniriques génère un lieu d’écoute, mais aussi de sommeil, de lecture, de repos, qui prend la forme d’un tapis, tissé par superposition de strates géologiques, d’où il est possible de faire l’expérience de l’exposition à l’horizontal. D’autres paroles viennent se mélanger, portées par des os, fabriqués en résine et coquillages, comme si les tréfonds de la mer avaient leur propre langue, audible par le touché des os du corps humain (mâchoire, vertèbres, côtes flottantes etc.) qui, à travers leurs vibrations, comme une caisse de résonance, participent à l’articulation et à l’émission vocale.

    La nuit devient ainsi un lieu privilégié de communication, qui s’ouvre au renversement des locuteurs. C’est le cas des êtres qui animent la chasse nocturne de Hellequin, ancêtre du carnaval, et qui, entre vacarme de cornes, rafales de vent et cris d’oiseaux nocturnes (voir aussi la vidéo Interno Notte), viennent porter un message de fertilité du sol et de la végétation. Les feuilles éparpillées ainsi que les fresques à la craie, matière qui rappelle l’art populaire des madonnari italiens et leurs « apparitions » des saint·e·s et madonnes dans les rues, réactivent les traces de cet Arlequin sauvage, qui mène le renversement jusqu’à la figure d’un arbre dont les branches poussent vers le bas, énigme du Pendu, l’arcane 12 du Tarots de Marseille.

    Au fil des métamorphoses, une nuit de pleine lune réveille le monde de l’au-delà et une urne funéraire, fabriquée en cendres, décrit au sol un cercle d’argile blanche qui porte en lui la mémoire et réactive une autre rencontre nocturne, une nuit de lecture qui a eu lieu sur cette même argile (Onirocritica#4, Coimbra, 2022).

    Apparitions dans l’obscurité, les œuvres deviennent des expériences, des exercices pour apprendre à voir dans le noir.

    Meris Angioletti (2023)

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  • Ovide : Les Métamorphoses

    9782210758841-475x500-1.jpgIl existe près du pays des Cimmériens une grotte profonde et retirée, au creux d’une montagne, la demeure secrète de l’indolent Sommeil. Qu’il se lève, soit au milieu de sa course ou se couche, Phébus jamais n’y peut introduire ses rayons. Du sol montent des vapeurs mêlées à l’obscurité, créant une douteuse lueur crépusculaire.

    Les chants de l’oiseau veilleur à la tête ornée d’une crête n’y appellent pas l’Aurore et aucune voix n’y rompt le silence, ni celle des chiens vigilants, ni celle de l’oie, plus subtile que les chiens. Ni bêtes sauvages, ni troupeaux, ni branches agitées par le vent, ni éclats de voix humaine ne produisent le moindre bruit. C’est le règne du repos muet. Cependant, de la base du rocher sourd le ruisseau du Léthé ; résonnant sur des cailloux, son onde glisse dans un murmure et invite au sommeil.

    Devant l’entrée de la grotte fleurissent de féconds pavots et des plantes sans nombre : la Nuit recueille la vertu soporifique de leur suc, qu’elle répand avec sa rosée sur les terres sombres. Point de porte risquant de grincer en tournant sur ses gonds : aucune porte dans toute la demeure, aucun gardien sur le seuil. Mais au milieu de l’antre se dresse un lit d’ébène, orné de duvets assortis à la couleur du bois et recouvert d’un voile sombre, où est étendu le dieu en personne avec ses membres alanguis. Autour de lui gisent de tous côtés, prenant des formes variées, les Songes inconsistants, nombreux comme les épis d’une moisson les feuilles d’une forêt, ou les grains de sable rejetés sur le rivage.

    Alors de la foule de ses mille rejetons, le père va réveiller celui qui est un maître dans l’art d’imiter la figure humaine, Morphée ; nul autre ne reproduit plus habilement que lui une démarche, un visage et le timbre d’une voix et, par surcroît, les tenues et les propos les plus caractéristiques de chacun. Mais il n’imite que les êtres humains, tandis qu’un autre se change en bête sauvage, en oiseau, en serpent longiligne. Les dieux le nomment Icélos, et le peuple des mortels Phobétor. Il en existe aussi un troisième, doté d’un talent diffèrent : Phantasos. Celui-ci emprunte fallacieusement toutes les formes des corps inanimés : terre, pierre, eau, tronc d’arbre.

    Ces songes se montrent d’habitude, la nuit, aux rois et aux généraux ; d’autres visitent les peuples et les gens du commun. Le Sommeil, leur aîné, passe devant eux et, parmi tous les frères, il choisit le seul Morphée, pour obéir à la fille de Traumas. Puis, à nouveau en proie à une molle langueur, il laisse retomber sa tête et l’enfouit sous une épaisse couverture. 

    Ovide, Les Métamorphoses (Ier s. ap. JC)

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  • Emily Dickinson : "Porter notre part de la nuit"

    Our share of night to bear,
    Our share of morning,
    Our blank in bliss to fill,
    Our blank in scorning.
    Here a star, and there a star
    Some lose their way.
    Here a mist, and there a mist,
    Afterwards—day!

    Porter notre part de la nuit,
    Notre part du matin,
    Emplir notre blanc de bonheur,
    Notre blanc de dédain.
    Étoile par-ci, étoile par-là,
    Certains s’égarent.
    Brume par-ci, brume par-là,
    Après – le Jour!

    Emily Dickinson, Poèmes, F 116 (1859)
    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux

    Photo : Pexels - Rakicevic Nenad

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  • Heidegger : "Qu'est-ce que la technique moderne?"

    Qu'est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous...

    La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est par l'essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre les deux intitulés: «Le Rhin», muré dans l'usine d'énergie, et «Le Rhin», titre de cette oeuvre d'art qu'est un hymne de Hôlderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie des vacances(...). Avant tout [il faut apercevoir] ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l'essence de la technique...

    L'être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite au commettre... Les réalisations humaines ne peuvent jamais, à elles seules, écarter le danger...

    L'essence de la technique n'est rien de technique: c'est pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et l'explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine qui, d'une part, soit apparenté à l'essence de la technique et qui, d'autre part, n'en soit pas moins foncièrement différent d'elle.

    L'art est un tel domaine.

    Martin Heidegger, La question de la technique in Essais et Conférences (1954)

    Photo : Pexels - Elijah O'Donnell

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  • Marx : Société, politique et art grec

    L'art grec suppose la mythologie grecque, c'est-à-dire la nature et les formes sociales, déjà élaborées au travers de l'imagination populaire d'une manière inconsciemment artistique. Ce sont là ses matériaux. Non pas une mythologie quelconque, c'est-à-dire une façon quelconque de transformer inconsciemment la nature en art (ici le mot nature désigne tout ce qui est objectif, y compris la société). La mythologie égyptienne n'eût jamais pu être le sol, le sein maternel qui eût produit l'art grec...

    Mais la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible. Un homme ne peut redevenir enfant, sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas lui-même s'efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Est-ce que, dans la nature enfantine, ne revit pas le caractère de chaque époque, dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au plus beau de son épanouissement, n'exercerait-elle pas l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ? Il est des enfants mal élevés, et des enfants grandis trop vite. Beaucoup de peuples de l'Antiquité appartiennent à ces catégories. Des enfants normaux, voilà ce que furent les Grecs. Le charme que nous trouvons à leurs couvres d'art n'est pas contrarié par le peu d'avancement de la société où elles ont fleuri. Il en est plutôt le résultat; il est inséparable de la pensée que l'état d'immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, ne reviendra jamais.

    Karl Marx, Introduction générale à la Critique de l'Economie politique (1857)

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  • Hegel : "Si l'artiste pense à la manière du philosophe, il produit alors une oeuvre précisément opposée à celle de l'art"

    Si l'artiste pense à la manière du philosophe, il produit alors une oeuvre précisément opposée à celle de l'art, quant à la forme sous laquelle l'idée nous apparaît; car le rôle de l'imagination se borne à révéler à notre esprit la raison et l'essence des choses, non dans un principe ou une conception générale, mais dans une forme concrète et dans une réalité individuelle. Par conséquent tout ce qui vit et fermente dans son âme, l'artiste ne peut se le représenter qu'à travers les images et les apparences sensibles qu'il a recueillies, tandis qu'en même temps il sait maîtriser celles-ci pour les approprier à son but et leur faire recevoir et exprimer le vrai en soi d'une manière parfaite. Dans ce travail intellectuel qui consiste à façonner et à fondre ensemble l'élément rationnel et la forme sensible, l'artiste doit appeler à son aide à la fois une raison active et fortement éveillée et une sensibilité vive et profonde. C'est donc une erreur grossière de croire que des poèmes comme ceux d'Homère se sont formés comme un rêve pendant le sommeil du poète. Sans la réflexion qui sait distinguer, séparer, faire un choix, l'artiste est incapable de maîtriser le sujet qu'il veut mettre en oeuvre, et il est ridicule de s'imaginer que le véritable artiste ne sait pas ce qu'il fait. 

    Hegel, Introduction à l'Esthétique (1829)

    Photo : Pexels - Isabella Mariana

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  • Hegel : "L'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature"

    D'une façon générale, il faut dire que l'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu'il ressemble à un ver qui s'efforce en rampant d'imiter un éléphant. Dans ces reproductions toujours plus ou moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que puisse se proposer l'homme, c'est le plaisir de créer quelque chose qui ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à l'ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on a dit spirituellement qu'ils sont ressemblant à vous donner la nausée. Kant donne un autre exemple de ce plaisir qu'on prend aux imitations : qu'un homme imite les trilles du rossignol à la perfection comme cela arrive parfois, et nous en avons vite assez; dès que nous découvrons que l'homme en est l'auteur, le chant nous paraît fastidieux; à ce moment nous n'y voyons qu'un artifice, nous ne le tenons ni pour une oeuvre d'art, ni pour une libre production de la nature.

    Hegel, Introduction à l'Esthétique (1829)

    Photo : Pexels - Brett Sayles

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  • Nietzsche : "La conscience n'est qu'un réseau de communications entre hommes"

    nietzschelegaisavoir.jpgLa conscience n'est qu'un réseau de communications entre hommes ; c'est en cette seule qualité qu'elle a été forcée de se développer : l'homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s'en passer. Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent - du moins en partie - à la surface de notre conscience, c'est le résultat d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme, le plus menacé des animaux : il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible ; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu'il eût une « conscience », qu'il « sût » lui-même ce qui lui manquait, qu'il « sût » ce qu'il sentait, qu'il « sût » ce qu'il pensait. Car comme toute créature vivante, l'homme pense constamment, mais il l'ignore. La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu'il pense : car il n'y a que cette pensée qui s'exprime en paroles, c'est-à-dire en signes d'échanges , ce qui révèle l'origine même de la conscience.

    Friedrich Nietzsche, Le gai Savoir (1882)

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  • Epicure : Naie pas peur de la mort

    Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n'est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d'une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l'immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n'y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre non pas parce qu'elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu'à est douloureux de l'attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l'attente d'une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

    Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort, n'est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus.

    Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l'appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n'a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à ne plus vivre.

    Épicure, Lettre à Ménécée (IV s. av J.V.)

    Photo : Pexels - Korhan Erdol

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  • Kant : La peur de la mort

    La mort, nul n'en peut faire l'expérience par elle-même (car faire une expérience relève de la vie), mais on ne peut que la percevoir chez les autres. Est-elle douloureuse? Le râle ou les convulsions des mourants ne permettent pas d'en juger; ils paraissent plutôt une simple réaction mécanique de la force vitale et peut-être la douce impression de ce passage graduel qui libère tout la mal. La peur de la mort est naturelle à tous les hommes, et fût-ce au plus sage, n'est pas un frémissement d'horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement Montaigne*, devant la pensée d'avoir péri (d'être mort); cette pensée, le candidat au suicide s'imagine l'avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n'est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l'obscurité de la tombe ou n'importe où ailleurs. L'illusion ici n'est pas à supprimer, car elle réside dans la nature de la pensée, en tant que parole qu'on adresse à soi-même et sur soi-même. La pensée que «je ne sois pas» ne peut absolument pas exister; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas.

    Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1789)

    Photo : Pexels - Joanne Adela Low

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  • Machiavel : Un prince doit-il être craint ?

    81lUcdWpIkL.jpgUn prince doit évidemment désirer la réputation de clémence, mais il doit prendre garde à l'usage qu'il en fait. César Borgia passa pour cruel, mais c'est à sa cruauté qu'il dut l'avantage de réunir la Romagne à ses États, et de rétablir dans cette province la paix et la tranquillité dont elle était privée depuis longtemps. Et, tout bien considéré, on avouera que ce prince fut plus humain que le peuple de Florence qui, pour éviter de paraître cruel, laissa détruire Pistoia.

    Quand il s'agit de contenir ses sujets dans le devoir, on ne doit pas se mettre en peine du reproche de cruauté. D'autant qu'à la fin, le prince se trouvera avoir été plus humain en faisant un petit nombre d'exemples nécessaires que ceux qui, par trop d'indulgence, encouragent les désordres et provoquent finalement le meurtre et le brigandage ; car ces tumultes bouleversent l'État au lieu que les peines infligées par le prince ne portent que sur quelques particuliers... 

    Il ne faut cependant pas qu'un prince ait peur de son ombre, et écoute trop facilement les rapports effrayants qu'on lui fait. Il doit au contraire être lent à croire et à agir en mêlant la douceur à la prudence ; il y a un milieu entre une folle sécurité et une défiance déraisonnable.

    On a demandé s'il valait mieux être aimé que craint, ou craint qu'aimé ?

    Je crois qu'il faut de l'un et de l'autre. Mais comme ce n'est pas chose aisée que de réunir les deux quand on est réduit à un seul de ces deux moyens, je crois qu'il est plus sûr d'être craint que d'être aimé. Les hommes, il faut le dire, sont généralement ingrats, changeants, dissimulés, timides et âpres au gain ; tant qu'on leur fait du bien, ils sont tout entier à vous ; ils vous offrent leurs biens, leur sang, leur vie et jusqu'à leurs propres enfants, comme je l'ai déjà dit, lorsque l'occasion est éloignée, mais si elle se présente, ils se révoltent contre vous. Et le prince qui, faisant fond sur de si belles paroles, néglige de se mettre en garde contre les évènements, courre risque de périr parce que les amis qu'on se fait à prix d'argent, et non par les qualités de l'esprit et de l'âme sont rarement à l'épreuve des revers de la fortune, et vous abandonnent dès que vous avez besoin d'eux.

    Les hommes en général sont plus portés à ménager celui qui se fait craindre que celui qui se fait aimer. La raison en est que l'amitié étant un lien simplement moral de reconnaissance ne peut tenir contre les calculs de l'intérêt, au lieu que la crainte a pour base un châtiment dont l'idée reste toujours vivante.

    Cependant le prince doit se faire craindre de telle sorte que s'il n'est pas aimé, du moins, il ne soit pas haï. Or il suffit, pour ne point se faire haïr, de respecter les propriétés de ses sujets et l'honneur de leurs femmes. Et s'il se trouve dans la nécessité de faire punir de mort, il doit en exposer les motifs et surtout ne pas toucher aux biens des condamnés, car les hommes, il faut l'avouer, oublient plutôt la mort de leurs parents que la perte de leur patrimoine. D'ailleurs, il se présente tant de tentations de s'emparer des biens, lorsqu'une fois on a commencé à vivre de rapines, au lieu que les occasions de répandre le sang sont rares et manquent plutôt.

    Mais lorsque le prince est à la tête de son armée, et qu'il a à commander à une multitude de soldats, il doit se mettre peu en peine de passer pour cruel, parce que cette réputation lui est utile pour maintenir ses troupes dans l'obéissance et pour prévenir toute espèce de faction.

    Machiavel, Le Prince (1532)

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  • Platon : Le Banquet

    Socrate — Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place. N'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?

    Glaucon — Assurément si.

    Socrate — Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (puisque l'accoutumance à l'obscurité demandera un certain temps), ne va-t-on pas rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils puissent le tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?

    Glaucon — Sans aucun doute.

    Socrate — Maintenant, mon cher Glaucon, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'Idée du Bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses ; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.

    Platon, La République, Livre VI ( IVe s. av. J.-C.)

    Photo : Pexels - Joel Nevius

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  • Descartes : De l'usage de la peur

    41gEbCdjfQL.jpgPour ce qui est de la peur ou de l’épouvante, je ne vois point qu’elle puisse jamais être louable ni utile ; aussi n’est-ce pas une passion particulière, c’est seulement un excès de lâcheté, d’étonnement et de crainte, lequel est toujours vicieux, ainsi que la hardiesse est un excès de courage qui est toujours bon, pourvu que la fin qu’on se propose soit bonne. Et parce que la principale cause de la peur est la surprise, il n’y a rien de meilleur pour s’en exempter que d’user de préméditation et de se préparer à tous les événements, la crainte desquels la peut causer.

    René Descartes, Les Passions de l'Âme (1649)

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  • Aristote : Le courage est le juste milieu entre la peur et l’audace

    La naissance, le développement, l'altération de nos dispositions procèdent des mêmes causes et leur restent soumises ; nos forces agissantes apparaîtront dans les mêmes conditions. N'en va-t-il pas ainsi dans des cas concrets comme celui de la vigueur physique ? Elle est le résultat d'une nourriture abondante et de l'endurance à bien des travaux pénibles, ce à quoi l'homme vigoureux est particulièrement apte. 9. Il n'en va pas autrement des vertus. Le courage de résister aux plaisirs nous rend tempérants ; quand nous le sommes devenus, nous sommes parfaitement en mesure de nous en abstenir. Le raisonnement vaut aussi pour le courage ; en nous accoutumant à mépriser la peur et en supportant les dangers, nous devenons courageux ; en cet état nous serons parfaitement en mesure de supporter les dangers redoutables.

    Aristote, Éthique à Nicomaque, II (IVe s. av. JC)

    Photo : Pexels - Andrea Piacquadio

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  • Beeckman :"La peur est mauvaise conseillère"

    Depuis des mois, la société a peur. D’un virus. D’une tempête. Et maintenant d’une attaque nucléaire. La peur est un sentiment douloureux et désagréable qui vient de l’idée qu’un malheur imminent pourrait nous causer une intense souffrance, nous explique Aristote dans la Rhétorique. Il faut dire que, depuis quelques années, les nouvelles inquiétantes ne manquent pas. Je me souviens, par exemple, que le mois de janvier devait être d’un froid sibérien. Et, après les vacances de Noël, on nous avait prédit une vague dévastatrice d’infections au Covid-19 ; même l’armée était prête à venir en renfort des hôpitaux en cas de besoin.

    Vivre en permanence dans la peur peut avoir de graves conséquences. Pour commencer, c’est très fatigant. On est dans un état d’hypervigilance qui empêche de se concentrer sur les tâches quotidiennes. On dort moins bien parce que le cerveau envoie au corps des signaux pour lui dire de rester en alerte. On se recroqueville. On est moins sûr de soi et plus méfiant. À long terme, c’est un lourd fardeau pour l’individu. Mais c’est aussi un problème de société.

    Tinneke Beeckman, "La peur est mauvaise conseillère" (2022)
    https://www.courrierinternational.com/article/la-pilule-philosophique-la-peur-est-mauvaise-conseillere

    Photo : Pexels - MART PRODUCTION

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  • Poe : Maudit chat !

    Néanmoins, l'affection du chat pour moi paraissait s'accroître en raison de mon aversion contre lui. Il suivait mes pas avec une opiniâtreté qu'il serait difficile de faire comprendre au lecteur. Chaque fois que je m'asseyais, il se blottissait sous ma chaise, ou il sautait sur mes genoux, me couvrant de ses affreuses caresses. Si je me levais pour marcher, il se fourrait dans mes jambes, et me jetait presque par terre, ou bien, enfonçant ses griffes longues et aiguës dans mes habits, grimpait de cette manière jusqu'à ma poitrine. Dans ces moments-là, quoique je désirasse le tuer d'un bon coup, j'en étais empêché, en partie par le souvenir de mon premier crime, mais principalement — je dois le confesser tout de suite — par une véritable terreur de la bête.

    Cette terreur n'était pas positivement la terreur d'un mal physique, — et cependant je serais fort en peine de la définir autrement. Je suis presque honteux d'avouer, — oui, même dans cette cellule de malfaiteur, je suis presque honteux d'avouer que la terreur et l'horreur que m'inspirait l'animal avaient été accrues par une des plus parfaites chimères qu'il fût possible de concevoir. Ma femme avait appelé mon attention plus d'une fois sur le caractère de la tache blanche dont j'ai parlé, et qui constituait l'unique différence visible entre l'étrange bête et celle que j'avais tuée. Le lecteur se rappellera sans doute que cette marque, quoique grande, était primitivement indéfinie dans sa forme ; mais, lentement, par degrés, — par des degrés imperceptibles, et que ma raison s'efforça longtemps de considérer comme imaginaires, — elle avait à la longue pris une rigoureuse netteté de contours. Elle était maintenant l'image d'un objet que je frémis de nommer, — et c'était là surtout ce qui me faisait prendre le monstre en horreur et en dégoût, et m'aurait poussé à m'en délivrer, si je l'avais osé ; — c'était maintenant, dis-je, l'image d'une hideuse, — d'une sinistre chose, — l'image du gibet ! — oh ! lugubre et terrible machine ! machine d'horreur et de crime, — d'agonie et de mort !

    Edgar Allan Poe, Le chat noir (1843)

    Photo : Pexels - Julissa Helmuth

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  • Maupassant : La peur (2)

    Pochette-3754large.jpgOn remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n’avait pas un frisson sur toute sa surface, qu’une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d’étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l’eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue par l’hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés qu’on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.

    Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l’œil tourné vers l’Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.

    — Oui, j’ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.

    Alors un grand homme à figure brûlée, à l’aspect grave, un de ces hommes qu’on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont l’œil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages étranges qu’il a vus ; un de ces hommes qu’on devine trempés dans le courage, parla pour la première fois :

    — Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n’en crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez éprouvée. Un homme énergique n’a jamais peur en face du danger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais, la peur, c’est autre chose.

    Le commandant reprit en riant :

    — Fichtre ! je vous réponds bien que j’ai eu peur, moi.

    Guy de Maupassant, La Peur (1882)

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  • Guilloré : Perdue sur Mayabora

    21404255.jpgCe jour-là, on était au bout du monde, tellement loin de mes copains et de mes copines que j’avais envie de pleurer. J’étais assise tout à fait à l’avant. Papa et maman dormaient à l’intérieur. C’est le pilote automatique qui conduisait. Je serrais Arthur le tigre, contre moi. Soudain, il a fait noir. Le ciel s’est rempli de vilains nuages si bas qu’on pouvait presque les toucher. La mer s’est mise à vouloir rejoindre le ciel, en faisant monter vers lui des vagues hautes comme des maisons. Papa et maman sont sortis sur le pont et j’ai compris à leurs visages que cet orage n’était pas un orage comme les autres.

    - Une tempête ! a dit maman.

    - Héloïse ! m’a crié papa. Pourquoi tu ne nous as pas prévenus ? Rentre dans ta cabine, vite !

    J’ai mis Arthur dans mon tee-shirt et j’ai couru vers l’arrière. A cet instant, le vent a tourné. Le bateau s’est penché comme s’il allait chavirer. C’est alors que j’ai vu la vague. Elle venait sur nous par le côté à toute vitesse, et elle faisait le bruit d’un avion
    à réaction qui décolle. Ça n’était pas une simple vague, c’était une montagne qui nous cachait, et qui allait s’écrouler sur nos têtes. J’ai crié :

    - Attention !!!!

    Alors, il y a eu un choc terrible comme une fin du monde pour nous tout seuls. La vague a éclaté sur le pont. Elle nous a recouverts, aplatis, chahutés, comme du linge dans une machine à laver. Et puis elle en a eu assez de nous embêter et elle a continué son chemin. Le bateau s’est redressé courageusement.

    Jean Guilloré, Perdue sur Mayabora (1994)

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  • Nathalie Sarraute : "Si tu le touches, tu meurs"

    sarraute.jpgNous nous promenons je ne sais où à la campagne, maman avance doucement au bras de Kolia. Je reste en arrière plantée devant le poteau de bois.  "Si tu le touches, tu meurs", maman a dit ça. J’ai envie de le toucher, je veux savoir, j’ai très peur, je veux voir comment ça fera, j’étends la main, je touche avec mon doigt le bois du poteau électrique… et aussitôt ça y est, ça m’est arrivé, maman le savait, maman sait tout, c’est sûr, je suis morte, je cours derrière eux en hurlant. Je cache ma tête dans les jupes de maman, je crie de toutes mes forces : je suis morte… ils ne le savent pas, je suis morte. Mais qu’est-ce que tu as ? Je suis morte, morte, morte, morte, j’ai touché le poteau, voilà, ça y est, la chose horrible, la plus horrible qui soit était dans ce poteau, je l’ai touché et elle est passée en moi, elle est en moi, je me roule par terre pour qu’elle sorte, je sanglote, je hurle, je suis morte. Ils me soulèvent dans leurs bras, ils me secouent, ils m’embrassent. Mais non, mais tu n’as rien. J’ai touché le poteau, maman l’a dit. Elle rit, ils rient tous les deux et cela m’apaise.

    Nathalie Sarraut, Enfance (1983)

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  • Sartre : L'angoisse

    existentialismesartre.jpgCeci nous permet de comprendre ce que recouvrent des mots un peu grandiloquents comme angoisse, délaissement, désespoir. Comme vous allez voir, c'est extrêmement simple. D'abord, qu'entend-on par angoisse ? L'existentialiste déclare volontiers que l'homme est angoisse. Cela signifie ceci : l'homme qui s'engage et qui se rend compte qu'il est non seulement celui qu'il choisit d'être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l'humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité. Certes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu'ils se masquent leur angoisse, qu'ils la fuient ; certainement, beaucoup de gens croient en agissant n'engager qu'eux-mêmes, et lorsqu'on leur dit : « mais si tout le monde faisait comme ça ? » ils haussent les épaules et répondent : « tout le monde ne fait pas comme ça. » Mais en vérité, on doit toujours se demander : qu'arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? Et on n'échappe à cette pensée inquiétante que par une sorte de mauvaise foi. Celui qui ment et qui s'excuse en déclarant : tout le monde ne fait pas comme ça, est quelqu'un qui est mal à l'aise avec sa conscience, car le fait de mentir implique une valeur universelle attribuée au mensonge. Même lorsqu'elle se masque l'angoisse apparaît. C'est cette angoisse que Kierkegaard appelait l'angoisse d'Abraham.

    Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un  Humanisme (1946)

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  • Pascal : La peur de la religion

    Les hommes ont mépris pour la religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect.

    La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie.

    Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme.

    Aimable parce qu’elle promet le vrai bien.

    Blaise Pascal, Pensées, Fragment 12 (+1662)

    Photo : Pexels - Hamilton Sousa

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  • Poincaré : La peur de la vérité

    Il ne faut pas avoir peur de la vérité parce qu'elle seule est belle.

    Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d'abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu'on appelle la justice n'est qu'un des aspects. Il semble que j'abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n'ont rien de commun ; que la vérité scientifique lui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent.

    Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l'une ne peuvent pas ne pas aimer l'autre. Pour trouver l'une, comme pour trouver l'autre, il faut s'efforcer d'affranchir complètement son âme du préjugé et de là i1 faut atteindre à l'absolue sincérité. Ces deux vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie; l'une et l'autre, dès qu'on l'a aperçue, brille du même éclat, de sorte qu'il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées ; quand on croit les avoir atteintes, on voit qu'il faut chercher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos.

    Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l'une, auront peur aussi de l'autre ; car ce sont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. En un mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter.

    Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique.

    Henri Poincaré, La Valeur de la Science (1905)

    Photo : Pexels - Rene Asmussen

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  • Poincaré : Il ne faut pas avoir peur de la vérité

    Il ne faut pas avoir peur de la vérité parce qu'elle seule est belle.

    Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d'abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu'on appelle la justice n'est qu'un des aspects. Il semble que j'abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n'ont rien de commun ; que la vérité scientifique lui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent.

    Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l'une ne peuvent pas ne pas aimer l'autre. Pour trouver l'une, comme pour trouver l'autre, il faut s'efforcer d'affranchir complètement son âme du préjugé et de là i1 faut atteindre à l'absolue sincérité. Ces deux vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie; l'une et l'autre, dès qu'on l'a aperçue, brille du même éclat, de sorte qu'il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées ; quand on croit les avoir atteintes, on voit qu'il faut chercher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos.

    Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l'une, auront peur aussi de l'autre ; car ce sont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. En un mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter.

    Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique."

    Henri Poincaré, La Valeur de la Science (1905)

    Photo : Pexels - Kat Smith

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  • Montaigne : La peur

    Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu’il en soit, c’est une étrange affection, et les médecins disent qu’il n’en est aucune qui fasse plus dérailler notre jugement. Et c’est vrai que j’ai vu des gens devenus fous de peur : même pour le plus rassis, il est certain que pendant les accès, elle engendre de terribles mirages. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaître tantôt les ancêtres sortis du tombeau et enveloppés dans leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des monstres. Mais parmi les soldats eux-mêmes, chez qui elle devrait avoir moins d’importance, combien de fois n’a-t-elle pas changé un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers ? des roseaux et des bambous en gendarmes et en lanciers ? Nos amis en ennemis ? Et la croix blanche en rouge ?

    Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était préposé à la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi à la première alarme, qu’il se jeta hors de la place, l’enseigne au poing, par une brèche dans les murs, droit sur l’ennemi, pensant au contraire se réfugier à l’intérieur. Et ce n’est qu’en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tête, croyant d’abord qu’il s’agissait d’une sortie que faisaient ceux de la ville, qu’il comprit enfin son erreur, et faisant volte-face, rentra par le trou d’où il était sorti ayant fait plus de trois cents pas à découvert.

    Les choses ne tournèrent pas aussi bien pour l’enseigne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Car il était si éperdu de frayeur qu’il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtrière, et qu’il fut mis en pièces par les assaillants. Et pendant le même siège, on se souvient de la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentilhomme qu’il en tomba raide mort à terre, près d’une brèche, sans avoir reçu aucune blessure.

    Une semblable folie saisit parfois toute une multitude. Lors d’une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l’effroi, deux routes opposées : l’une fuyait de l’endroit d’où l’autre partait.

    Tantôt la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantôt elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire à propos de l’Empereur Théophile : lors d’une bataille qu’il perdit contre les Agarènes, il fut tellement frappé de stupeur et figé sur place qu’il ne pouvait se décider à fuir : « Tant la peur s’effraie même des secours »[69] jusqu’à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l’ayant agrippé et secoué, comme pour l’éveiller d’un profond sommeil, lui dit : "Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutôt que de perdre l’Empire en étant fait prisonnier."

    La peur atteint son paroxysme, quand elle nous vient nous rendre le courage qu’elle a enlevé à notre devoir et à notre honneur. Lors de la première vraie bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d’au moins dix mille hommes de pied, prise d’épouvante, ne trouvant rien d’autre pour donner passage à sa lâcheté, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu’elle enfonça par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du même prix qu’elle eût payé une glorieuse victoire. La peur est de quoi j’ai le plus peur !

    C’est qu’elle dépasse en âpreté toutes les autres épreuves.

    Quelle émotion pourrait-elle être plus rude et plus juste que celle des amis de Pompée, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre ?

    Et cependant, la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à s’approcher d’eux, l’étouffa, d’une façon qui a été remarquée : ils ne se préoccupèrent alors que d’exhorter les mariniers à se presser, et de s’échapper à force de rames. Jusqu’au moment où, arrivés à Tyr, et libérés de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu’ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes, que cette émotion plus forte avait un moment suspendues.

    "Alors la peur m’arrache du cœur toute espèce de sagesse." [Ennius, in Cicéron, Tusculanes, IV, VII]

    À la guerre, ceux qui ont été bien éprouvés dans quelque bataille, on les ramène pourtant le lendemain au combat, encore blessés et ensanglantés. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez même pas regarder en face ! Ceux qui sont terrorisés à l’idée de perdre leurs biens, d’être exilés ou réduits en esclavage, vivent dans une continuelle angoisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, le serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et l’exemple de tous les gens qui, ne pouvant plus supporter d’être transpercés par la peur, se sont pendus, noyés ou précipités par terre nous montre bien qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-même.

    Les Grecs identifiaient une autre espèce de peur, qui ne relevait pas d’une erreur de jugement, disaient-ils, qui n’avait pas de cause apparente, mais était due à une impulsion d’origine divine. Des peuples entiers et des armées entières en étaient saisis. Comme ce fut le cas à Carthage, où elle produisit une extrême désolation. On n’y entendait que des cris d’effroi. On y voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l’appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s’entre-tuer, comme si des ennemis étaient venus parmi eux s’emparer de leur ville. Tout ne fut que désordre et tumulte jusqu’au moment où, par des prières et des sacrifices, la colère des Dieux se trouva apaisée. On appelait cela "terreur panique".

    Montaigne, Essais (1595)

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