Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes et livres - Page 9

  • Spinoza : Le désir ne veut rien

    L'essence de l'âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates; par suite, elle s'efforce de persévérer dans son être en tant qu'elle a les unes et aussi en tant qu'elle a les autres ; et cela pour une durée indéfinie. Puisque, d'ailleurs, l'âme, par les idées des affections du corps, a nécessairement conscience d'elle-même, elle a conscience de son effort.

    Cet effort, quand il se rapporte à l'âme seule, est appelé volonté; mais, quand il se rapporte à la fois à l'âme et au corps, il est appelé appétit; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation; et l'homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n'y a aucune différence entre l'appétit et le désir, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits, et peut, pour cette raison se définir ainsi: le désir est l'appétit avec la conscience de lui-même. Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons pas ou ne tendons pas vers elle par appétit ou par désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne; c'est l'inverse : nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir.

    Baruch Spinoza, Ethique, prop. IX, scolie (1675)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [94] "Sait-on ce que l'on désire?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Aristote : Le désir veut le plaisir

    Le fait que tous les êtres, bêtes et hommes, poursuivent le plaisir est un signe que le plaisir est en quelque façon le Bien Suprême : Nulle rumeur ne meurt tout entière, que tant de gens Mais comme ce n’est ni la même nature, ni la même disposition qui est la meilleure pour tout le monde, ou qui du moins apparaît telle à chacun, tous les hommes ne poursuivent pas non plus le même plaisir, bien que tous poursuivent le plaisir. Peut-être aussi poursuivent-ils non pas le plaisir qu’ils s’imaginent ou qu’ils voudraient dire qu’ils recherchent, mais un plaisir le même pour tous, car tous les êtres ont naturellement en eux quelque chose de divin. Mais les plaisirs corporels ont accaparé l’héritage du nom de plaisir, parce que c’est vers eux que nous dirigeons le plus fréquemment notre course et qu’ils sont le partage de tout le monde ; et ainsi, du fait qu’ils sont les seuls qui nous soient familiers, nous croyons que ce sont les seuls qui existent.

    Il est manifeste aussi que si le plaisir, autrement dit l’activité, n’est pas un bien, la vie de l’homme heureux ne sera pas une vie agréable : pour quelle fin aurait-il besoin du plaisir si le plaisir n’est pas un bien ? Au contraire sa vie peut même être chargée de peine : car la peine n’est ni un bien ni un mal, si le plaisir n’est non plus ni l’un ni l’autre dans ces conditions pourquoi fuirait-on la peine ? Dès lors aussi la vie de l’homme vertueux ne sera pas plus agréable qu’une autre, si ses activités ne le sont pas non plus davantage. Au sujet des plaisirs du corps il faut examiner la doctrine de ceux qui disent qu’assurément certains plaisirs sont hautement désirables, par exemple les plaisirs nobles, mais qu’il n’en est pas ainsi des plaisirs corporels et de ceux qui sont le domaine de l’homme déréglé. S’il en est ainsi, pourquoi les peines contraires sont-elles mauvaises ? Car le contraire d’un mal est un bien. Ne serait-ce pas que les plaisirs qui sont nécessaires sont bons au sens où ce qui n’est pas mauvais est bon ? Ou encore que ces plaisirs sont bons jusqu’à un certain point ? En effet, si dans les dispositions et les mouvements qui n’ad mettent pas d’excès du mieux il n’y a pas non plus d’excès possible du plaisir correspondant, dans les états admettant au contraire cette sorte d’excès il y aura aussi excès du plaisir. Or, les biens du corps admettent l’excès, et c’est la poursuite de cet excès qui rend l’homme pervers, et non pas celle des plaisirs nécessaires : car si tous les hommes jouissent d’une façon quelconque des mets, des vins et des plaisirs sexuels, tous n’en jouissent pas dans la mesure qu’il faut. 

    Aristote, Ethique à Nicomaque (IV s. av. JC)

    Photo : Pexels - Victoria Aakvarel

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [94] "Sait-on ce que l'on désire?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Madame de La Fayette : La Princesse de Clèves

    81NNH-z6yXL.jpgIl parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. 

    Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1878)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [94] "Sait-on ce que l'on désire?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Tolkien : Bilbo le Hobbit

    9782013973014-T.jpgJe le crois aisément – dans ces parages ! Nous sommes des gens simples et tranquilles, et nous n’avons que faire d’aventures. Ce ne sont que de vilaines choses, des sources d’ennuis et de désagréments ! Elles vous mettent en retard pour le dîner ! Je ne vois vraiment pas le plaisir que l’on peut y trouver » dit notre M. Baggins – et il passa un pouce sous ses bretelles, tout en émettant un nouveau rond de fumée encore plus grand que le précédent.

    JRR Tolkien, Le Hobbit (1937)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Stevenson : Voyage avec un âne dans les Cévennes

    9782081412064.jpgLe monde extérieur de qui nous nous défendons dans nos demeures semblait somme toute un endroit délicieusement habitable. Chaque nuit, un lit y était préparé, eût-on dit, pour attendre l'homme dans les champs où Dieu tient maison ouverte. Je songeais que j'avais redécouvert une de ces vérités qui sont révélées aux sauvages et qui se dérobent aux économistes. Du moins, avais-je découvert pour moi une volupté nouvelle. Et pourtant, alors même que je m'exaltais dans ma solitude, je pris conscience d'un manque singulier. Je souhaitais une compagne qui s'allongerait près de moi au clair des étoiles, silencieuse et immobile, mais dont la main ne cesserait de toucher la mienne. Car il existe une camaraderie plus reposante même que la solitude et qui, bien comprise, est la solitude portée à son point de perfection. Et vivre à la belle étoile avec la femme que l'on aime est de toutes les vies la plus totale et la plus libre.

    Robert Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les Cévennes (1879)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Kerouac : Sur la Route

    Kerouac.jpgJe pris le car à Washington. Une fois là, je perdis du temps à me balader ; je me détournai de mon chemin pour visiter les Monts Bleus, entendis l'oiseau de Shenandoah et visitai le tombeau de Stonewall Jackson ; au crépuscule, me voici en train de cracher dans la rivière Kanawha puis c'est la nuit folklorique de Charleston, en Virginie de l'Ouest ; à minuit, Ashland, au Kentucky, et une fille charmante sous la marquise d'un cinéma fermé. L'obscur et mystérieux Ohio et Cincinnati à l'aube. Puis de nouveau les champs de l'Indiana et Saint-Louis, comme toujours au milieu de ses grands nuages vallonnés de l'après-midi. Les galets boueux et les troncs d'arbres du Montana, les vapeurs démolis, les vestiges antiques ; les herbages et les filins le long du fleuve. Le poème incessant. De nuit, le Missouri, les champs du Kansas, les vaches nocturnes du Kansas dans de mystérieux espaces, des villes de boîtes de biscuits avec une mer au bout de chaque rue ; l'aube à Abilene. Les herbages du Kansas de l'Est cèdent la place aux prairies du Kansas de l'Ouest qui gravissent les pentes de la nuit occidentale.

    Jack Kerouac, Sur la Route (1957)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Madame de Staël : Voyager et découvrir

    Delphine.jpgCertainement votre destinée n’est pas plus malheureuse en elle-même parce que le ciel est sombre, les auberges noires, la terre couverte de neige, et parce que vous ne rencontrez que des visages inconnus dans un pays où vous arrivez pour la première fois, cependant, ces circonstances excitent au fond du cœur toutes les pensées tristes, et comme la vie humaine est sombre en elle-même, du moment que la distraction a cessé, du moment surtout que la nature voile toutes ses merveilles, obscurcit son langage, il semble que le Créateur se retire de vous. Non, je ne vivrai jamais dans le Nord ; mon âme n’a plus assez de jeunesse pour se passer du soleil. Si l’on est mécontent des hommes, les regards ne rencontrent dans la campagne que des brouillards ténébreux. Où trouver dans un tel pays l’image de l’espérance.

    Madame de Staël, Delphine (1802)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 1 commentaire Pin it!
  • Madame de Staël : Voyager en solitaire

    Le sentiment d’isolement que fait éprouver cette situation, ce sentiment pénible, quand on est seul, est précisément ce qui rend les jouissances de l’affection plus délicieuses. Vous ne connaissez personne, personne ne vous connaît ; vous traversez des pays nouveaux, votre curiosité est agréablement satisfaite, mais rien ne vous distrait de l’idée profonde qui remplit votre cœur ; vous aimez à sentir à chaque instant la différence de cet univers étranger qui passe devant vos yeux, avec cet être cher, si intime, que vous avez près de vous, et qu’aucune affaire, aucune relation de société ne vous enlèvera, même pour un moment.

    Madame de Stael, Delphine (1802)

    Photo : Jure Širić

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Claude Lévi-Strauss : Tristes Tropiques

    tristestropiques.jpgOn conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l'espace. C'est peu. Un voyage s'inscrit simultanément dans l'espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale. Chaque impression n'est définissable qu'en la rapportant solidairement à ces trois axes, et comme l'espace possède à lui seul trois dimensions, il en faudrait au moins cinq pour se faire du voyage une représentation adéquate. Je l'éprouve tout de suite en débarquant au Brésil. Sans doute suis-je de l'autre côté de l'Atlantique et de l'équateur, et tout près du tropique. Bien des choses me l'attestent : cette chaleur tranquille et humide qui affranchit mon corps de l'habituel poids de la laine et supprime l'opposition (que je découvre rétrospectivement comme une des constantes de ma civilisation) entre la maison et la rue ; d'ailleurs, j'apprendrai vite que c'est seulement pour en introduire une autre, entre l'homme et la brousse, que mes paysages intégralement humanisés ne comportaient pas ; il y a aussi les palmiers, des fleurs nouvelles, et, à la devanture des cafés, ces amas de noix de coco vertes où l'on aspire, après les avoir décapitées, une eau sucrée et fraîche qui sent la cave.

      Mais j'éprouve aussi d'autres changements : j'étais pauvre et je suis riche ; d'abord parce que ma condition matérielle a changé ensuite parce que le prix des produits locaux est incroyablement bas ; cet ananas me coûterait vingt sous, ce régime de bananes deux francs, ces poulets qu'un boutiquier italien fait rôtir à la broche, quatre francs. On dirait le Palais de Dame Tartine. Enfin, l'état de disponibilité qu'instaure une escale, chance gratuitement offerte mais qui s'accompagne du sentiment de la contrainte d'en profiter, crée une attitude ambiguë propice à la suspension des contrôles les plus habituels et à la libération presque rituelle de la prodigalité. Sans doute le voyage peut-il agir de façon diamétralement opposée, j'en ai fait l'expérience quand je suis arrivé sans argent à New York après l'armistice ; mais, qu'il s'agisse en plus ou en moins, dans le sens d'une amélioration de la condition matérielle ou dans celui de sa détérioration, il faudrait un miracle pour que le voyage ne correspondît sous ce rapport à aucun changement. En même temps qu'il transporte à des milliers de kilomètres, le voyage fait gravir ou descendre quelques degrés dans l'échelle des statuts. Il déplace, mais aussi il déclasse – pour le meilleur et pour le pire – et la couleur et la saveur des lieux ne peuvent être dissociées du rang toujours imprévu où il vous installe pour les goûter.
      Il y eut un temps où le voyage confrontait le voyageur à des civilisations radicalement différentes de la sienne et qui s'imposaient d'abord par leur étrangeté. Voilà quelques siècles que ces occasions deviennent de plus en plus rares. Que ce soit dans l'Inde ou en Amérique, le voyageur moderne est moins surpris qu'il ne reconnaît. En choisissant des objectifs et des itinéraires, on se donne surtout la liberté de préférer telle date de pénétration, tel rythme d'envahissement de la civilisation mécanique à tels autres. La quête de l'exotisme se ramène à la collection d'états anticipés ou retardés d'un développement familier. Le voyageur devient un antiquaire, contraint par le manque d'objets à délaisser sa galerie d'art nègre pour se rabattre sur des souvenirs vieillots, marchandés au cours de ses promenades au marché aux puces de la terre habitée.

    Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955) 

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Saint-Exupéry : Vol de Nuit

    237_6.jpgIl aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalité extérieur. Mais il y a une fatalité intérieure: vient une minute où l'on se découvre vulnérable; alors les fautes vous attirent comme un vertige.

    C'est à cette minute que luirent sur sa tête, dans une déchirure de la tempête, comme un appât mortel au fond d'une nasse, quelques étoiles. Il jugea bien que c'était un piège: on voit trois étoiles dans un trou, on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste là à mordre les étoiles.

    Mais sa faim de lumière était telle qu'il monta.

    Saint-Exupéry, Vol de Nuit (1931)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Rimbaud : "Sensation"

    Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
    Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
    Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
    Je laisserai le vent baigner ma tête nue

    Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
    Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
    Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
    Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

    Rimbaud, "Sensation" (1870)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [93] "A quoi bon voyager?" - AME Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Alena Mornstajnova, Hana

    Lorsque mes parents et mes frère et sœur s'en sont allés dans l'autre monde en oubliant de m'emmener avec eux, j'étais encore trop petite pour poser des questions, et le mystère que cachaient le chagrin et la bizarrerie de tante Hana ne s'est révélé à moi que lentement, progressivement, au cours de ces années de vie commune, comme le fond d'une rivière asséchée.

    "Sans eux, tu ne serais pas là", avait coutume de dire ma mère sur un ton de reproche tandis que j'attendais, l'air ennuyé, qu'elle ait fini de nettoyer les tombes au cimetière et de raconter les dernières nouvelles aux défunts. Mais si j'avais alors fait un peu plus attention et si j'avais posé quelques questions sur les destinées que recouvraient les noms gravés en lettres dorées sur les pierres tombales, il me serait beaucoup plus facile, à présent, de recomposer à l'aide de milliers de souvenirs fragmentaires les événements ayant précédé ma naissance.

    Alena Mornstajnova, Hana, éd. Bleu et Jaune (2022)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Sartre : Ma responsabilité

    81tN65jFHVL.jpgSi les gens nous reprochent nos œuvres romanesques dans lesquelles nous décrivons des êtres veules, faibles, lâches et quelquefois même franchement mauvais ce n'est pas uniquement parce que ces êtres sont veules, faibles, lâches ou mauvais : car si, comme Zola, nous déclarions qu'ils sont ainsi à cause de l'hérédité, à cause de l'action du milieu, de la société, à cause d'un déterminisme organique ou psychologique, les gens seraient rassurés, ils diraient: voilà, nous sommes comme ça, personne ne peut rien y faire; mais l'existentialiste, lorsqu'il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il n'est pas comme ça parce qu'il a un cœur, un poumon ou un cerveau lâche, il n'est pas comme ça à partir d'une organisation physiologique mais il est comme ça parce qu'il s'est construit comme lâche par ses actes. Il n'y a pas de tempérament lâche; il y a des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, comme disent les bonnes gens, ou des tempéraments riches; mais l'homme qui a un sang pauvre n'est pas lâche pour autant, car ce qui fait la lâcheté, c'est l'acte de renoncer ou de céder, un tempérament ce n'est pas un acte ; le lâche est défini à partir de l'acte qu'il a fait. 

    Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un Humanisme (1946)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Freud : Se libérer du passé

    81LLBoMsquL.jpgLes hystériques et autres névrosés se comportent comme les deux Londoniens de notre exemple invraisemblable. Non seulement ils se souviennent d’événements douloureux passés depuis longtemps, mais ils y sont encore affectivement attachés ; ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour lui la réalité et le présent. Cette fixation de la vie mentale aux traumatismes pathogènes est un des caractères les plus importants et, pratiquement, les plus significatifs de la névrose. Vous allez sans doute, en pensant à la malade de Breuer, me faire une objection qui, certainement, est plausible. Tous les traumatismes de cette jeune fille provenaient de l’époque où elle soignait son père malade et ses symptômes ne sont que les marques du souvenir qu’elle a conservé de la maladie et de la mort de son père. Le fait de conserver si vivante la mémoire du disparu, et cela peu de temps après sa mort, n’a donc, direz-vous, rien de pathologique ; c’est au contraire un processus affectif tout à fait normal. – Je vous l’accorde volontiers : chez la malade de Breuer, cette pensée qui reste fixée aux traumatismes n’a rien d’extraordinaire. Mais, dans d’autres cas, ainsi pour ce tic que j’ai traité et dont les causes remontaient à quinze et à dix ans dans le passé, on voit nettement que cette sujétion au passé a un caractère nettement pathologique. Cette sujétion, la malade de Breuer l’aurait probablement subie aussi, si elle ne s’était pas soumise au traitement cathartique peu de temps après l’apparition de ses symptômes.

    Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la Psychanalyse (1908)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Hegel : "Instruire par l’expérience de l’histoire"

    On recommande aux gouvernants, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait pu retirer.

    Chaque époque se trouve dans des conditions si particulières, constitue une situation si individuelle que dans cette situation on doit et l’on ne peut décider que par elle : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée.

    Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent. ; il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l’actualité. L’élément qui façonne l’histoire est d’une tout autre nature que les réflexions tirées de l’histoire.

     Hegel, La Raison dans l’Histoire (1822)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Francis Eustache : "Quand on mémorise un souvenir, on encode également son contexte"

    Quand on mémorise un souvenir, on encode également son contexte : on sait où l’on est, qui nous donne l’information, le moment où se passe la scène, ce que l’on est en train de faire. À mesure que le temps passe, le souvenir évolue, devient moins précis. Dans le cas du souvenir flash, étant donné qu’il s’agit d’un souvenir qui se forme dans un contexte émotionnel intense, ledit contexte est très fortement mémorisé, y compris en cas d’une activité aussi banale que d’éplucher des légumes dans sa cuisine.

    On en vient donc naturellement et inconsciemment à se dire « si je me souviens tellement précisément qu’à ce moment je faisais quelque chose d’aussi trivial, le reste aussi doit être vrai ». On est tellement sûr de se souvenir du contexte qu’on est également certain du contenu du souvenir. Mais ce n’est pas vrai : comme les autres souvenirs, le souvenir flash a pu évoluer avec le temps. Ce qui peut mener à de faux souvenirs dont on ne veut pas démordre…

    Francis Eustache
    https://theconversation.com/comment-le-11-septembre-sest-imprime-dans-nos-memoires-167674

    Photo : Itzyphoto - Pexels

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Pépin : "Nous ne choisissons pas de nous souvenir"

    Nous ne choisissons pas de nous souvenir, pas plus que nous choisissons d’oublier. Dans « matière et mémoire », Bergson montre que notre perception fait surgir à la conscience les souvenirs utiles, rejetant dans l’oubli ceux dont nous n’avons pas besoin pour agir. Nous pouvons cependant faire des efforts pour nous souvenir, comme d’ailleurs pour oublier(…) Notre rapport au passé nous rend à la fois passifs et actifs. Il faut donc se tenir à égale distance de deux erreurs symétriques : croire que nous choisissons tout et croire que nous sommes complètement « agis » par nos souvenirs ou nos oublis. Nous vivons dans le temps, non dans le ciel des essences éternelles : c’est notre grandeur et notre limite.

    Charles Pépin

    Photo : Lucas Pezeta

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Borges : "Funes ou la Mémoire"

    borges.jpgLa voix de Funes continuait à parler, du fond de l’obscurité. Il me dit que vers 1886, il avait imaginé un système original de numération et qu’en très peu de jours il avait dépassé le nombre vingt-quatre mille. Il ne l’avait pas écrit, car ce qu’il avait pensé une seule fois ne pouvait plus s’effacer de sa mémoire. Il fut d’abord, je crois, conduit à cette recherche par le mécontentement que lui procura le fait que les Trente-Trois Orientaux exigeaient deux signes, et trois mots, au lieu d’un seul mot et d’un seul signe. Il appliqua ensuite ce principe extravagant aux autres nombres. Au lieu de sept mille treize, il disait (par exemple), Maxime Pérez; au lieu de sept mille quatorze, Le chemin de fer ; d’autres nombres étaient Luis Melain Lafinur, Olimar, soufre, le bât, la baleine, le gaz, la chaudière, Napoléon, Augustin de Vedia. Au lieu de cinq cents il disait neuf. Chaque mot avait un signe particulier, une sorte de marque ; les derniers étaient très compliqués… J’essayai de lui expliquer que cette rhapsodie de mots décousus était précisément le contraire d’un système de numération. Je lui dis que dire 365 c’était dire trois centaines, six dizaines, cinq unités : analyse qui n’existe pas dans les "nombres" Le Nègre Timothée ou couverture de chair. Funes ne me  omprit pas ou ne voulut pas me comprendre.

    Locke, au XVIIe siècle postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche eût un nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. Il décida de réduire chacune de ses journées passées à quelque  soixante-dix mille souvenirs, qu’il définirait ensuite par des chiffres. Il en fut dissuadé par deux considérations : la conscience que la besogne était interminable, la conscience qu’elle était inutile. Il pensa qu’à l’heure de sa mort il n’aurait pas fini de classer tous ses souvenirs d’enfance.

    Jorge Luis Borges, Fictions (1942)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Locke : "La conscience étant constamment interrompue par l’oubli"

    C’est la conscience qui fait l’identité personnelle. Mais on voudrait savoir aussi s’il s’agit de la même sub­stance identique. Peu de gens penseraient avoir de motif pour en douter si ces perceptions, avec leur conscience, restaient toujours présentes dans l’esprit, par où la même chose pen­sante serait toujours consciemment présente et, du moins le penserait-on, évidemment la même pour elle-même. Mais ce qui semble faire la difficulté est ceci, que cette conscience étant constamment interrompue par l’oubli, il n’y a aucun moment de nos vies où nous puissions contempler devant nous, d’un seul coup d’œil, toute la suite de nos actions pas­sées : les meilleures mémoires elles-mêmes en perdent une partie de vue tandis qu’elles en considèrent une autre ; nous­-mêmes pendant la plus grande partie de notre vie ne réflé­chissons pas sur notre soi passé, mais nous dirigeons notre attention vers nos pensées présentes, et lorsque nous dormons profondément, nous n’avons plus aucune pensée, du moins aucune dont nous ayons cette conscience qui caractérise nos pensées de l’état de veille. C’est pourquoi je dis que, dans tous ces cas, notre conscience étant interrompue, et nous­-mêmes ayant perdu de vue notre soi passé, on peut se deman­der si nous sommes vraiment la même chose pensante, c’est-à-dire la même substance, ou non. Mais qu’il soit rationnel ou non de le supposer, cela ne change rien à l’iden­tité personnelle. La question en effet est de savoir ce qui fait la même personne, et non pas si c’est la même substance identique qui pense toujours dans la même personne, ce qui en l’occurrence n’a aucune importance. Des substances diffé­rentes peuvent être unies en une seule personne par la même conscience (lorsqu’elles y prennent part) exactement comme différents corps peuvent être réunis dans un seul animal dont l’identité est préservée par l’unité d’une même vie qui se conserve à travers le changement des substances. En effet, puisque c’est la même conscience qui fait qu’un homme est lui-même pour lui-même, l’identité personnelle ne dépend de rien d’autre, qu’elle soit rattachée à une seule substance indi­viduelle ou qu’elle se préserve à travers la succession de plu­sieurs substances. Car si un être intelligent quelconque est capable de répéter l’idée d’une action passée avec la même conscience qu’il en a eue la première fois, et la même conscience que celle qu’il a d’une action présente, dans cette mesure même il est le même soi personnel. Car c’est par la conscience qu’il a de ses pensées et actions présentes qu’il est soi pour soi-même maintenant, et qu’ainsi il restera le même soi dans l’exacte mesure où la même conscience s’étendra à des actions passées ou à venir ; et il ne serait pas plus devenu deux personnes par l’écoulement du temps ou par la substitution d’une substance à une autre qu’un homme ne devient deux hommes quand il porte aujourd’hui d’autres vêtements qu’hier, en ayant dormi plus ou moins longuement entre temps. La même conscience réunit ces actions éloi­gnées au sein de la même personne, quelles que soient les substances qui ont contribué à leur production.

    John Locke, Essai sur l’Entendement humain, Identité et Différence (1690)

    Photo : Leonardo Gonzalez - Pexels.com

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Oliver Sachs : L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau

    lhomme_qui_prenait_sa_femme_pour_un_chapeau-1090435-264-432.jpgIl faut commencer à perdre la mémoire, ne serait-ce que par bribes, pour se rendre compte que cette mémoire est ce qui fait notre vie. Une vie sans mémoire ne serait pas une vie (...) Notre mémoire est notre cohérence, notre raison, notre sentiment, et même notre action. Sans elle, nous ne sommes rien (...) (Je ne peux qu'attendre l'amnésie finale, celle qui effacera une vie entière, comme cela s'est passé pour ma mère...) (Luis Bunuel, Mon dernier soupir, Paris, R. Laffont, 1982)

    Ce passage effrayant et émouvant tiré des Mémoires de Bunuel pose des question fondamentales, qui sont de nature à la fois clinique, pratique, existentielle et philosophique : quelle sorte de vie (si l'on peut parler de vie), quelle sorte de monde, de soi, peuvent être préservés chez un homme qui a perdu une grande part de sa mémoire et, avec elle, son passé et son ancrage dans le temps ?

    Oliver Sachs, L'Homme qui prenait sa Femme pour un Chapeau (1985)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Hegel : Les leçons du passé dans l'histoire

    Hegel.jpgC'est le moment d'évoquer les réflexions morales qu'on introduit dans l'histoire.: de la connaissance de celle-ci, on croit pouvoir tirer un enseignement moral et C'est souvent en vue d'un tel bénéfice que le travail historique a été entrepris. S'il est vrai que les bons exemples élèvent l'âme, en particulier celle de la jeunesse, et devraient être utilisés pour l'éducation morale des enfants, les destinées des peuples et des Etats, leurs intérêts, leurs conditions et leurs complications constituent cependant un tout autre domaine que celui de la morale. (...)

    On recommande aux rois, aux hommes d'Etat, aux peuples de s'instruire principalement par l'expérience de l'histoire. Mais l'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. /Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation Si particulière, que c'est seulement en fonction de cette situation unique qu'il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d'aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent; il n'a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l'actualité. L'élément qui façonne l'histoire est d'une tout autre nature que les réflexions tirées de l'histoire. Nul cas ne ressemble exactement à un autre. Leur ressemblance fortuite n'autorise pas à croire que ce qui a été bien dans un cas pourrait l'être également dans un autre. Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s'adresser à l'histoire.)

    Hegel, La Raison dans l'Histoire, Introduction à la Philosophie de l'Histoire (1822)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Nietzsche : la continuelle dépendance envers le passé

    719p45arOGL.jpgConsidère le troupeau qui paît auprès de toi : il ne sait ce que c'est qu'hier ni aujourd'hui, il bondit çà et là, il bâfre, se repose, rumine, refait des bonds et ce, du matin jusqu'au soir et jour après jour, attaché serré par son plaisir et son déplaisir au pieu de l'instant, ce qui lui évite tristesse et lassitude. Cette vision est difficile à soutenir pour l'homme, car, s'il se targue de son humanité face à l'animal, il louche quand même avec envie sur son bonheur, car, ce qu'il veut à l'instar de l'animal -vivre sans tristesse ni lassitude -, lui seul le veut, et, s'il le veut, c'est en vain, puisqu'il ne le veut pas au sens de l'animal. Voici qu'un beau jour l'homme lui demanda : pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, au lieu de rester à me regarder ? L'animal aurait bien voulu répondre en disant : cela tient à ce que j'oublie toujours à l'instant même ce que je voulais dire -mais il oublia jusqu'à cette réponse, et il se tut : si bien que l'homme commença à se poser des questions.

    Mais il s'en pose tout autant sur sa propre incapacité à apprendre l'oubli, sur sa continuelle dépendance envers le passé : il a beau courir plus loin, plus vite, la chaîne court avec. C'est un sortilège : l'instant qui, en un éclair, est là et n'y est plus, qui est un rien juste avant et juste après, revient pourtant comme un spectre et dérange la quiétude de l'instant suivant. Sans cesse se détache un feuillet au rouleau du temps, il tombe et s'envole, et lui retombe brusquement sur ses genoux d'homme. L'homme dit alors " je me souviens " et envie l'animal qui oublie aussitôt et voit chaque instant vraiment mourir, sombrer dans le brouillard et la nuit et disparaître à jamais. Donc l'animal vit anhistoriquement : car il se résout dans le présent comme un nombre sans reste irrationnel, il ne sait se régler, ne dissimule rien et apparaît à chaque moment pour ce qu'il est purement et simplement, et ne peut faire autrement qu'être lui-même. Par contre, l'homme s'adosse à la charge toujours plus grande du passé : elle l'écrase ou le fait verser, elle alourdit sa marche comme un ballot invisible et sombre, qu'il peut faire semblant de nier et ne nie que trop volontiers dans le commerce de ses semblables : pour susciter leur envie.

    Nietzsche Nietzsche, Seconde considération inactuelle (1873)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Johanna Marines : "Encens"

    — Les objets et les gens de notre enfance nous semblent toujours en vie dans notre esprit. On pense qu’ils ne vieillissent pas quand ils sont loin de nous, pas vrai ? Pourtant le temps passe pour eux aussi. On croit qu’ils plongent dans un profond sommeil, qu’ils ne se réveillent qu’au moment où on entre de nouveau dans leur paysage. 

    Grace l’écoutait d’une oreille attentive.

    — C’est toujours après-coup qu’on réalise que notre esprit n’immortalise qu’une fausse image de cet ancien temps. Tout fane un jour.

    Johanna Marines, Encens (2022)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Colette : Les violettes

    Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? Non, non, tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?… Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de ton regard… Plus mauves… non, plus bleues… Cesse cette taquinerie ! Porte plutôt à tes narines le parfum invariable de ces violettes changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les années, regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance…

    Plus mauves… non, plus bleues… Je revois des prés, des bois profonds que la première poussée des bourgeons embrume d’un vert insaisissable, – des ruisseaux froids, des sources perdues, bues par le sable aussitôt que nées, des primevères de Pâques, des jeannettes jaunes au cœur safrané, et des violettes, des violettes, des violettes… Je revois une enfant silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie… Une enfant prisonnière, le jour, dans une école, et qui échangeait des jouets, des images, contre les premiers bouquets de violettes des bois, noués d’un fil de coton rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes…

    Colette, "Le Dernier Feu", Les Vrilles de la vigne (1908)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Musset : Souvenirs

    Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
    Et ces pas argentins sur le sable muet,
    Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
    Où son bras m'enlaçait.

    Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
    Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
    Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
    A bercé mes beaux jours.

    Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
    Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas.
    Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
    Ne m'attendiez-vous pas ?

    Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
    Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
    Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
    Ce voile du passé !

    Alfred de Musset, Poésies nouvelles (1850)

    Photo : Cottonbro - Pexels

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Alquié : La reconnaissance du souvenir

    Au retour du souvenir et à la tyrannie de l'habitude s'opposent la reconnaissance du souvenir comme tel, et la localisation qui prolonge et parfait cette reconnaissance. Ce n'est plus ici le passé qui s'impose au présent, c'est le présent qui rejette dans le passé une partie de lui-même. Par là, le souvenir se dépouille de l'apparence d'éternité qu'il semblait contenir, et je découvre que ce qui se donnait comme ma nature n'est en réalité que mon histoire. Le retour du souvenir était involontaire, la localisation est volontaire. Le souvenir surgissant pouvait être affectif, et nous avons vu Proust goûter ainsi la totalité de minutes anciennes. Au contraire, la localisation ne peut être qu'intellectuelle : elle est connaissance claire. Devant le retour du souvenir, j'étais passif, je constatais. La mémoire localisante est action : elle construit, elle interprète, elle affirme. Une telle mémoire est ennemie de l'éternité : sans doute ne peut-elle s'exercer qu'à partir d'une pure présence, mais elle interprète cette présence en en rejetant la source dans le passé, en posant la notion de temps, en reconstituant dans le temps pensé la suite des moments de notre vie. Grâce au temps, la conscience construit le souvenir, elle explique l'actuel par l'histoire : par là, elle sépare le présent du passé.

    Ferdinand Alquié, Le Désir d'Eternité (1943)

    Photo : Tobe Roberts - Pexels

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Damasio : L'autre moi-même

    81eSqUCjlJL.jpgIl n'est pas douteux que le cerveau enregistre les entités – ou plutôt à quoi une entité ressemble, quel bruit elle fait et comment elle agit – et les préserve pour s'en souvenir par la suite. C'est vrai également des événements. On en déduit en général que le cerveau est un instrument d'enregistrement passif, comme du celluloïd, sur lequel les caractéristiques d'un objet, une fois analysées par des détecteurs sensoriels, peuvent être fidèlement cartographiées. Si l'œil est la caméra passive et innocente, le cerveau est la pellicule passive et vierge. Or c'est là pure fiction.

    L'organisme (c'est-à-dire le corps et son cerveau) interagit avec les objets, et le cerveau réagit à cette interaction. Au lieu d'enregistrer la structure d'une entité, en réalité, le cerveau enregistre les conséquences multiples des interactions de l'organisme avec l'entité concernée. Ce que nous mémorisons de notre rencontre avec un objet donné, ce n'est pas seulement sa structure visuelle cartographiée dans les images optiques de la rétine. Il faut aussi : premièrement, les structures sensorimotrices associées à la vision de l'objet (comme les mouvements des yeux et du cou, ou ceux de tout le corps, s'il y a lieu) ; deuxièmement, la structure sensorimotrice associée au toucher et à la manipulation de l'objet (s'il y a lieu) ; troisièmement, la structure sensorimotrice résultant de l'évocation de souvenirs préalablement acquis et pertinents à l'égard de l'objet ; quatrièmement, les structures sensorimotrices liées au déclenchement des émotions et des sentiments relatifs à l'objet.

    Ce que nous appelons en temps normal le souvenir d'un objet, c'est le souvenir composite des activités sensorielles et motrices liées à l'interaction entre l'organisme et l'objet pendant un certain laps de temps. L'éventail des activités sensorimotrices varie selon la valeur de l'objet et des circonstances. Et son étendue fluctue aussi en fonction d'eux. Nos souvenirs de certains objets sont régis par notre connaissance passée d'objets comparables ou de situations similaires à celle que nous vivons. C'est pourquoi nos souvenirs sont sujets aux préjugés, au sens plein de ce terme, lesquels sont liés à notre histoire passée et à nos croyances. Une mémoire parfaitement fiable est un mythe qui ne vaut que pour des objets triviaux. L'idée selon laquelle le cerveau pourrait avoir un « souvenir de l'objet » isolé ne semble pas tenable. Il garde un souvenir de ce qui s'est passé pendant une interaction, et cette dernière comprend notre passé, ainsi que souvent celui de notre espèce biologique et de notre culture.

    Le fait que nous percevions par engagement et non par réceptivité passive est le secret qui explique l'« effet proustien » de la mémoire. C'est pourquoi nous nous souvenons souvent de contextes plutôt que de choses isolées."

    Antonio Damasio, L'Autre Moi-Même (2010)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Sarraute : L'enfance

    91ntcfKn6BL.jpgLes mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j'ai disposés, ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule... on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n'ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont...

    Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j'erre dans des lieux que je n'ai jamais habités... je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles blondes, allongé près d'une fenêtre d'où il voit les montagnes du Caucase... Il tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu'il porte à ses lèvres... Il ne pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps... Je n'ai jamais été proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d'une toque de velours rouge d'où flotte un long voile blanc... Elle est enlevée par un djiguite sanglé dans sa tunique noire... une cartouchière bombe chaque côté de sa poitrine...je m'efforce de les rattraper quand ils s'enfuient sur un coursier... « fougueux »... je lance sur lui ce mot... un mot qui me paraît avoir un drôle d'aspect, un peu inquiétant, mais tant pis... ils fuient à travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux... ils murmurent des serments d'amour.., c'est cela qu'il leur faut... elle se serre contre lui... Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu'à sa taille de guêpe...

    Je ne me sens pas très bien auprès d'eux, ils m'intimident.., mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c'est ici qu'ils doivent vivre.., dans un roman... dans mon roman, j'en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux... avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec la princesse enlevée par le djiguite... et encore avec cette vieille sorcière aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur prédit... et d'autres encore qui se présentent...

    Je me tends vers eux... je m'efforce avec mes faibles mots hésitants de m'approcher d'eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier... Mais ils sont rigides et lisses, glacés... on dirait qu'ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant... j'ai beau essayer, il n'y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent... ils sont comme ensorcelés.

    À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m'est impossible d'en sortir...

    Et voilà que ces paroles magiques... "Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l'orthographe"... rompent le charme et me délivrent.

    Nathalie Sarraute, Enfance (1983)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Alquié : les mémoires

    617D+SlYsEL.jpgIl faut (...) distinguer, en ce qu'on appelle mémoire, deux opérations bien différentes et opposées, dont l'une est passion et l'autre action spirituelle. La mémoire est ce par quoi le passé revient et ce par quoi nous le reconnaissons et le localisons. Elle comprend nos souvenirs et notre attitude vis-à-vis de nos souvenirs. Elle est ce qui conserve le souvenir et nous le présente, elle est ce par quoi nous le rapportons au passé. La mémoire suppose, à titre de matière, un retour involontaire du souvenir que nous ne pouvons expérimenter que comme passion. Mais la reconnaissance et la localisation, loin de prolonger le rappel, s'y opposent. Ici la mémoire rejette l'image présente dans le passé, la juge souvenir. Cette mémoire est action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre du jugement qui nous libère.

    La mémoire par quoi le souvenir revient est involontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants, apparaissant comme des fragments du passé, flottant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant à notre conscience qu'ils semblent hanter. "Souvenir, souvenir, que me veux-tu ?" demande Verlaine à un semblable souvenir. Il est aussi des tristesses subites, qui paraissent d’abord inexplicables par notre situation actuelle et la trame de noue vie présente, et qui, peu à peu, laissent apparaître les souvenirs qui les ont engendrées. Semblables sont les joies qui parurent à Proust lui rendre des fragments de son temps perdu. Et le retour de tout souvenir offre, à quelque degré, de tels caractères, pour évoquer volontairement un souvenir, ne faut-il pas que soit donnée quelque présence antérieure ? Comment, sans cela, saurait-on ce dont on veut se souvenir ? Au reste, le rappel du souvenir obéit si mal à notre volonté que le meilleur moyen de retrouver un souvenir qui résiste est souvent de le laisser surgir de lui-même, de se rendre passif vis-à-vis de lui. Le retour du souvenir est donc d'essence involontaire : la mémoire apparaît en ceci comme passion.

    Ferdinand Alquié, Le Désir d'Éternité (1943)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Pichon : la profondeur d'évocation du souvenir

    Tous les psychologues ont essayé de préciser les critères qui distinguent le souvenir de l'image perçue comme présente. Mais ce problème se pose différemment selon la profondeur d'évocation du souvenir, profondeur qui connaît bien des degrés. Demandons-nous seulement à la mémoire un renseignement d'ordre intellectuel, pour préciser un récit ou une argumentation, elle nous le fournit sans que nous ayons presque eu la sensation de rien évoquer de nous-mêmes. En quelle année étais-je externe à l'hôpital Lariboisière ? me demandé-je par exemple. Voyons, c'était deux ans après la mort de ma sœur, c'est-à-dire en 1911. La mort de ma sœur n'intervient là que comme équivalent de la date 1909. C'est le degré sec de l'évocation.

    Que si nous nous abandonnons à une rêverie, ou si nous sommes engagés dans une conversation intime, le souvenir redevient jusqu'à un certain point l'état passé, avec les formes, les couleurs, les sons, les odeurs et l'atmosphère sentimentale. Mais jusqu'à un certain point seulement, c'est à ce second degré d'évocation (degré émouvant) que le souvenir a ses caractères classiques d'étrangeté et de poésie, les caractères indéfinissables qui le distinguent de la perception présente.

    Mais si, nous obstinant dans notre fouille du passé, nous atteignons le troisième degré d'évocation (degré angoissant), le passé revit véritablement dans toute son intensité ; et alors apparaît, même pour un souvenir d'espèce agréable, une douleur poignante, comparable malgré son caractère passager, à l'état de deuil aigu, parce qu'elle consiste vraisemblablement dans le contraste entre la présence réelle endopsychique du passé et son irrémédiable inexistence objective.

    Édouard Pichon, Essai d'étude convergente des problèmes du temps (1931)

    Photo : Suzy Hazelwood

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 13, Documents, Textes et livres, [92] "Peut-on se libérer de son passé ?" Imprimer 0 commentaire Pin it!