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Textes et livres - Page 4

  • Pennac : "Vieille peau"

    "La peau vieillit." Cette phrase anodine a fait mouche. C'est une vieille peau, disait maman en parlant des gens qu'elle n'aimait pas (qui aimait-elle ?). Vieille peau, vieille baderne, vieux con, vieille carne, vieux schnoque, vieux débris, vieux machin, vieux croûton, vieux cochon, vieille ganache, vieux dégoûtant : les mots, la langue, les expressions toutes faites laissent entrevoir quelque difficulté à entrer dans la vieillesse d'un cœur léger. Quand y entrons-nous, d'ailleurs ? À quel moment devenons-nous vieux ?

    Daniel Pennac, Journal d'un corps (2012)

    Photo : Pexels - Pixabay

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  • S. Thomas d'Aquin : L'intellect et le corps

    51jQUS3+a2L._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgToute forme est déterminée par la nature de sa matière ; sans quoi, il n’y aurait pas besoin d’une proportion entre la matière et la forme. Mais si l’intellect s’unissait au corps comme une forme, comme tout corps a une nature déterminée, il faudrait que l’intellect aussi ait une nature déterminée. Il ne pourrait plus alors connaître toutes choses, ce qu’on a établi précédemment. Ce qui serait contre la nature même d’intellect. L’intellect n’est donc pas uni au corps comme une forme.

    Toute puissance réceptrice qui est l’acte d’un corps reçoit la forme sous un mode matériel et individuel ; car la forme est reçue selon le mode d’existence de ce qui la reçoit. Or, la forme de la réalité intellectuellement connue n’est pas reçue dans l’intelligence de la manière que l’on vient de dire, mais, au contraire, sous un mode immatériel et universel. Autrement, l’intelligence ne connaîtrait pas l’immatériel et l’universel, mais seulement le singulier, comme fait le sens. L’intellect n’est donc pas uni au corps comme une forme.

    La puissance d’agir et l’action appartiennent à une même réalité ; c’est le même être en effet qui peut agir et qui agit. Nous savons déjà e que l’activité intellectuelle n’appartient à aucun corps. La puissance intellectuelle ne sera donc pas la puissance d’un corps. Et puisque nulle puissance ne peut être plus éloignée de la matière ou plus simple que l’essence dont elle procède, l’essence même d’où sort la faculté intellectuelle ne peut être unie au corps comme une forme.

    S. Thomas d'Aquin, Somme théologique (1274)

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  • Nietzsche : Des contempteurs du corps

    C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de méthode d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps — et ainsi devenir muets.

    « Je suis corps et âme » — ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?

    Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.

    Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.

    Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.

    Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est — ce à quoi tu ne veux pas croire — ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.

    Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains.

    Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi. Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit.

    Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et domine aussi le moi.

    Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu — il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps.

    Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait pourquoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?

    Ton soi rit de ton moi et de ses cabrioles. « Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées. »

    Le soi dit au moi : « Éprouve des douleurs ! » Et le moi souffre et réfléchit à ne plus souffrir — et c’est à cette fin qu’il doit penser.

    Le soi dit au moi : « Éprouve des joies ! » Alors le moi se réjouit et songe à se réjouir souvent encore — et c’est à cette fin qu’il doit penser.

    Je veux dire un mot aux contempteurs du corps. Qu’ils méprisent, c’est ce qui fait leur estime. Qu’est-ce qui créa l’estime et le mépris et la valeur et la volonté ?

    Le soi créateur créa, pour lui-même, l’estime et le mépris, la joie et la peine. Le corps créateur créa pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté.

    Même dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourner de la vie.

    Il n’est plus capable de faire ce qu’il préférerait : — créer au-dessus de lui-même. Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.

    Mais il est trop tard pour cela : — ainsi votre soi veut disparaître, ô contempteurs du corps.

    Votre soi veut disparaître, c’est pourquoi vous êtes devenus contempteurs du corps ! Car vous ne pouvez plus créer au-dessus de vous.

    C’est pourquoi vous en voulez à la vie et à la terre. Une envie inconsciente est dans le regard louche de votre mépris.

    Je ne marche pas sur votre chemin, contempteurs du corps ! Vous n’êtes point pour moi des ponts vers le Surhumain !

    Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1872)

    Photo : Pexels - Anush Gorak

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  • De Luca : "Mon corps ne m'intéresse pas"

    CVT_Les-poissons-ne-ferment-pas-les-yeux_29.jpgJe le dis sincèrement que je n'ai pas peur de me faire mal. Ça m'est égal. Mon corps ne m'intéresse pas et il ne me plaît pas. C'est celui d'un enfant que je ne suis plus. Je le sais depuis un an, je grandis et mon corps non. Il reste en arrière. Et donc peu importe qu'il se casse.

    Erri De Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux (2013)

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  • Aristote : "Il est donc clair que l'âme n'est pas séparée du corps"

    Il est donc clair que l'âme n'est pas séparée du corps, non plus qu'aucune de ses parties, si toutefois l'âme est divisée en parties; car il peut y avoir réalité parfaite, entéléchie, même de certaines parties. Mais certes rien n'empêche que quelques autres ne soient séparées, parce que ces parties ne sont les réalités parfaites, les entéléchies d'aucun corps. Mais ce qui reste obscur encore, c'est de savoir si l'âme est la réalité parfaite, l'entéléchie du corps, comme le passager est l'âme du vaisseau.

    Tout ce qui a été dit jusqu'ici de l'âme ne doit guère être pris que comme une simple esquisse.

    Aristote, De Anima (IVe s. av. JC)

    Photo : Pexels - Rick Han

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  • Platon : Le corps, tombeau de l'âme

    Tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons; et, nous l'affirmons, ce à quoi nous aspirons, c'est le vrai. Le corps, en effet, est pour nous source de mille affairements, car il est nécessaire de le nourrir; en outre, si des maladies surviennent, elles sont autant d'obstacles à notre chasse à ce qui est. Désirs, appétits, peurs, simulacres en tout genres, futilités, il nous en remplit si bien que, comme on dit, pour de vrai et pour de bon, à cause de lui il ne nous sera jamais possible de penser, et sur rien. Prenons les guerres, les révolutions, les conflits: rien d'autre ne les suscite que le corps et ses appétits. Car toutes les guerres ont pour origine l'appropriation des richesses. Or ces richesses, c'est le corps qui nous force à les acquérir, c'est son service qui nous rend esclaves. Et c'est encore lui qui fait que nous n'avons jamais de temps libre pour la philosophie, à cause de toutes ces affaires. Mais le comble, c'est que même s'il nous laisse du temps libre et que nous nous mettons à examiner un problème, le voilà qui débarque au milieu de nos recherches; il est partout, il suscite tumulte et confusion, nous étourdissant si bien qu'à cause de lui nous sommes incapables de discerner le vrai. Pour nous, réellement, la preuve est faite: si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l'âme elle-même les choses elles-mêmes. Alors, à ce qu'il semble, nous appartiendra enfin ce que nous désirons et ce dont nous affirmons que nous sommes amoureux: la pensée.

    Platon, Phédon (Ve s. av. JC)

    Photo : Pexels - Life Of Pix

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  • Marcel : "L'imperméabilité de mon corps"

    L'imperméabilité de mon corps lui appartient donc en vertu de sa qualité de médiateur absolu. Mais il est évident que mon corps, en ce sens-là, c'est moi-même ; car je ne puis m'en distinguer qu'à condition de le convertir en objet, c'est-à-dire de cesser de le traiter comme médiateur absolu.

    Rompre, par conséquent, une fois pour toutes avec les métaphores qui représentent la conscience comme un cercle lumineux autour duquel il n'y aurait pour elle que ténèbres. C'est, au contraire, l'ombre qui est au centre.

    Quand je cherche à élucider ma liaison avec mon corps, celui-ci m'apparaît comme quelque chose dont j'ai avant tout la pratique (comme on a celle d'un piano, d'une scie ou d'un rasoir) ; mais toutes ces pratiques sont des extensions de la pratique initiale qui est justement celle du corps. C'est quant à la pratique, non point quant à la connaissance, que je bénéficie par rapport à mon corps d'une priorité véritable. Cette pratique n'est possible que sur la base d'une certaine communauté sentie. Mais cette communauté est indécomposable, je ne puis dire valablement : moi et mon corps. Difficulté tenant à ce que je pense ma relation à mon corps par analogie avec ma relation à mes instruments — qui cependant, en réalité, la suppose.

    Gabriel Marcel, Gabriel Marcel, Être et avoir (Journal métaphysique 1928-1933)

    Photo : Pexels - Engin Akyurt

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  • Jankélévitch : "L’homme est « amphibie »"

    L’homme est "amphibie", mais non pas en ce sens que le corps est une expression de l’âme ou une allusion à l’âme, ni même une projection spatiale du temporel, ni en général une traduction visible de l’invisible : l’homme est d’abord amphibie en ce qu’il est tout amphibolie, et confusion ou indivision totale du charnel et du psychique. Pas plus que l’espace et le temps ne sont deux « dimensions » symétriques admettant un quelconque rapport de correspondance, le corps et l’âme ne sont deux substances corrélatives capables en droit d’exister l’une sans l’autre.

    Vladimir Jankélévitch, Philosophie première (1986)

    Photo : Pexels - Mike Bird

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  • Nothomb : Le regard, le corps

    Nothomb.pngLes yeux des êtres vivants possèdent la plus étonnante des propriétés : le regard. On ne dit pas des oreilles des créatures qu'elles ont des "écoutard", ni de leurs narines qu'elles ont un "sentard" ou un "reniflard".

    Qu'est-ce que le regard? C'est inexprimable. Aucun mot ne peut approcher son essence étrange. Et pourtant, le regard existe. Il y a même peu de réalités qui existent à ce point.

    Quelle est la différence entre les yeux qui ont un regard et les yeux qui n'en ont pas ? Cette différence a un nom : c'est la vie. La vie commence là où commence le regard.

    Amélie Nothomb, Métaphysique des Tubes (2002)

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  • Balzac : Colère

    La-Peau-de-chagrin.jpgLa colère avait blanchi le visage de Raphaël ; une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une sorte de réaction dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.

    — Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées ! plus d’amour ! plus rien ! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.

    Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.

    — Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.

    Honoré de Balzac, La Peau de Chagrin (1831)

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  • Montesquieu : "Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse"

    Montesquieu.jpgSitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité, qui était entre eux, cesse, et l’état de guerre commence. Chaque société particulière vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force ; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société ; ce qui fait entre eux un état de guerre. Ces deux sortes d’état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d’une si grande planète, qu’il est nécessaire qu’il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux... .Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens.

    Montesquieu, De l’Esprit des Lois (1748)

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  • Platon : "Guerres, dissensions, batailles..."

    Phedon.jpgTant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité.

    Platon, Phédon (Ve s. av. JC)

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  • Spinoza : L'Etat et la violence

    On connaît facilement quelle est la condition d’un État quelconque en considérant la fin en vue de laquelle un état civil se fonde ; cette fin n’est autre que la paix et la sécurité de la vie. Par suite, le gouvernement le meilleur est celui sous lequel les hommes passent leur vie dans la concorde et celui dont les lois sont observées sans violation. Il est certain en effet que les séditions, les guerres et le mépris ou la violation des lois sont imputables, non tant à la méchanceté des sujets qu’à un vice du régime institué. Les hommes, en effet, ne naissent pas citoyens, mais le deviennent. Les affections naturelles qui se rencontrent sont en outre les mêmes en tout pays ; si, donc, une méchanceté plus grande règne dans une cité et s’il s’y commet des fautes en plus grand nombre que dans d’autres, cela provient de ce qu’elle n’a pas assez pourvu à la concorde, que ses institutions ne sont pas assez prudentes et qu’elle n’a pas, en conséquence, établi absolument un droit civil. Un état civil, en effet, qui n’a pas supprimé les causes de sédition et où la guerre est constamment à craindre, où les lois sont fréquemment violées, ne diffère pas beaucoup de l’état de nature où chacun, au plus grand péril de sa vie, agit selon son tempérament propre.

    Baruch Spinoza, Traité politique (1675)

    Photo : Pexels - Vincent M.A. Janssen

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  • Durkheim : "Si l’intérêt rapproche les hommes, ce n’est jamais que pour quelques instants"

    Si l’intérêt rapproche les hommes, ce n’est jamais que pour quelques instants ; il ne peut créer entre eux qu’un lien extérieur. Dans le fait de l’échange, les divers agents restent en dehors les uns des autres, et l’opération terminée, chacun se retrouve et se reprend tout entier. Les consciences ne sont que superficiellement en contact ; ni elles ne se pénètrent, ni elles n’adhèrent fortement les unes aux autres. Si même on regarde au fond des choses, on verra que toute harmonie d’intérêts recèle un conflit latent ou simplement ajourné. Car, là où l’intérêt règne seul, comme rien ne vient refréner les égoïsmes en présence, chaque moi se trouve vis-à-vis de l’autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée. L’intérêt est, en effet, ce qu’il y a de moins constant au monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain la même raison fera de moi votre ennemi. Une telle cause ne peut donc donner naissance qu’à des rapprochements passagers et à des associations d’un jour.

    Émile Durkheim, De la division du Travail social (1893)

    Photo : Pexels - Tima Miroshnichenko

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  • Spinoza : De l'utilité de la colère publique

    9782080270740.jpgSi dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire, non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix en effet n’est pas la simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme car l’obéissance est une volonté constante de faire ce qui, suivant le droit de la cité, doit être fait. Une Cité (...) où la paix est un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau et formés uniquement à la servitude, peut être appelée "solitude", plutôt que "Cité".Quand nous disons que l’État le meilleur est celui où les hommes vivent dans la concorde, j’entends qu’ils vivent d’une vie proprement humaine, d’une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et l’accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux.

    Baruch Spinoza, Traité politique (1677)

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  • Hobbes : Colère et guerre contre tous

    L’état de nature, cette guerre de tous contre tous, a pour conséquence que rien ne peut être injuste. Les notions de droit et de tort, de justice et d’injustice n’ont dans cette situation aucune place. Là où il n’y a pas de pouvoir commun il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas d’injustice : force et ruse sont à la guerre les vertus cardinales. Justice et injustice n’appartiennent pas à la liste des facultés naturelles de l’esprit ou du corps ; car dans ce cas elles pourraient se trouver chez un homme qui serait seul au monde (au même titre que ses sens ou ses passions). En réalité la justice et l’injustice sont des qualités qui se rapportent aux hommes en société, non à l’homme solitaire. La même situation de guerre a aussi pour conséquence qu’il n’y existe ni propriété (...) ni distinction du mien et du tien, mais seulement qu’à chacun appartient ce qu’il peut s’approprier et juste aussi longtemps qu’il est capable de le garder.

    Thomas Hobbes, Le Léviathan (1651)

    Photo : Pexels - Kelly

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  • Alain : Vertus de la colère

    Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance il assure l’ordre ; par la résistance il assure la liberté. Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n’enferme aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés, j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l’ordre, l’ordre ne vaut rien sans la liberté. Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie, ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie, et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu’un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique.

    Alain, Propos (1925)

    Photo : Pexels - Amine M'siouri

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  • Zola : Colères du peuple

    Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelle lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes,  parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.
    - Quels visages atroces ! Balbutia Mme Hennebeau.

    Negrel dit entre ses dents :

    - Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?

    Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.

    - Oh ! superbe ! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.

    Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une Épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes soufflent de l'inconnu. Dans le coin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

    C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares.

    Emile Zola, Germinal (1885)

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  • Platon : "Le mieux pour la cité"

    Ce qui, assurément, est le mieux pour la cité, ce n’est ni la guerre extérieure ni la discorde interne, - et c’est une chose détestable de devoir en passer par là - ; mais ce qui est le mieux, c’est la paix entre les hommes associée à une bienveillance mutuelle des sentiments. Aussi, le fait pour une cité de se dompter elle-même, pour ainsi dire, ne doit pas être mis au nombre des choses qui valent le mieux, mais simplement de celles qui sont une nécessité. Ce serait tout comme si un corps malade qui prend la purge du médecin était jugé le mieux portant du monde, tandis que le corps qui n’en a nul besoin ne retiendrait même pas l’attention. Il en est de même pour qui penserait de la sorte le bonheur de la cité ou même d’un individu. Ce ne sera jamais un homme politique au sens vrai du terme, s’il a en vue seulement et avant tout les guerres à mener à l’extérieur ; ce ne sera pas davantage un législateur scrupuleux, s’il ne se résout pas à légiférer sur les choses de la guerre en vue de la paix, plutôt que de légiférer sur les choses de la paix en vue de la guerre. 

    Platon, Les Lois (IVe s. av. J.-C)

    Photo : Pexels - MART PRODUCTION

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  • Pascal : Agitations et malheurs

    9782757872581_1_75.jpgQuand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.

    Blaise Pascal, Pensées (+1661)

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  • Sénèque : La colère est une courte folie

    C’est pourquoi certains sages ont dit que la colère était une courte folie ; comme celle-ci en effet elle ne sait pas se maîtriser, perd la notion des convenances, oublie tous les liens sociaux, s’acharne et s’obstine dans ses entreprises, ferme l’oreille aux conseils de la raison,  s’agite pour des causes futiles, incapable de discerner le juste et le vrai et semblable aux ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent.

    Sénèque, De la Colère, I, 2 (Ier s. ap. JC)

    Photo : Pexels _ Andrea Piacquadio

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  • Colère "divine"

    Jésus entre dans la ville de Jérusalem et se rend au Temple pour aller prier Dieu, son Père. Quand il arrive, il voit des marchands de colombes, et aussi les tables des changeurs d’argent. Alors Jésus se met en colère et pour chasser tous les marchands du Temple, il renverse les tables et les chaises des vendeurs. Et il leur dit très fort : « Il est écrit que la maison de mon Père est appelée une maison de prière. Et vous, vous l’avez transformée en un repaire de brigands !

    Matthieu 21, v. 12-13

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  • Delval : Naissance d'une colère

    51dfvzmRquL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgLe docteur Itard fait travailler Victor plusieurs heures par jour avec des morceaux de carton découpés. Il lui apprend les formes et les couleurs. Avec des objets, il lui fait faire toutes sortes de jeux pour exercer sa mémoire. Un matin, le docteur déclare à Madame Guérin : « Victor fait beaucoup de progrès. Je vais essayer de lui apprendre à lire et à écrire. Comme ça, même s’il ne réussit jamais à parler, il pourra s’exprimer mieux qu’avec des gestes ». Le docteur Itard invente donc un nouvel exercice. Il prend une clé, une plume, un peigne, un livre, un marteau. Il les accroche à une planche et il écrit sur des cartons le nom de chaque objet. Victor comprend très vite qu’il faut accrocher chaque carton sous le bon objet. Le docteur est content. « C’est bien Victor ! Nous allons faire quelque chose de plus difficile ». Le docteur va mettre les objets dans une autre chambre. Puis, il montre à Victor un mot sur un carton, par exemple PEIGNE, et Victor doit aller chercher l’objet. D’abord, il a beaucoup de mal. Il ne sait pas vraiment lire. Il essaie seulement de se souvenir du dessin des lettres. Il oublie le nom de l’objet demandé. Alors, il revient et, en faisant des gestes, il demande au docteur de lui montrer encore une fois l’écriteau. Peu à peu, il réussit à se souvenir. Itard est fier de son élève : « Vous avez vu, Madame Guérin ? Victor a de plus en plus de mémoire ! » 

    Madame Guérin embrasse l’enfant : « C’est bien, mon petit. Tu as assez travaillé. Viens goûter ». Mais soudain, le docteur Itard regarde Victor d’un air soucieux. « Je me demande s’il a bien compris. Quand je lui montre le mot PEIGNE, il va chercher le peigne, mais a-t-il compris que le mot PEIGNE est le nom de l’objet ? A-t-il compris que les lettres forment des mots et que les mots ont un sens ? » Le lendemain, le docteur Itard fait une autre expérience. Il ferme à clé la chambre où il a mis les objets. Puis, il montre à Victor le carton LIVRE. Tout joyeux, Victor se précipite pour aller chercher le livre qu’il connaît. Quand, il voit la porte fermée, il est très malheureux. Le docteur fait semblant d’être étonné. Il va à la porte, il la secoue, il dit : « Mais qu’est-ce qu’elle a cette porte ? Elle est fermée ! Alors, il montre encore à Victor le carton LIVRE et lui fait signe de chercher dans la pièce autour de lui. Il y a des livres sur une table et sur les étagères. Mais Victor ne comprend pas. Il veut aller chercher le seul livre qui sert d’habitude à l’exercice. Il ne regarde même pas les autres livres. Le docteur Itard se sent découragé. Il se met à crier : « Je perds mon temps avec toi, pauvre petit idiot ! On aurait mieux fait de te laisser dans ta forêt ou de t’enfermer avec les fous pour le reste de ta misérable vie ! » Victor regarde le docteur. Il n’a sans doute pas compris les mots, mais il a compris le ton. Son menton se met à trembler et ses yeux se remplissent de larmes. La colère du docteur s’arrête aussitôt. Il serre le garçon dans ses bras. « Pardon, Victor ! C’est ma faute. C’est moi qui suis un imbécile. Je m’y suis mal pris. Tu ne pouvais pas comprendre ! »

    Quand Victor est consolé, le docteur prend plusieurs livres sur une étagère. Parmi ces livres, il y en a un qui ressemble tout à fait à celui qui sert d’habitude à l’exercice. D’un seul coup, le visage de Victor s’illumine. Il saisit le livre et le montre d’un air triomphant. A partir de ce jour, tout va mieux. Victor comprend que le mot LIVRE désigne tous les livres, et pas un seul. Victor ne sait toujours pas parler. Mais il a compris que les choses ont des noms et que les mots qu’on lit ou qu’on écrit veulent dire quelque chose. Les saisons passent. Victor a presque l’air d’un enfant comme les autres. Un matin d’hiver, il se réveille et court à la fenêtre. La neige est tombée pendant la nuit. Alors, pieds nus, en chemise, Victor se précipite dans le jardin. Il se roule dans la neige comme un petit chien joyeux et il en met plein sa bouche en riant aux éclats. 

    Marie-Hélène Delval, Victor, l’Enfant sauvage (1992)

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  • "Le vol des poissons"

    03580982_2.jpgTenez ! Le voilà ! Vagabondant le nez au vent, le ventre creux, pendant que sa renarde et ses petits bâillent de faim à la maison. Quel froid ! tout est gelé, couvert de neige : rien à chasser, rien à manger…

    Trottant, flairant, quêtant, il arrive au bord d’un chemin quand un roulement lui fait dresser l’oreille.

    Attention ! Qui vient là ? Le vent lui apporte, avec le bruit lointain d’une voiture, une exquise odeur de poisson. Aucun doute, c’est la charrette des poissonniers qui vont vendre leur chargement à la ville. Des poissons ! Des anguilles ! Renart en bave d’envie. Il jure d’en avoir sa part. Il se couche en travers du chemin, raidit ses pattes, ferme les yeux, retient son souffle, fait le mort. Les marchands arrivent.

    - Regarde ! Devant…là, en travers du chemin, on dirait un blaireau ! fait le grand.
    - Oh ! Ce serait pas plutôt un goupil crevé ? Allons voir ! dit le petit, en tirant sur les rênes.
    Ils sautent à terre, s’approchent, retournent Renart de droite et de gauche, le pincent et le soupèsent.
    - Il est crevé, dit le petit.
    - La belle fourrure, ça vaut de l’argent ! dit le grand.
    - Emportons-le !
    Les hommes jettent la bête sur leurs paniers et youp ! Hue ! se remettent en route, s’exclamant et riant de l’aubaine. Le cheval trotte, les roues grincent, les poissonniers chantent à tue-tête. Renart, lui, travaille des mâchoires sans perdre un instant. Hap ! Hap ! Il engloutit vingt harengs sans respirer. Hap ! hap ! Hap ! Il s’attaque aux lamproies, aux soles. Il avale, se régale et dévore tant qu’à la fin, il n’en peut plus. Pourtant, il plonge encore la tête dans un panier, et retire… trois colliers d’anguilles grasses, qu’il enfile et harnache solidement autour de son cou. Et tandis que la charrette cahote et brinquebale, Renart saute sur la route,
    prend le large et crie aux marchands :
    - Les anguilles sont à moi ! Gardez le reste, bonnes gens !
    Ah ! Quelle surprise ! Quelle colère ! Les deux hommes hurlent, jurent et se disputent. Renart s’en moque, il disparaît dans un taillis, le voilà loin. Bien malin qui trouverait le chemin de sa tanière. Il se glisse à travers bois et arrive chez lui tout harnaché d’anguilles. Pensez si Renarde et renardeaux lui font la fête ! Les petits lui lèchent les pattes, jappent et cabriolent. 

    Le Roman de Renart (XIIe-XIIIe s.)

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  • Germain : Jours de colère

    5aedcf1a36de8eb849286fc09ab715b0.jpgIls étaient hommes des forêts. Et les forêts les avaient faits à leur image. À leur puissance, leur solitude, leur dureté. Dureté puisée dans celle de leur sol commun, ce socle de granit d’un rose tendre vieux de millions de siècles, bruissant de sources, troué d’étangs, partout saillant d’entre les herbes, les fougères et les ronces. Un même chant les habitait, hommes et arbres. Un chant depuis toujours confronté au silence, à la roche. Un chant sans mélodie. Un chant brutal, heurté comme les saisons, - des étés écrasants de chaleur, de longs hivers pétrifiés sous la neige. Un chant fait de cris, de clameurs, de résonances et de stridences. Un chant qui scandait autant leurs joies que leurs colères.

    Car tout en eux prenait des accents de colère, même l’amour. Ils avaient été élevés davantage parmi les arbres que parmi les hommes, ils s’étaient nourris depuis l’enfance des fruits, des végétaux et des baies sauvages qui poussent dans les sous-bois et de la chair des bêtes qui gîtent dans les forêts ; ils connaissaient tous les chemins que dessinent au ciel les étoiles et tous les sentiers qui sinuent entre les arbres, les ronciers et les taillis et dans l’ombre desquels se glissent les renards, les chats sauvages et les chevreuils, et les venelles que frayent les sangliers. Des venelles tracées à ras de terre entre les herbes et les épines en parallèle à la Voie lactée, comme en miroir. Comme en écho aussi à la route qui conduisait les pèlerins de Vézelay vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils connaissaient tous les passages séculaires creusés par les bêtes, les hommes et les étoiles.

    La maison où ils étaient nés s’était montrée très vite bien trop étroite pour pouvoir les abriter tous, et trop pauvre surtout pour pouvoir les nourrir. Ils étaient les fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse.

    Sylvie Germain, Jours de colère (1989)

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  • Stéphanie Exbrayat : Colère assassine

    41pIrbhYSPL._SX195_.jpgDans son boulot, il en voyait des horreurs : les crimes, les violences, les suicides, les overdoses… Il avait les reins solides. Mais dès qu’il s’agissait de son fils, Rodolphe se trouvait en équilibre précaire. Son petit bonhomme, c’était sa raison de vivre. Lorsqu’il était né, un amour immense l’avait submergé, amour décuplé par la mort de Nathalie, qui avait exacerbé à l’extrême son besoin de le protéger. Hélas, ses muscles n’y suffisaient pas. Il fallait composer avec les institutions, les relations avec ses petits camarades, le regard des autres, le moule dans lequel Gabin devait absolument entrer. Face à tout cela, Rodolphe se sentait souvent seul et démuni.

    Stéphanie Exbrayat, Colère assassine (2019)

     

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  • Plutarque : Réprimer sa colère

    Quand on craint d'être assiégé, sans espoir d'aucun secours étranger, on rassemble avec soin toutes les provisions nécessaires. Il faut de même se pourvoir d'avance, contre la colère, des ressources que donne la philosophie. Ce n'est pas au moment d'en faire usage qu'il est facile d'y avoir recours. L'âme, étourdie par le tumulte qu'excité la passion, ne peut rien entendre de ce qui se passe au dehors, à moins que sa propre raison, comme un modérateur salutaire, n'écoute et ne reçoive les avis qu'on lui donne.

    Lors même qu'elle peut les entendre, elle méprise des représentations faites avec douceur, et s'irrite d'une généreuse liberté. La colère, naturellement fière, opiniâtre, et, telle qu'un tyran redoutable, inaccessible aux remontrances d'autrui, a besoin d'un contrepoids continuel qui la retienne. Un emportement habituel et des offenses fréquentes produisent un vice que nous appelons colère; et ce vice engendre l'impatience, l'aigreur et une humeur chagrine; et quand une fois l'esprit est ulcéré, les plus petites choses le blessent et l'irritent, semblable à un fer mou et flexible, qui cède à la plus légère pression. Mais quand la réflexion arrête sur-le-champ le mouvement de la colère et en réprime les saillies, elle remédie au mal présent, le prévient pour l'avenir, et fortifie l'âme contre les atteintes de la passion. Pour moi, après avoir résisté deux ou trois fois à la colère, j'ai été comme les Thébains, qui, vainqueurs une fois des Spartiates, qu'ils avaient cru jusqu'alors invincibles, n'eurent plus le dessous dans aucun combat. J'ai senti que la raison pouvait vaincre la colère. J'ai vu, comme le dit Aristote, cette passion s'éteindre par l'eau froide : la crainte et une joie subite ont produit le même effet, selon le témoignage d'Homère.

    Je crois donc que cette maladie de l'âme n'est pas incurable, et qu'on peut en guérir quand on le veut sincèrement. Ses commencements sont souvent faibles. C'est un bon mot, une plaisanterie, un signe de tête, un sourire et bien d'autres choses de cette espèce qui la provoquent.

    Plutarque, Sur les moyens de réprimer sa Colère (Ier s. ap. JC)

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  • Schopenhauer : La colère est une faiblesse

    Stratagème XXVII
    La colère est une faiblesse

    Si l’adversaire se met particulièrement en colère lorsqu’on utilise un certain argument, il faut l’utiliser avec d’autant plus de zèle : non seulement parce qu’il est bon de le mettre en colère, mais parce qu’on peut présumer avoir mis le doigt sur le point faible de son argumentation et qu’il est d’autant plus exposé que maintenant qu’il s’est trahi.

    Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison (v. 1830)

    Photo : Pexels - Jan Kopřiva

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  • Rimbaud : Nuit de l'enfer

    J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. — Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! — Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !

    J’avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes ! C’était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?

    Les nobles ambitions !

    Et c’est encore la vie ! — Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! L’enfer ne peut attaquer les païens. — C’est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.

    Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer (1873)

    Photo : Pexels - Evelyn Chong

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  • Homère : "Chante, déesse, la colère d’Achille"

    9782070339846_1_75.jpgChante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d’abord divisa le fils d’Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.

    Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? Le fils de Létô et de Zeus. C’est lui qui, courroucé contre le roi, fit par toute l’armée grandir un mal cruel, dont les hommes allaient mourant; cela, parce que le fils d’Atrée avait fait affront à Chrysès, son prêtre. Chrysès était venu aux fines nefs des Achéens, pour racheter sa fille, porteur d’une immense rançon et tenant en main, sur son bâton d’or, les bandelettes de l’archer Apollon ; et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les deux fils d’Atrée, bons rangeurs de guerriers :

    "Atrides, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières, puissent les dieux, habitants de l’Olympe, vous donner de détruire la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans vos foyers ! Mais, à moi, puissiez-vous aussi rendre ma fille ! et, pour ce, agréez la rançon que voici, par égard pour le fils de Zeus, pour l’archer Apollon."

    Lors tous les Achéens en rumeur d’acquiescer: qu’on ait respect du prêtre ! que l’on agrée la splendide rançon ! Mais cela n’est point du goût d’Agamemnon, le fils d’Atrée. Brutalement il congédie Chrysès, avec rudesse il ordonne :

    "Prends garde, vieux, que je ne te rencontre encore près des nefs creuses, soit à y traîner aujourd’hui, ou à y revenir demain. Ton bâton, la parure même du dieu pourraient alors ne te servir de rien. Celle que tu veux, je ne la rendrai pas. La vieillesse l’atteindra auparavant dans mon palais, en Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant le métier et, quand je l’y appelle, accourant à mon lit. Va, et plus ne m’irrite, si tu veux partir sans dommage."

    Homère, Iliade (env. VIIIe s. av. JC)

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