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Textes et livres - Page 11

  • Balzac : Illusions perdues

    9782812412264_1_75.jpgLucien revint heureux et léger, il rêvait la gloire. Sans plus songer aux sinistres paroles qui venaient de frapper son oreille dans le comptoir de Vidal et Porchon, il se voyait riche d'au moins douze cents francs. Douze cents francs représentaient une année de séjour à Paris, une année pendant laquelle il préparerait de nouveaux ouvrages. Combien de projets bâtis sur cette espérance ? Combien de douces rêveries en voyant sa vie assise sur le travail ? Il se casa, s'arrangea, peu s'en fallut qu'il ne fît quelques acquisitions. Il ne trompa son impatience que par des lectures constantes au cabinet de Blosse. Deux jours après, le vieux Doguereau, surpris du style que Lucien avait dépensé dans sa première œuvre, enchanté de l'exagération des caractères qu'admettait l'époque où se développait le drame, frappé de la fougue d'imagination avec laquelle un jeune auteur dessine toujours son premier plan, il n'était pas gâté, le père Doguereau ! vint à l'hôtel où demeurait son Walter Scott en herbe. Il était décidé à payer mille francs la propriété entière de L'Archer de Charles IX, et à lier Lucien par un traité pour plusieurs ouvrages. En voyant l'hôtel, le vieux renard se ravisa. — Un jeune homme logé là n'a que des goûts modestes, il aime l'étude, le travail ; je peux ne lui donner que huit cents francs. L'hôtesse, à laquelle il demanda M. Lucien de Rubempré, lui répondit : — Au quatrième ! Le libraire leva le nez, et n'aperçut que le ciel au-dessus du quatrième. — Ce jeune homme, pensa-t-il, est joli garçon, il est même très beau ; s'il gagnait trop d'argent, il se dissiperait, il ne travaillerait plus. Dans notre intérêt commun, je lui offrirai six cents francs ; mais en argent, pas de billets. Il monta l'escalier, frappa trois coups à la porte de Lucien, qui vint ouvrir. La chambre était d'une nudité désespérante. Il y avait sur la table un bol de lait et une flûte de deux sous. Ce dénûment du génie frappa le bonhomme Doguereau.

    — Qu'il conserve, pensa-t-il, ces mœurs simples, cette frugalité, ces modestes besoins. J'éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien. Voilà, monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec qui vous aurez plus d'un rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d'y perdre leur temps, leur talent et notre argent. Il s'assit. Jeune homme, votre roman n'est pas mal. J'ai été professeur de rhétorique, je connais l'histoire de France ; il y a d'excellentes choses. Enfin vous avez de l'avenir.

    Honoré de Balzac, Illusions perdues (1837-1843)

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  • Freud : Travail et sublimation des pulsions

    En l'absence de prédisposition particulière prescrivant impérativement leur direction aux intérêts vitaux, le travail professionnel ordinaire, accessible à chacun, peut prendre la place qui lui est assignée par le sage conseil de Voltaire. Il n'est pas possible d'apprécier de façon suffisante, dans le cadre d'une vue d'ensemble succincte, la significativité du travail pour l'économie de la libido. Aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l'individu à la réalité que l'accent mis sur le travail, qui l'insère sûrement tout au moins dans un morceau de la réalité, la communauté humaine. La possibilité de déplacer une forte proportion de composantes libidinales, composantes narcissiques, agressives et même érotiques, sur le travail professionnel et sur les relations humaines qui s'y rattachent, confère à celui-ci une valeur qui ne le cède en rien à son indispensabilité pour chacun aux fins d'affirmer et justifier son existence dans la société. L'activité professionnelle procure une satisfaction particulière quand elle est librement choisie, donc qu'elle permet de rendre utilisables par sublimation des penchants existants, des motions pulsionnelles poursuivies ou constitutionnellement renforcées. Et cependant le travail, en tant que voie vers le bonheur, est peu apprécié par les hommes. On ne s'y presse pas comme vers d'autres possibilités de satisfaction. La grande majorité des hommes ne travaille que poussée par la nécessité, et de cette naturelle aversion pour le travail qu'ont les hommes découlent les problèmes sociaux les plus ardus.

    Sigmund Freud, Le malaise dans la culture (1929)

    Photo : Chevanon Photography

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  • Russell : Éloge de l'oisiveté

    On dira que, bien qu'il soit agréable d'avoir un peu de loisirs, s'ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n'aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient capables d'une gaieté et d'un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l'efficacité. L'homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu'aucune activité ne doit être une fin en soi. Les gens sérieux, par exemple, condamnent continuellement l'habitude d'aller au cinéma, et nous disent que c'est une habitude qui pousse les jeunes au crime. Par contre, tout le travail que demande la production cinématographique est respectable, parce qu'il génère des bénéfices financiers.

    Bertrand Russell, Éloge de l'oisiveté (1932)

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  • Arendt : Le travail chez les Grecs

    Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on défendait et justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l’homme en un être proche des animaux domestiques. C’est pourquoi si le statut de l’esclave se modifiait, par exemple par l’affranchissement, ou si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d’affaires publiques, la “nature” de l’esclave changeait automatiquement.

    L’institution de l’esclavage dans l’antiquité (...) fut une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain; il refusait de donner le nom d’ “hommes” aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.

    Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (1958)

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  • Baudrillard : Le besoin du loisir

    Le repos, la détente, l’évasion, la distraction sont peut-être des "besoins" : mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l'exigence propre du loisir, qui est la consommation du temps. Le temps libre, c'est peut-être toute l'activité ludique dont on le remplit, mais c'est d'abord la liberté de perdre son temps, de le "tuer" éventuellement, de le dépenser en pure perte. (C'est pourquoi dire que le loisir est "aliéné" parce qu'il n'est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. "L’aliénation" du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à L'IMPOSSIBILITÉ MÊME DE PERDRE SON TEMPS). La véritable valeur d’usage du temps, celle qu’essaie désespérément de restituer le loisir, c’est d’être perdu. Les vacances sont cette quête d’un temps qu’on puisse perdre au sens plein du terme, sans que cette perte n’entre à son tour dans un processus de calcul, sans que ce temps ne soit (en même temps) de quelque façon "gagné". Dans notre système de production et de forces productives, on ne peut que gagner son temps : cette fatalité pèse sur le loisir comme sur le travail. On ne peut que "faire valoir" son temps, fût-ce en en faisant un usage spectaculairement vide. Le temps libre des vacances reste la propriété privée du vacancier, un objet, un bien gagné par lui à la sueur de l’année, possédé par lui, dont il jouit comme de ses autres objets – et dont il ne saurait se dessaisir pour le donner, le sacrifier (comme on fait de l’objet dans le cadeau), pour le rendre à une disponibilité totale, à l’absence de temps qui serait la véritable liberté.

    Jean Baudrillard, La société de consommation (1970)

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  • Crawford : Le travail et la réalité

    On sait que la satisfaction qu'un individu éprouve à manifester concrètement sa propre réalité dans le monde par le biais du travail manuel tend à produire chez cet individu une certaine tranquillité et une certaine sérénité. Elle semble le libérer de la nécessité de fournir une série de gloses bavardes sur sa propre identité pour affirmer sa valeur. Il lui suffit en effet de montrer la réalité du doigt : le bâtiment tient debout, le moteur fonctionne, l'ampoule illumine la pièce. La vantardise est le propre de l'adolescent, qui est incapable d'imprimer sa marque au monde. Mais l'homme de métier est soumis au jugement infaillible de la réalité et ne peut pas noyer ses échecs ou ses lacunes sous un flot d'interprétations.

    Matthew Crawford, Éloge du carburateur, (2009)

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  • Arendt : Une société de travailleurs sans travail

    Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l'on s'est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

    Cela n'est vrai, toutefois, qu'en apparence. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.

    Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (1958)

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  • Marx : Travail et aliénation

    Nous n’avons considéré jusqu’ici l’aliénation, la dépossession de l’ouvrier, que sous un seul aspect, celui de son rapport aux produits de son travail. Or, l’aliénation n’apparaît pas seulement dans le résultat mais aussi dans l’acte de la production, à l’intérieur de l’activité productive elle-même. Comment l’ouvrier ne serait-il pas étranger au produit de son activité si, dans l’acte même de la production, il ne devenait étranger à lui-même ? En fait, le produit n’est que le résumé de l’activité, de la production. Si le produit du travail est dépossession, la production elle-même doit être dépossession en acte, dépossession de l’activité, activité qui dépossède...

    Or, en quoi consiste la dépossession du travail ? D’adord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail; dans le travail il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas; que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même mais à un autre.

    Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique (1859)

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  • Kant : La bonne volonté

    De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTÉ. L’intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de discerner le particulier pour en juger, et les autres talents de l’esprit, de quelque nom qu’on les désigne, ou bien le courage, la décision, la persévérance dans les desseins, comme qualités du tempérament, sont sans doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, et dont les dispositions propres s’appellent pour cela caractère, n’est point bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu’il n’y a pas une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l’influence que ces avantages ont sur l’âme, et du même coup tout le principe de l’action ; sans compter qu’un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver de satisfaction à voir que tout réussisse perpétuellement à un être que ne relève aucun trait de pure et bonne volonté, et qu’ainsi la bonne volonté paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend dignes d’être heureux.

    Il y a, bien plus, des qualités qui sont favorables à cette bonne volonté même et qui peuvent rendre son œuvre beaucoup plus aisée, mais qui malgré cela n’ont pas de valeur intrinsèque absolue, et qui au contraire supposent toujours encore une bonne volonté. C’est là une condition qui limite la haute estime qu’on leur témoigne du reste avec raison, et qui ne permet pas de les tenir pour bonnes absolument. La modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion ne sont pas seulement bonnes à beaucoup d’égards, mais elles paraissent constituer une partie même de la valeur intrinsèque de la personne ; cependant il s’en faut de beaucoup qu’on puisse les considérer comme bonnes sans restriction (malgré la valeur inconditionnée que leur ont conférée les anciens). Car sans les principes d’une bonne volonté elles peuvent devenir extrêmement mauvaises ; le sang-froid d’un scélérat ne le rend pas seulement beaucoup plus dangereux, il le rend aussi immédiatement à nos yeux plus détestable encore que nous ne l’eussions jugé sans cela.

    Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir ; c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne ; et, considérée en elle-même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l’on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par l’avare dotation d’une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors même que dans son plus grand effort elle ne réussirait à rien ; alors même qu’il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je comprends par là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple vœu, mais l’appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n’en brillerait pas moins, ainsi qu’un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L’utilité ou l’inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur. L’utilité ne serait en quelque sorte que la sertissure qui permet de mieux manier le joyau dans la circulation courante ou qui peut attirer sur lui l’attention de ceux qui ne s’y connaissent pas suffisamment, mais qui ne saurait avoir pour effet de le recommander aux connaisseurs ni d’en déterminer le prix.

    Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)

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  • Marx : Le travail, l'homme et la nature

    Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis à vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habilité de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté.

    Karl Marx, Le Capital (1867)

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  • Comte : Le travail positif

    Le travail positif, c'est-à-dire notre action réelle et utile sur le monde extérieur, constitue nécessairement la source initiale, d'ailleurs spontanée ou systématique, de toute richesse matérielle, tant publique que privée. Car, avant de pouvoir nous servir, tous les matériaux naturels exigent toujours quelque intervention artificielle, dût-elle se borner à les recueillir sur leur sol pour les transporter à leur destination. Mais, d'un autre côté, la richesse matérielle ne comporte une haute efficacité, surtout sociale, que d'après un degré de concentration ordinairement supérieur à celui qui peut jamais résulter de la simple accumulation des produits successifs du seul travail individuel. C'est pourquoi les capitaux ne sauraient assez grandir qu'autant: que, sous un mode quelconque de transmission, les trésors  obtenus par plusieurs travailleurs viennent se réunir chez un possesseur unique, qui préside ensuite à leur répartition effective, après les avoir suffisamment conservés.

    Auguste Comte, Système de politique positive (1851-1854)

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  • Hegel : Médiation et travail

    La médiation qui prépare et obtient pour le besoin particularisé un moyen également particularisé, c’est le travail. Par les procédés les plus variés, il spécifie la matière livrée immédiatement par la nature pour les différents buts. Cette élaboration donne au moyen sa valeur et son utilité. L’homme dans sa consommation rencontre surtout des productions humaines et ce sont des efforts humains qu’il utilise.

    Hegel, Principes de la Philosophie du Droit (1820)

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  • Hegel : "Le travail est désir réfréné, disparition retardée"

    Mais le sentiment de la puissance absolue, réalisé en général et réalisé dans les particularités du service, est seulement la dissolution en soi. Si la crainte du maître est le commencement de la sagesse, en cela la conscience est bien pour elle-même, mais elle n'est pas encore l'être-pour-soi ; mais c'est par la médiation du travail qu'elle vient à soi-même. Dans le moment qui correspond au désir dans la conscience du maître, ce qui paraît échoir à la conscience servante c'est le côté du rapport inessentiel à la chose, puisque la chose dans ce rapport maintient son indépendance. Le désir s'est réservé à lui-même la pure négation de l'objet, et ainsi le sentiment sans mélange de soi-même. Mais c'est justement pourquoi cette satisfaction est elle-même uniquement un état disparaissant, car il lui manque le côté objectif ou la subsistance. le travail, au contraire, est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Le rapport négatif à l'objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à l'égard du travailleur, l'objet a une indépendance. Ce moyen négatif, ou l'opération formatrice, est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la permanence ; la conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être indépendant, comme intuition de soi-même.

    Hegel, La Phénoménologie de l'esprit (1807)

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  • Balzac : La réussite

    Aujourd’hui, chez vous, le succès est la raison suprême de toutes les actions, quelles qu’elles soient. Le fait n’est donc plus rien en lui-même, il est tout entier dans l’idée que les autres s’en forment. De là, jeune homme, un second précepte : ayez de beaux dehors ! cachez l’envers de votre vie, et présentez un endroit très-brillant. La discrétion, cette devise des ambitieux, est celle de notre Ordre : faites-en la vôtre. Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misérables ; mais ils les commettent dans l’ombre et font parade de leurs vertus : ils restent grands. Les petits déploient leurs vertus dans l’ombre, ils exposent leurs misères au grand jour : ils sont méprisés. Vous avez caché vos grandeurs et vous avez laissé voir vos plaies. Vous avez eu publiquement pour maîtresse une actrice, vous avez vécu chez elle, avec elle : vous n’étiez nullement répréhensible, chacun vous trouvait l’un et l’autre parfaitement libres ; mais vous rompiez en visière aux idées du monde et vous n’avez pas eu la considération que le monde accorde à ceux qui lui obéissent. Si vous aviez laissé Coralie à ce monsieur Camusot, si vous aviez caché vos relations avec elle, vous auriez épousé madame de Bargeton, vous seriez préfet d’Angoulême et marquis de Rubempré. Changez de conduite : mettez en dehors votre beauté, vos grâces, votre esprit, votre poésie. Si vous vous permettez de petites infamies, que ce soit entre quatre murs : dès lors vous ne serez plus coupable de faire tache sur les décorations de ce grand théâtre appelé le monde. Napoléon appelle cela : laver son linge sale en famille. Du second précepte découle ce corollaire : tout est dans la forme.

    Honoré de Balzac, Illusions perdues (1837-1843)

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  • Lafargue : Le droit à la paresse

    Sous l'Ancien Régime, les lois de l’Église garantissaient au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 38 jours fériés) pendant lesquels il était strictement défendu de travailler. C'était le principal crime du catholicisme, la cause principale de l'irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Sous la révolution, dès qu'elle fut maîtresse, elle abolit les jours fériés et remplaça la semaine de sept jours par celle de dix. Elle affranchit les ouvriers du joug de l’Église pour mieux les soumettre au joug du travail.

    Paul Lafargue, Le Droit à la paresse (1880)

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  • Gontcharov : Ce flemmard d'Oblomov

    512sXIumXqL._SX210_.jpg- Pourquoi n'êtes-vous pas gai ? dit-elle soudain.
    - Je ne sais pas, Olga Sergueïevna. Et puis pourquoi m'égayer ? Et comment ?
    - Occupez-vous, voyez davantage de gens.
    - M'occuper ! On peut s'occuper, bien sûr, mais quand on a un but. Or je n'en ai pas, vraiment pas.
    - Le seul but c'est de vivre.
    - Quand on ne sait pas pourquoi on vit, ont vit n'importe comment, au jour le jour ; on se réjouit de voir la nuit tomber et de pouvoir noyer dans le sommeil la question insidieuse des raisons pour lesquelles on a vécu, douze ou vingt-quatre heures durant ; et aussi cette autre question : pourquoi vivre le lendemain ?

    Ivan Gontcharov, Oblomov (1859)

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  • Montaigne : mon oisiveté

    Dernièrement je me retirai chez moi, décidé autant que je le pourrais à ne pas me mêler d’autre chose que de passer en repos, en m’isolant, ce peu qui me restait de vie : il me semblait que je ne pouvais faire à mon esprit une plus grande faveur que de le laisser en pleine oisiveté s’entretenir avec lui-même : j’espérais qu’il pouvait désormais le faire plus aisément, devenu avec le temps plus pondéré, plus mûr aussi.

    Montaigne, Sur l'oisiveté et autres essais en français moderne (XVIe s.)

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  • Sénèque : Éloge de l'oisiveté

    Or, ne songer qu'à obtenir encore, c'est oublier ce qu'on a obtenu ; et de tous les vices, la cupidité est le plus grand, c'est qu'elle est ingrate. Ajoutons que de tous ces hommes qui ont des fonctions dans l'Etat nul ne considère qui il surpasse, mais par qui il est surpassé ; ils sont moins flattés de laisser mille rivaux derrière eux que rongés d'en voir un seul qui les précède. C'est le vice de toute ambition de ne point regarder derrière elle. Et ce n'est pas l'ambition seule qui ne s'arrête jamais. Toute passion fait de même : elle part toujours du point d'arrivée.

    Sénèque, Éloge de l'oisiveté (Ier s. ap. JC)

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  • Kant : La paresse et la lâcheté

    La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu'un aussi grand nombre d'hommes préfèrent rester mineurs leur vie durant, longtemps après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère (naturaliter majores) ; et ces mêmes causes font qu'il devient si facile à d'autres de se prétendre leurs tuteurs. Il est si aisé d'être mineur ! Avec un livre qui tient lieu d'entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner moi-même de la peine. Il ne m'est pas nécessaire de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien pour moi de cette ennuyeuse besogne. Les tuteurs, qui se sont très aimablement chargés d'exercer sur eux leur haute direction, ne manquent pas de faire que les hommes, de loin les plus nombreux (avec le beau sexe tout entier), tiennent pour très dangereux le pas vers la majorité, qui est déjà en lui-même pénible. Après avoir abêti leur bétail et avoir soigneusement pris garde de ne pas permettre à ces tranquilles créatures d'oser faire le moindre pas hors du chariot où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace si elles essaient de marcher seules. 

    Emmanuel Kant

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  • Pourriol : Facile, L'art français de réussir sans forcer

    41Htf0a3k9L._SX195_.jpgL’intelligence, c’est la ruse : ne pas prendre la difficulté de face, inventer un chemin détourné, qui atteint mieux le but, sans effort, avec élégance. Ce livre propose d’entrer dans les secrets de cette facilité à la française, et d’apprendre à la pratiquer, en nous promenant dans les domaines les plus variés, du sport à l’art, en passant par la gastronomie ou l’amour. Nous croiserons des philosophes comme Descartes ou Deleuze, des écrivains comme Stendhal ou Françoise Sagan, des artistes comme la pianiste Hélène Grimaud ou le cuisinier Alain Passard. Mais aussi des athlètes : Yannick Noah, Zinedine Zidane, l’apnéiste Jacques Mayol ou le funambule Philippe Petit. Enfin Cyrano de Bergerac ou Valmont… tous lancés à la poursuite de cet idéal français qui consiste, dans un subtil équilibre, à savoir suivre sa pente sans jamais tomber dans la facilité.
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    Ollivier Pourriol, Facile, L'art français de réussir sans forcer (2018)

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  • Pourriol : L'art de réussir sans effort

    Ce que je fais sans effort, tout me conduit à penser que c'est facile en soi, que n'importe qui devrait être capable de le faire. Ça s'appelle l'illusion de l'expert...

    Il y a aussi, à l'inverse, l'illusion du débutant, quand je crois, parce que ça a l'air facile pour d'autres, que ça va être facile pour moi... En général, on s'en aperçoit assez vite : l'illusion du débutant ne survit pas à l'épreuve de la réalité.

    Mais il y a tout de même la chance du débutant : la chance de celui qui réussit du premier coup quelque chose de difficile, précisément parce qu'il ne sait pas encore que c'est difficile.

    Ollivier Pourriol, Facile, L'art français de réussir sans forcer (2018)

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  • Nietzsche : L'activité du génie

    L'activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l'activité de l'inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s'expliquent si l'on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d'observer diligemment leur vie intérieure et celle d'autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d'apprendre d'abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l'homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie mais aucune n'est un "miracle."

    D'où vient donc cette croyance qu'il n'y a de génie que chez l'artiste, l'orateur et le philosophe ? Qu'eux seuls ont une "intuition" ? (Mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans "l'être" !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d'autre part éprouver d'envie. Nommer quelqu'un « divin », c'est dire : "ici nous n'avons pas à rivaliser." En outre tout ce qui est fini, parfait, excite l'étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l'œuvre de l'artiste comment elle s'est faite ; c'est son avantage, car partout où l'on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir, il s'impose tyranniquement comme perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l'expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu'un enfantillage de la raison.

    Friedrich Nietzsche, Humain trop humain (1878)

     

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  • Isaacson : Steve Jobs

    bm_11518_aj_m_6562.jpgJobs n'était pas un inventeur au sens strict , mais un maître pour mêler idées , art et technologie et ainsi "inventer" le futur. Il avait conçu le Mac parce qu'il avait compris le potentiel des interfaces graphiques -ce que Xerox avait été incapable de faire - et il avait créé l'IPod parce qu'il avait envie d'avoir mille chansons dans sa poche -ce que Sony , malgré tous ses atouts et son héritage , n'avait pu accomplir. Certains entrepreneurs innovent parce qu'ils ont une vision globale , d'autres parce qu'ils maîtrisent les détails. Jobs faisait les deux sans discontinuer. Résultat : il lança une série de produits durant ces trois dernières années qui ont révolutionné des industries entières.

    Walter Isaacson, Steve Jobs (2011)

     

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  • Sénèque : "Il y a loin du vrai repos à l'apathie"

    Il y a loin du vrai repos à l'apathie. Pour moi, du vivant de Vatia, je ne passais jamais devant sa demeure sans me dire : "Ci-gît Vatia." Mais tel est ô Lucilius, le caractère vénérable et saint de la philosophie, qu'au moindre trait qui la rappelle le faux-semblant nous séduit. Car dans l'oisif le vulgaire voit un homme retiré de tout, libre de crainte, qui se suffit et vit pour lui-même, tous privilèges qui ne sont réservés qu'au sage. C'est le sage qui, sans ombre de sollicitude, sait vivre pour lui ; car il possède la première des sciences de la vie. Mais fuir les affaires et les hommes parce nos prétentions échouées nous ont décidées à la retraite, ou que nous n'avons pu souffrir de voir le bonheur des autres ; mais, de même qu'un animal timide et sans énergie se cache par peur, c'est vivre, non pour soi, mais de la plus honteuse vie : pour son ventre, pour le sommeil, pour la luxure. Il ne s'ensuit pas qu'on vive pour soi de ce qu'on ne vit pour personne. Au reste, c'est une si belle chose d'être constant et ferme dans ses résolutions, que même la persévérance dans le rien faire nous impose.

    Sénèque, Lettres à Lucilius (Ier s. ap. JC)

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  • Marsan : Éloge de la paresse

    I

    La belle Lendore s’est mariée. Si belle et gentille, véritablement princière, elle a épousé, avec sa maigre dot, un homme sans fortune.

    Une certaine paresse, une certaine inaction peuvent résulter, dans les jeunes années d’une surabondance de forces spirituelles, où l’embarras est de choisir. Ces forces morales et poétiques dont l’être plie supposent qu’il a beaucoup de générosité, et beaucoup de courage. Ainsi la belle Lendore. Pour suivre son coeur, elle n’a pas même hésité. Adieu les songes ! Adieu, loisirs ! Elle travaille à présent, comme des milliers de ses soeurs, barbares que nous sommes. Elle enseigne. Avec un sourire encore surpris que le monde ne soit pas tout entier une idylle. Elle assure que la paresse de son adolescence lui a beaucoup appris.

    II

    Chênedollé nous rapporte un grand nombre des plus étincelants propos de Rivarol. Il se flattait de n’être pas ingrat, et cependant il n’est pas pur de toute jalousie. Rivarol le jetait dans un enivrement. Il ne pensait d’abord qu’à Rivarol. Le charme rompu, il n’a pas su se priver d’un peu griffer son dieu.

    Ils ont parlé de Voltaire, de Thomas, de Buffon. C’est ce que Rivarol disait de ce dernier qui nous intéresse. Il était difficile, contenté par la seule perfection. « Le portrait du cheval, disait Rivarol, a du mouvement, de l’éclat, de la rapidité, du fracas ; celui du chien vaut peut-être mieux encore, mais il est trop long… » Quant à l’aigle, il est manqué. Manqué aussi, le paon… Qu’il fût de Buffon ou de Guéneau, n’importe, c’était une description à refaire (Guéneau était le nègre de Buffon). Elle était trop longue et pourtant incomplète, elle manquait de cette verve intérieure qui anime tout, et de cette brièveté pittoresque qui double l’éclat des images en les resserrant. « J’ai dans la tête, - concluait Rivarol, - un paon bien autrement neuf, bien autrement magnifique, et je ne demanderai pas une heure pour mieux faire. »

    Mais cette heure, il ne l’a jamais eue, elle s’envola toujours. Son scrupule, son entrain, sa folle confiance, ses feux d’artifice : il a tout gaspillé. Jusqu’à ce qu’il fût trop tard, éternellement.

    Ami, prends garde aux heures. Chacune d’elles est unique. Telle est la morale de cette histoire, moins immorale que tu ne l’attendais peut-être.

    Eugène Marsan, Éloge de la paresse (1926)

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  • Gilles Vervisch : Peut-on réussir sans effort ni aucun talent

    Le geek suprême, Steve Jobs l'a écrit : " Je suis convaincu que la moitié qui sépare les entrepreneurs qui réussissent de ceux qui échouent est purement la persévérance. " Une manière de dire que la réussite serait une question de volonté : quand on veut, on peut ! Les gens qui réussissent le doivent à leur travail et à leurs efforts, et les gens qui échouent considérés comme des ratés, n'auraient tout simplement aucune volonté. Dans la vie, tout ne serait donc qu'une affaire de mérite personnel.

    Dans ce texte vivifiant, Gilles Vervisch décortique la croyance dans le mérite omniprésente à notre époque. Certes, elle peut s'avérer être un moteur pour entreprendre. La " méritocratie " assurant une égalité des chances pour permettre aux plus méritants de s'en sortir semble tout à fait juste.

    Mais cette croyance dans le mérite n'est-elle pas aussi illusoire que dangereuse ? Qu'est-ce que réussir sa vie ? Une vie réussie est-elle forcément celle d'un startuppeur ? Est-il bien vrai que la vie ne nous offre que ce que nous méritons ?
    En définitive, la croyance dans le mérite permet surtout de culpabiliser " ceux qui ne sont rien ", et de tranquilliser ceux qui ont réussi, souvent privilégiés, convaincus qu'ils n'ont de compte à personne.

    Un essai décapant et facétieux, à rebours des poncifs de la pensée dominante sur la méritocratie.

    Gilles Vervisch, Peut-on réussir sans effort ni aucun talent ?, éd. Le Passeur, 2019

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  • Rousseau : L’homme est naturellement paresseux

    Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les sauvages dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille: c’est encore la paresse qui nous rend laborieux.

    Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781)

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  • Aristote : Le vrai loisir, la contemplation et le bonheur

    S"il il est vrai que le bonheur est l'activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c'est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c'est-à-dire de la partie de l'homme la plus haute. Qu'il s'agisse de l'esprit ou de toute autre faculté, à quoi semblent appartenir de nature l'empire, le commandement, la notion de ce qui est bien et divin ; que cette faculté soit divine elle aussi ou ce qu'il y a en nous de divin, c'est bien l'activité de cette partie de nous-mêmes, activité conforme à sa vertu propre, qui constitue le bonheur parfait. Or nous avons dit qu'elle est contemplative.

    Cette proposition s'accorde, semble-t-il, tant avec nos développements antérieurs qu'avec la vérité. Car cette activité est par elle-même la plus élevée; de ce qui est en nous, l'esprit occupe la première place; et, parmi ce qui relève de la connaissance, les questions qu'embrasse l'esprit sont les plus hautes.

    Ajoutons aussi que son action est la plus continue; il nous est possible de nous livrer à la contemplation d'une façon plus suivie qu'à une forme de l'action pratique.

    Et, puisque nous croyons que le plaisir doit être associé au bonheur, la plus agréable de toutes les activités conformes à la vertu se trouve être, d'un commun accord, celle qui est conforme à la sagesse. Il semble donc que la sagesse, elle au moins, comporte des plaisirs merveilleux autant par leur pureté que par leur solidité, et il est de toute évidence que la vie pour ceux qui savent se révèle plus agréable que pour ceux qui cherchent encore à savoir.

    D'ailleurs l'indépendance dont nous avons fait mention caractérise tout particulièrement la vie contemplative. Certes, le sage, le juste, comme tous les autres hommes, ont besoin de ce qui est indispensable à la vie; et même, si munis qu'ils soient d'une façon suffisante de ces biens extérieurs, il leur faut encore autre chose: le juste a besoin de gens à l'endroit de qui et avec qui il pourra manifester son sens de la justice; il en va de même de l'homme tempérant et de l'homme courageux et de tous les autres représentants des vertus morales; mais le sage, même abandonné à lui seul, peut encore se livrer à la contemplation et plus sa sagesse est grande, mieux il s'y consacre. Sans doute le ferait-il d'une façon supérieure encore, s'il associait d'autres personnes à sa contemplation ; quoi qu'il en soit, il est à un suprême degré l'homme qui ne relève que de lui-même.

    En outre, cette existence est la seule qu'on puisse aimer pour elle-même : elle n'a pas d'autre résultat que la contemplation, tandis que, par l'existence pratique, en dehors même de l'action, nous aboutissons toujours à un résultat plus ou moins important.

    Ajoutons encore que le bonheur parfait consiste également dans le loisir. Nous ne nous privons de loisirs qu'en vue d'en obtenir, et c'est pour vivre en paix que nous faisons la guerre...

    Une telle existence, toutefois, pourrait être au-dessus de la condition humaine. L'homme ne vit plus alors en tant qu'homme, mais en tant qu'il possède quelque caractère divin ; et, autant ce caractère divin l'emporte sur ce qui est composé, autant cette activité excellera par rapport à celle qui résulte de toutes les autres vertus. Si donc, l'esprit, par rapport à l'homme, est un attribut divin, une existence conforme à l'esprit sera, par rapport à la vie humaine, véritablement divine. Il ne faut donc pas écouter les gens qui nous conseillent, sous prétexte que nous sommes des hommes, de ne songer qu'aux choses humaines et, sous prétexte que nous sommes mortels, de renoncer aux choses immortelles. Mais, dans la mesure du possible, nous devons nous rendre immortels et tout faire pour vivre conformément à la partie la plus excellente de nous-mêmes, car le principe divin, si faible qu'il soit par ses dimensions, l'emporte, et de beaucoup, sur toute autre chose par sa puissance et sa valeur.

    Aristote, Éthique à Nicomaque (IVe s. av. JC)

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  • Moore : Travail, loisirs et oisiveté

    "Chacun est libre d'occuper à sa guise les heures comprises entre le travail, le sommeil et les repas, non pour les gâcher dans les excès et la paresse, mais afin que tous, libérés de leur métier, puissent s'adonner à quelque bonne occupation de leur choix. La plupart consacrent ces heures de loisir à l'étude. Chaque jour en effet des leçons accessibles à tous ont lieu avant le début du jour, obligatoires pour ceux-là seulement qui ont été personnellement destinés aux lettres. Mais, venus de toutes les professions, hommes et femmes y affluent librement, chacun choisissant la branche d'enseignement qui convient le mieux à sa forme d'esprit. Si quelqu'un préfère consacrer ces heures libres, de surcroît, à son métier, comme c'est le cas pour beaucoup d'hommes qui ne sont tentés par aucune science, par aucune spéculation, on ne l'en détourne pas. Bien au contraire, on le félicite de son zèle à servir l'État.

    Après le repas du soir, on passe une heure à jouer, l'été dans les jardins, l'hiver dans les salles communes qui servent aussi de réfectoire on y fait de la musique, on se distrait en causant. Les Utopiens ignorent complètement les dés et tous les jeux de ce genre, absurdes et dangereux. Mais ils pratiquent deux divertissements qui ne sont pas sans ressembler avec les échecs. L'un est une bataille de nombres où la somme la plus élevée est victorieuse ; dans l'autre, les vices et les vertus s'affrontent en ordre de bataille.[... ]
    Arrivés à ce point il nous faut, pour nous épargner une erreur, considérer attentivement une objection. Si chacun ne travaille que six heures, penserez-vous, ne risque-t-on pas inévitablement de voir une pénurie d'objets de première nécessité ?

    Bien loin de là, il arrive souvent que cette courte journée de travail produise non seulement en abondance, mais même en excès, tout ce qui est indispensable à l'entretien et au confort de la vie. Vous me comprendrez aisément si vous voulez bien penser à l'importante fraction de la population qui reste inactive chez les autres peuples, la presque totalité des femmes d'abord, la moitié de l'humanité; ou bien, là où les femmes travaillent, ce sont les hommes qui ronflent à leur place. Ajoutez à cela la troupe des prêtres et de ceux qu'on appelle les religieux, combien nombreuse et combien oisive ! Ajoutez-y tous les riches, et surtout les propriétaires terriens, ceux qu'on appelle les nobles. Ajoutez-y leur valetaille[1], cette lie de faquins[2] en armes et les mendiants robustes et bien portants qui inventent une infirmité pour couvrir leur paresse. Et vous trouverez, bien moins nombreux que vous ne l'aviez cru, ceux dont le travail procure ce dont les hommes ont besoin.

    Demandez-vous maintenant combien il y en a parmi eux dont l'activité a une fin véritablement utile. Nous évaluons toutes choses en argent, ce qui nous amène à pratiquer quantité d'industries totalement inutiles et superflues, qui sont simplement au service du luxe et du plaisir. Cette multitude des ouvriers d'aujourd'hui, si elle était répartie entre les quelques branches qui utilisent vraiment les produits de la nature pour le bien de tous, elle créerait de tels surplus que l'avilissement des prix empêcherait les ouvriers de gagner leur vie. Mais que l'on affecte à un travail utile tous ceux qui ne produisent que des objets superflus et, en plus, toute cette masse qui s'engourdit dans l'oisiveté et la fainéantise, gens qui gaspillent chaque jour, du travail des autres, le double de ce que le producteur lui-même consomme pour son propre compte : vous verrez alors combien il faut peu de temps pour produire en quantité nécessaire les choses indispensables ou simplement utiles, sans même négliger ce qui peut contribuer au plaisir, pourvu que celui-ci soit sain et naturel."

    Thomas More, L'Utopie (1516)

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  • Kierkegaard : L'oisiveté est-elle la mère de tous les maux?

    On a l'habitude de dire que l'oisiveté est la mère de tous les maux. On recommande le travail pour empêcher le mal. Mais aussi bien la cause redoutée que le moyen recommandé vous convaincront facilement que toute cette réflexion est d'origine plébéienne.

    L'oisiveté, en tant qu'oisiveté, n'est nullement la mère de tous les maux, au contraire, c'est une vie vraiment divine lorsqu'elle ne s'accompagne pas d'ennui. Elle peut faire, il est vrai, qu'on perde sa fortune, etc. ; toutefois, une nature patricienne ne craint pas ces choses, mais bien de s'ennuyer. Les dieux de l'Olympe ne s'ennuyaient pas, ils vivaient heureux en une oisiveté heureuse. Une beauté féminine qui ne coud pas, ne file pas, ne repasse pas, ne lit pas et ne fait pas de musique est heureuse dans son oisiveté ; car elle ne s'ennuie pas. L'oisiveté donc, loin d'être la mère du mal, est plutôt le vrai bien. L'ennui est la mère de tous les vices, c'est lui qui doit être tenu à l'écart. L'oisiveté n'est pas le mal et on peut dire que quiconque ne le sent pas prouve, par cela même, qu'il ne s'est pas élevé jusqu'aux humanités. Il existe une activité intarissable qui exclut l'homme du monde spirituel et le met au rang des animaux qui, instinctivement, doivent toujours être en mouvement. Il y a des gens qui possèdent le don extraordinaire de transformer tout en affaire, dont toute la vie est affaire, qui tombent amoureux et se marient, écoutent une facétie et admirent un tour d'adresse, et tout avec le même zèle affairé qu'ils portent à leur travail de bureau.

    Søren Kierkegaard

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