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  • Merleau-Ponty : Perceptions

    L'objectivation de chacun par le regard de l'autre n'est ressentie comme pénible que parce qu'elle prend la place d'une communication possible. Le regard d'un chien sur moi ne me gêne guère. Le refus de communiquer est encore un mode de communication. La liberté protéiforme, la nature pensante, le fond inaliénable, l'existence non qualifiée, qui en moi et en autrui marque les limites de toute sympathie, suspend bien la communication, mais ne l'anéantit pas. Si j'ai affaire à un inconnu qui n'a pas encore dit un seul mot, je peux croire qu'il vit dans un autre monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer. Mais qu'il dise un mot, ou seulement qu'il ait un geste d'impatience, et déjà il cesse de me transcender : c'est donc là sa voix, ce sont là ses pensées, voilà donc le domaine que je croyais inaccessible. Chaque existence ne transcende définitivement les autres que quand elle reste oisive et assise sur sa différence naturelle. Même la méditation universelle qui retranche le philosophe de sa nation, de ses amitiés, de ses partis pris, de son être empirique, en un mot du monde, et qui semble le laisser absolument seul, est en réalité acte, parole, et par conséquent dialogue.

    Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945)

    Photo : Pexels - Gary Barnes

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  • Merleau-Ponty : La prose du monde

    La langue dispose d'un certain nombre de signes fondamentaux, arbitrairement liés à des significations clefs ; elle est capable de recomposer toute signification nouvelle à partir de celles-là, donc de les dire dans le même langage, et finalement l'expression exprime parce qu'elle reconduit toutes nos expériences au système de correspondances initiales entre tel signe et telle signification dont nous avons pris possession en apprenant la langue, et qui est, lui, absolument clair, parce qu'aucune pensée ne traîne dans les mots, aucun mot dans la pure pensée de quelque chose. Nous vénérons tous secrètement cet idéal d'un langage qui, en dernière analyse, nous délivrerait de lui-même en nous livrant aux choses. Une langue, c'est pour nous cet appareil fabuleux qui permet d'exprimer un nombre indéfini de pensées ou de choses avec un nombre fini de signes, parce qu'ils ont été choisis de manière à recomposer exactement tout ce qu'on peut vouloir dire de neuf et à lui communiquer l'évidence des premières désignations de choses.

    Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde (1992)

    Photo : Pexels - RDNE Stock project

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 14, Documents, Textes et livres, [099] Café philo à la Médiathèque Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Merleau-Ponty : L'oeil et l'esprit

    Puisque les choses et mon corps sont faits de la même étoffe, il faut que sa vision se fasse en quelque manière en elles, ou encore que leur visibilité manifeste se double en lui d'une visibilité secrète: "la nature est à l'intérieur", dit Cézanne. Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n'y sont que parce qu'elles éveillent un écho dans notre corps, que parce qu'il leur fait accueil. Cet équivalent interne, cette formule charnelle de leur présence que les choses suscitent en moi, pourquoi à leur tour ne susciteraient-elles pas un tracé, visible encore, où tout autre regard retrouvera les motifs qui soutiennent son inspection du monde? Alors paraît un visible à la deuxième puissance, essence charnelle ou icône du premier. Ce n'est pas un double affaibli, un trompe l'oeil, une autre chose. Les animaux peints sur la paroi de Lascaux n'y sont pas comme y est la fente ou la boursouflure du calcaire. Ils ne sont pas davantage ailleurs. Un peu en avant, un peu en arrière, soutenus par sa masse dont ils se servent adroitement, ils rayonnent autour d'elle sans jamais rompre leur insaisissable amarre. Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les limbes de l'Etre, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois.

    Maurice Merleau-Ponty, L'oeil et l'esprit (1964)

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  • Merleau-Ponty : Revenir aux choses mêmes

    Il s'agit de décrire , et non pas d'expliquer ni d'analyser. Cette première consigne que Husserl donnait à la phénoménologie commençante d'être une 'psychologie descriptive' ou de 'revenir aux choses-mêmes', c'est d'abord le désaveu de la science. Je ne suis pas le résultat ou l'entrecroisement des multiples causalités qui détermine mon corps ou mon psychisme, je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni fermer sur moi l'univers de la science. Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir d'une vue mienne ou d'une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire. Tout l'univers de la science est construit sur le monde vécu et si nous voulons penser la science elle-même avec vigueur, en a&apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord cette expérience du monde dont elle est l'expression seconde. La science n'a pas et n'aura jamais le même sens d'être que le monde perçu pour al simple raison qu'elle est une détermination ou une explication. Je suis non pas un 'être vivant' ou même un 'homme' ou même 'une conscience' avec tous les caractères que la zoologie, l'anatomie sociale ou la psychologie inductive reconnaissent à ces produits de la nature ou de l'histoire, - je suis la source absolue, mon existence ne vient pas de mes antécédents, de mon entourage physique et social, elle va vers eux et les soutient, car c'est moi qui fait être pour moi (et donc être au seul sens que le mot puisse avoir pour moi) cette tradition que je choisis de reprendre ou cet horizon dont la distance à moi s'effondrerait, puisqu'elle ne lui appartient pas comme une propriété, si je n'étais là pour la parcourir du regard. Les vues scientifiques selon lesquelles je suis un moment du monde sont toujours naïves et hypocrites, parce qu'elles sous-entendent, sans la mentionner, cette autre vue, celle de la conscience, par laquelle d'abord un autre monde se dispose autour de moi et commence à exister pour moi.

    Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception (1945)

    Lien permanent Catégories : =>Saison. 11, Documents, Textes et livres, [84] SPÉCIALE 10 ANS DU CAFÉ PHILO Imprimer 0 commentaire Pin it!
  • Compte-rendu du débat: "Jusqu'où peut-on se mettre à la place des autres?"

    Le vendredi 24 mai 2019, le café philosophique de Montargis se réunissait pour discuter autour de cette question: "Jusqu’où peut-on se mettre à la place des autres ?"

    Pour commencer le sujet, une vidéo qui nous met à la place d'une personne schizophrène grâce à l’intelligence artificielle est projetée. Elle illustre un moyen de se mettre à la place d’autrui.

    Une première personne considère qu’il est impossible de se mettre à la place des autres, ne serait-ce que parce que nous ne traversons pas les mêmes étapes de la vie, les mêmes épreuves.

    Par rapport à la question, quelque part il y a un début de réponse : "Jusqu’où peut-on se mettre à la place des autres ?" augure que l’on peut en partie le faire. Cela sous-entendrait, dit une participante qu’il y aurait une limite au-delà de laquelle on ne peut accéder à la compréhension totale d’autrui. Or, il y a aujourd’hui un "outil merveilleux", l’empathie, qui, si on en est doté, peut permettre de se rapprocher de l’autre pour pouvoir l’aider par exemple dans sa souffrance. On ne peut certes pas mesurer la souffrance, mais on peut écouter un parcours et cheminer avec autrui.

    Les mots nous servent à communiquer mais ils peuvent constituer un obstacle entre la réalité et nous. Savoir comment l’autre va recevoir mon message reste un mystère. : cette compréhension reste donc limitée ("Ce dont on ne peut parler, il faut le taire" écrivait Ludwig Wittgenstein).

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  • Compte-rendu du débat: "Est-on possesseur de son corps ?"

    Le café philosophique de Montargis se réunissait le 22 mars 2019 pour une nouvelle séance qui portait sur ce sujet : "Est-on possesseur de son corps ?"

    D’emblée, une première réponse est donnée par une personne du public : mon corps m’appartient bien, du moment qu’il ne gêne pas les autres. Mais si je suis contaminé, c’est la société qui s’en occupe afin que je ne contamine pas les autres. Si mon corps me lâche, intervient une personne du public, je suis presque en lutte avec, avec la notion d’âge qui fait que j’use de mon corps avec plus ou moins de zèle. Ne dit-on pas : "Être en pleine possession de ses moyens ?" Quoique là, on parle plus de possession physique que psychologique. Pour une personne du public, le corps nous appartient pour notre vie entière si on sait l’écouter, via des exercices de respiration par exemple ou de la méditation.

    Puis-je faire de mon corps ce que je veux ? Pour répondre à cette question, est-il dit, il y a deux visions du corps : une vision qui viserait à subir son corps et une autre qui propose un effort pour s’en occuper. "Notre corps (…) est l’enveloppe de l’âme, qui, de son côté, en est la gardienne et la protectrice" écrivait Lucrèce. Une personne du public fait aussi remarquer que physiologiquement, une grande partie de mon propre corps ne m’appartient pas car il est constitué de corps étrangers, de bactéries notamment.

    Une personne souhaite que l’on ne confonde pas la possession de son corps avec l’amour qu’on lui porte et l’entretien de celui-ci. Ce n’est pas parce que l’on n’aime pas son corps qu’il ne nous appartient pas, ajoute-t-il. Or, intervient un animateur, le fait que l’on se dise possesseur de son corps est peut-être le risque de se faire déposséder. Se poser cette question c’est déjà ouvrir une brèche, qui peut être le premier pas vers une forme d’esclavage.

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  • Compte-rendu de la séance "Les sciences vont-elles trop loin?"

    Pour cette première séance de la saison à laquelle assistaient entre 35 et 40 personnes, l’équipe du café philo invitait Thierry Berlanda, philosophe, conférencier et romancier, auteur notamment d’un thriller paru récemment, Nadja (éd. du Rocher). Le sujet de ce débat portait sur cette question : "Les sciences vont-elles trop loin ?" Ce roman a pour sujet une enquête policière qui mène deux enquêteurs jusqu’au Nigeria où une multinationale a fait des biotechnologies un inquiétant projet scientifique autant qu’économique. Thierry Berlanda met en scène sur un plan romanesque un thème qui, philosophiquement, est important : le devenir de l’homme avec les révolutions techno-scientifiques et les périls qu’elles peuvent charrier.

    Cette question présente aujourd’hui, et depuis longtemps dans la littérature et le cinéma, n’est plus l’effet d’une mode ou d’un engouement médiatique. Ce n’est plus un épiphénomène : elle nous concerne d’une manière paradoxale. En effet, cette révolution techno-scientifique, la plupart d’entre-nous nous n’y comprenons pratiquement rien et nous n’y adhérons pas. D'autre part, nous ne nous sommes pas appropriés éthiquement cette question. De ce fait, nous sommes doublement dépassés d’un point de vue intellectuel et d’un point de vue moral.

    Thierry Berlanda insiste sur la notion de vie. Notre vie, dit-il, "dans laquelle nous ne nous sommes pas apportés nous-même" comme le dit en substance le philosophe Michel Henry, nous précède toujours et nous dépasse. Et pourtant, elle nous concerne très intimement. La techno-science, la révolution biotechnologique, la "prothètisation du vivant" nous dépassent à la fois par la compréhension que nous en avons – ou pas – et par l’appropriation de ce sujet.

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