Café philo décembre 100e
Augustin : Sur le mensonge, de nouveau
Après avoir condamné sans hésiter ces espèces de mensonge, nous passons à un autre qui semble comme un progrès vers le bien c'est celui qu'on attribue généralement à un sentiment de bienveillance et de bonté, quand celui qui ment, non-seulement ne nuit à personne, mais rend même service à quelqu'un. Ici toute la question se réduit à savoir si c'est se faire tort à soi-même que de rendre service à quelqu'un aux dépens de la vérité. Quand même le nom de vérité ne conviendrait qu'à celle qui éclaire les intelligences de sa lumière intérieure et immuable, cependant le menteur dont nous parlons agit du moins à l'encontre d'une certaine vérité : car bien que les sens corporels soient sujets à la déception, c'est aller contre la vérité que de dire qu'une chose est telle ou n'est pas telle, quand ni l'intelligence, ni les sens, ni l'imagination, ni la foi ne le lui disent. Celui qui rend de cette façon service à un autre, ne se nuit-il point à lui-même, ou le service qu'il rend compense-t-il le tort qu'il se fait ? c'est là une grave question. S'il en est ainsi il faudra dire qu'il doit se rendre service à soi-même, en disant un mensonge qui ne nuit à personne. Mais ces propositions s'enchaînent mutuellement et les concessions mènent à des conséquences qui jettent dans un grand trouble. En effet si on demande quel tort éprouverait un homme excessivement riche de la perte d'un boisseau de blé pris parmi des milliers et des milliers d'autres, quand ce boisseau peut sauver la vie à celui qui le vole : on arrivera à dire qu'on peut voler sans se rendre coupable et rendre un faux témoignage sans pécher. Or quelle erreur plus criminelle que celle-là ? Mais si un autre avait volé ce boisseau, que vous en eussiez été témoin et qu'on vous questionnât là-dessus, ne vous serait-il pas permis de mentir? Quoi ! vous le pourriez pour un autre, et non pour vous qui êtes pauvre? Êtes-vous obligé d'aimer votre prochain plus que vous-même ? Donc dans les deux cas le mensonge est coupable et il faut l'éviter.
Peut-être fera-t-on ici une exception : les mensonges, utiles à quelqu'un sans nuire à personne, seraient permis, mais non ceux que l'on dirait pour cacher ou justifier un crime ; par exemple un mensonge qui, sans nuire à personne, serait utile à un pauvre, mais dissimulerait un vol, serait coupable ; mais si sans nuire à personne, il rendait service à un pauvre, et ne cachait ni ne justifiait aucun vol, il ne le serait plus. Ainsi, quelqu'un cachera son argent devant toi, dans la crainte qu'on ne le lui vole ou ne le lui enlève par force ; on te questionne là-dessus et tu mens, évidemment tu ne fais tort à personne, tu rends service au propriétaire à qui le secret était nécessaire, et tu n'as dissimulé aucun péché par, ton mensonge : car il n'y a pas de péché à cacher son bien, quand on craint de le perdre. Mais si l'on ne pèche pas en mentant, quand on ne couvre aucune faute, qu'on ne fait tort à personne et qu'on rend service à quelqu'un, que ferons-nous du péché même de mensonge ? Car dans l'endroit où l'on nous dit : "Tu ne voleras pas", on nous dit aussi : "Tu ne rendras pas de faux témoignage". Comme la défense s'applique à l'un et à l'autre séparément, pourquoi le faux témoignage est-il coupable quand il couvre le vol ou tout autre péché, et ne l'est-il plus dès qu'il cesse de prêter un voile officieux au mal, alors que le vol et tous les autres péchés sont coupables par eux-mêmes ? serait-il donc défendu de cacher le péché et permis de le commettre ?
Mais si cela est absurde, que dire ? n'y aura-t-il faux témoignage que quand on ment pour calomnier quelqu'un , ou pour dissimuler sa fauté, ou pour l'opprimer devant les tribunaux ? Car il semble que le juge a besoin de témoin pour connaître une cause. Mais si l'Écriture n'entendait qu'en ces sens le mot de témoin, l'Apôtre n'eût pas dit : "Nous nous trouvons même être de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous rendons ce témoignage contre Dieu, qu'il a ressuscité le Christ, que pourtant il n'a pas ressuscité". Par là il fait voir que le mensonge est un faux témoignage, même quand on le dit pour louer faussement quelqu'un..Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)