Café philo décembre 100e
Café philosophique de Montargis - Page 5
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Marquet : Colère
Toute notre culture est basée sur la peur. Toutes nos énergies sont consacrées à refuser la mort. Et nous ne voyons pas qu'à refuser la mort c'est à la vie que nous disons non. Car la mort et la vie ne sont qu'une seule et même réalité. Cela, les Indiens le savent...
Nous, les Blancs, qui dominons le monde, avons trop peur de sentir la vie parcourir notre chair, trop peur de savourer notre appartenance à la Terre, parce que c'est aussi garder mémoire qu'il faudra retourner, un jour, à la terre.
L'Indien sait, d'un savoir cellulaire, qu'il n'est pas distinct de la Terre dont il provient et dont il est fait. Avec mes frères, j'ai appris à marcher pieds nus sur la terre brûlante, comme eux je me suis étendu sur la Terre à me laisser bercer par la pulsation profonde de sa vie.Aimer la vie, me disait Lololma, c'est se souvenir que l'on n'est rien. L'homme blanc préfère se faire croire qu'il est tout. Il est rempli de haine pour la Terre dont il est fait. Il veut la posséder. Il met la Terre en demeure de produire, toujours davantage. Il ne veut aucune limite à sa puissance. Il détruit ce qui lui échappe, il se rend sourd et aveugle à ce qu'il ne peut détruire.
Il ne connaît plus rien du Grand Mystère.Denis Marquet, Colère (2003)
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"La partie de cartes"
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Victor Hugo : Je n’ai point de colère et cela vous étonne
Je n’ai point de colère et cela vous étonne.
Votre tonnerre tousse et vous croyez qu’il tonne ;
Grondants, vous essoufflez sur moi votre aquilon :
Votre petit éclair me pique le talon ;
Je n’ai pas l’air de voir la peine qu’il se donne ;
Vous sentez quelque chose en moi qui vous pardonne,
Cela vous froisse. Au fait, on est trop châtié
De vouloir faire mal et de faire pitié.
Quoi ! s’unir contre un homme, en tenter l’escalade,
Et n’avoir même pas l’honneur d’une ruade !
Ne pas recevoir même un soufflet ! c’est blessant.
Le proscrit parfois tombe et jamais ne descend ;
Il laisse autour de lui grincer la haine infâme ;
Ce n’est pas pour cela qu’il dérange son âme,
Donc soyez furieux. Serai-je irrité ? Non.
Je doute que j’en vienne à savoir votre nom.
Les vieux bannis pensifs sont une race inculte ;
Avant de nous fâcher parce qu’on nous insulte,
C’est notre usage à nous qui sommes exigeants
De regarder un peu la stature des gens.Victor Hugo, L’Année terrible (1872)
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Aristote : Colères et passions
Il n’est pas aisé de déterminer comment, à l’égard de qui, pour quels motifs et pendant combien de temps on doit être en colère, et à quel point précis, en agissant ainsi, on cesse d’avoir raison et on commence à avoir tort. En effet, une légère transgression de la limite permise n’est pas pour autant blâmée, qu’elle se produise du côté du plus ou du côté du moins : ainsi parfois nous louons ceux qui pèchent par insuffisance et les qualifions de doux, et, d’autre part, nous louons les caractères difficiles, pour leur virilité qui, dans notre pensée, les rend aptes au commandement. Dès lors il n’est pas aisé de définir dans l’abstrait de combien et de quelle façon il faut franchir la juste limite pour encourir le blâme : cela rentre dans le domaine de l’individuel, et la discrimination est du ressort de la sensation. Mais ce qui du moins est clair, c’est l’appréciation favorable que mérite la disposition moyenne, selon laquelle nous nous mettons en colère avec les personnes qu’il faut, pour des choses qui en valent la peine, de la façon qui convient, et ainsi de suite, et que, d’autre part, l’excès et le défaut sont également blâmables, blâme léger pour un faible écart, plus accentué si l’écart est plus grand, et d’une grande sévérité enfin quand l’écart est considérable.
Aristote, Rhétorique (IVe s. av JC)
Photo : Pexels - Anna Tarazévitch
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Sénèque : Qu'est-ce que la colère ?
"Souvent, dira-t-on, l'homme s'irrite non contre des gens qui lui ont fait tort, mais qui doivent lui en faire, preuve que la colère ne vient pas uniquement de l'offense." Oui, sans doute, le pressentiment du mal irrite ; mais c'est que l'intention est déjà une injure, et que la méditer, c'est l'avoir commise.
On dit encore : "La colère n'est point un désir de vengeance, puisque fréquemment les plus faibles la ressentent contre les plus forts ; peuvent-ils prétendre à des représailles qu'ils n'espèrent même pas ?" Mais d'abord par colère, nous entendons le désir, et non la faculté de se venger ; or, on désire même ce qu'on ne peut. Est-il en outre si humble mortel qui n'espère, avec quelque raison, tirer satisfaction de l'homme le plus puissant ? On est toujours assez puissant pour nuire.
La définition d'Aristote n'est pas bien éloignée de la nôtre ; car il dit que la colère est le désir de rendre mal pour mal. Il serait trop long de faire ressortir en détail en quoi cette définition diffère de la nôtre. On objecte à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées, sans idée de punir ou de causer aucune peine ; car le mal qu'elles font, elles ne le méditent pas.
Il faut répondre que l'animal, que tout, excepté l'homme, est étranger à la colère ; car, quoique ennemie de la raison, elle ne naît pourtant que chez des êtres capables de raison. Les bêtes ont de l'impétuosité, de la rage, de la férocité, de la fougue ; mais elles ne connaissent pas plus la colère que la luxure, bien que pour certains plaisirs elles aient moins de retenue que l'homme.
Ne croyez pas le poète qui dit : "Le sanglier a perdu sa colère ; le cerf ne se fie plus à sa course légère ; et, dans leurs brusques assauts, les ours ne songent plus à s'élancer sur les troupeaux de boeufs." Il appelle colère l'élan, la violence du choc : or, la brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner ; les animaux muets sont étrangers aux passions de l'homme ; ils n'ont que des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu'il y ait chez eux de l'amour, il y aura de la haine ; l'amitié supposera l'inimitié, et les dissensions, la concorde : toutes choses dont ils offrent bien quelques traces, mais le bien et le mal appartiennent en propre au coeur humain.
À l'homme seul furent donnés la prévoyance, le discernement, la pensée ; nos vertus et nos vices même sont interdits aux animaux, dont l'intérieur, non moins que les dehors, diffèrent absolument de nous. Ils ont, c'est vrai, cette faculté souveraine, autrement dite principe moteur, comme ils ont une voix, mais inarticulée, embarrassée, incapable de former des mots ; comme ils ont une langue, mais enchaînée et inhabile aux inflexions variées de la nôtre ; de même ce principe moteur est chez eux à peine éclairé, à peine ébauché. Il perçoit la vue et l'apparence de ce qui excite leurs mouvements, mais cette vue est trouble et confuse.
De là la violence de leurs transports, de leur attaques ; mais rien qui soit appréhension, souci, tristesse ni colère : ils n'en ont que les semblants. Aussi leur ardeur tombe bien vite et passe à l'état opposé : après le plus furieux carnage, comme après la plus vive frayeur, ils paissent tranquillement, et aux frémissements, aux agitations de la rage succèdent à l'instant le repos et le sommeil.
Sénèque, De la colère, I (Ier s. ap. JC)
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Kant : La colère
Ce que l'émotion de la colère ne fait pas dans le moment de l'exaspération, elle ne le fait pas du tout ; de plus, elle s'oublie aisément. Mais la passion de la haine prend son temps pour s'enraciner profondément et pour penser à son ennemi...
Celui qui va en colère vous trouver dans votre chambre pour vous dire des gros mots dans son emportement, engagez-le poliment à s'asseoir ; si cela réussit, ses injures seront déjà moins violentes, parce que la commodité d'être assis est une absence de tension musculaire qui va mal avec des gestes menaçants et les cris de l'homme dressé. La passion, au contraire, se donne du temps, si violente qu'elle puisse être, pour atteindre sa fin ; elle est réfléchie. L'émotion agit comme une eau qui rompt sa digue ; la passion comme un torrent qui se creuse un lit de plus en plus profond [...]. Où il y a beaucoup d'émotion, il y a généralement peu de passion. On voit facilement que les passions, justement parce qu'elles peuvent se concilier avec la réflexion la plus tranquille, portent une grande atteinte à la liberté, et que, si l'émotion est une ivresse, la passion est une maladie qui résiste à tous les moyens thérapeutiques...
L'émotion ne porte qu'une atteinte momentanée à la liberté et à l'empire sur soi. La passion en est l'abandon et trouve son contentement dans le sentiment de la servitude.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790)
Photo : Pexels - Andrea Piacquadio
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"Les raisins de la colère"
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Steinbeck : Les raisons de la colère
Alors des hommes armés de lances d'arrosage aspergent de pétrole les tas d'oranges, et ces hommes sont furieux d'avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d'affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.
Et l'odeur de pourriture envahit la contrée.
On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol.
Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement.
Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu'elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d'arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu'il faut la pousser à pourrir.
Les gens s'en viennent armés d'épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s'amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu'on saigne dans un fossé et qu'on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d'oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.
John Steinbeck, Les Raisins de la Colère (1939)
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Gaëtan Roussel : "La Colère"
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Zola : La colère d'une femme trompée
Une révolte invincible, la colère d’une épouse souffletée chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l’autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l’exaltation de l’irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d’ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.
Emile Zola, L'Œuvre (1886)
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Prochaine séance, prochaine saison
La quinzième saison du Café Philosophique de Montargis s'ouvrira le 27 septembre prochain avec une séance qui aura pour sujet : "Y a-t-il des colères saines ?"
Rendez-vous à la Médiathèque de Montargis à 19 heures le vendredi 27 septembre.
Et bonnes vacances en attendant.
Photo : Pexels - Anastasia Popova
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Merci aux participants de la séance du vendredi 28 juin
Environ 20 personnes participaient à la séance du vendredi 28 juin à la Médiathèque de Montargis. Merci à l'équipe de la Médiathèque pour son accueil et pour l'organisation.
La séance portait sur cette question : "A-t-on le droit de se mentir ?"
Merci aux participants et participantes.
La prochaine séance aura lieu à la Médiathèque de Montargis, le vendredi 27 septembre 2024 à 19 heures pour une nouvelle saison. Le sujet choisi par les participants sera celui-ci : "Y a-t-il des colères saines ?"
A bientôt.
Photo - Pexels - Lisa Fotios
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"Le Coup de Phil' #4 - L'Existentialisme de Sartre"
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Sartre : La mauvaise foi
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main.
Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse.
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.
Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition...
Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l’être-en-soi. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n’est qu’une des structures. De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis.
Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant (1976)
Photo : Pexels - EZELL
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La valise philosophique du mois : Café philo du 28 juin 2024
Retrouvez notre traditionnelle "Valise philosophique" du mois. Elle est consacrée à la séance du vendredi 28 juin 2024 qui aura pour sujet : "A-t-on le droit de se mentir ?" Cette séance aura lieu à la Médiathèque de Montargis.
Comme pour chaque séance, nous vous avons préparé (colonne de gauche) des documents, textes, extraits de films ou de musiques servant à illustrer et enrichir les débats mensuels.
Restez attentifs : régulièrement de nouveaux documents viendront alimenter cette rubrique d'ici la séance.
Photo : Mikhail Nilov- Pexels
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Augustin : Sur le mensonge, de nouveau
Après avoir condamné sans hésiter ces espèces de mensonge, nous passons à un autre qui semble comme un progrès vers le bien c'est celui qu'on attribue généralement à un sentiment de bienveillance et de bonté, quand celui qui ment, non-seulement ne nuit à personne, mais rend même service à quelqu'un. Ici toute la question se réduit à savoir si c'est se faire tort à soi-même que de rendre service à quelqu'un aux dépens de la vérité. Quand même le nom de vérité ne conviendrait qu'à celle qui éclaire les intelligences de sa lumière intérieure et immuable, cependant le menteur dont nous parlons agit du moins à l'encontre d'une certaine vérité : car bien que les sens corporels soient sujets à la déception, c'est aller contre la vérité que de dire qu'une chose est telle ou n'est pas telle, quand ni l'intelligence, ni les sens, ni l'imagination, ni la foi ne le lui disent. Celui qui rend de cette façon service à un autre, ne se nuit-il point à lui-même, ou le service qu'il rend compense-t-il le tort qu'il se fait ? c'est là une grave question. S'il en est ainsi il faudra dire qu'il doit se rendre service à soi-même, en disant un mensonge qui ne nuit à personne. Mais ces propositions s'enchaînent mutuellement et les concessions mènent à des conséquences qui jettent dans un grand trouble. En effet si on demande quel tort éprouverait un homme excessivement riche de la perte d'un boisseau de blé pris parmi des milliers et des milliers d'autres, quand ce boisseau peut sauver la vie à celui qui le vole : on arrivera à dire qu'on peut voler sans se rendre coupable et rendre un faux témoignage sans pécher. Or quelle erreur plus criminelle que celle-là ? Mais si un autre avait volé ce boisseau, que vous en eussiez été témoin et qu'on vous questionnât là-dessus, ne vous serait-il pas permis de mentir? Quoi ! vous le pourriez pour un autre, et non pour vous qui êtes pauvre? Êtes-vous obligé d'aimer votre prochain plus que vous-même ? Donc dans les deux cas le mensonge est coupable et il faut l'éviter.
Peut-être fera-t-on ici une exception : les mensonges, utiles à quelqu'un sans nuire à personne, seraient permis, mais non ceux que l'on dirait pour cacher ou justifier un crime ; par exemple un mensonge qui, sans nuire à personne, serait utile à un pauvre, mais dissimulerait un vol, serait coupable ; mais si sans nuire à personne, il rendait service à un pauvre, et ne cachait ni ne justifiait aucun vol, il ne le serait plus. Ainsi, quelqu'un cachera son argent devant toi, dans la crainte qu'on ne le lui vole ou ne le lui enlève par force ; on te questionne là-dessus et tu mens, évidemment tu ne fais tort à personne, tu rends service au propriétaire à qui le secret était nécessaire, et tu n'as dissimulé aucun péché par, ton mensonge : car il n'y a pas de péché à cacher son bien, quand on craint de le perdre. Mais si l'on ne pèche pas en mentant, quand on ne couvre aucune faute, qu'on ne fait tort à personne et qu'on rend service à quelqu'un, que ferons-nous du péché même de mensonge ? Car dans l'endroit où l'on nous dit : "Tu ne voleras pas", on nous dit aussi : "Tu ne rendras pas de faux témoignage". Comme la défense s'applique à l'un et à l'autre séparément, pourquoi le faux témoignage est-il coupable quand il couvre le vol ou tout autre péché, et ne l'est-il plus dès qu'il cesse de prêter un voile officieux au mal, alors que le vol et tous les autres péchés sont coupables par eux-mêmes ? serait-il donc défendu de cacher le péché et permis de le commettre ?
Mais si cela est absurde, que dire ? n'y aura-t-il faux témoignage que quand on ment pour calomnier quelqu'un , ou pour dissimuler sa fauté, ou pour l'opprimer devant les tribunaux ? Car il semble que le juge a besoin de témoin pour connaître une cause. Mais si l'Écriture n'entendait qu'en ces sens le mot de témoin, l'Apôtre n'eût pas dit : "Nous nous trouvons même être de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous rendons ce témoignage contre Dieu, qu'il a ressuscité le Christ, que pourtant il n'a pas ressuscité". Par là il fait voir que le mensonge est un faux témoignage, même quand on le dit pour louer faussement quelqu'un..Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)
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"Je me mens"
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"A-t-on le droit de se mentir ?"
Le Café philosophique de Montargis fixera son prochain rendez-vous à la Médiathèque de Montargis le vendredi 28 juin à 19 heures. Les animateurs et organisateurs proposeront de débattre sur ce sujet : "A-t-on le droit de se mentir ?"
Le mensonge, souvent qualifié de défaut rédhibitoire, fait figure de frein à la sagesse et à la pensée. Mentir c’est cacher la vérité et/ou dissimuler à autrui un acte ou une parole que l’on voudrait cacher. Mentir peut aussi être un moyen d’avoir gain de cause en se servant du mensonge comme arme. Cependant, qu’en est-il du mensonge que l’on s’appliquerait à soi-même ?
La question paraît incongrue. Pour autant, nous pouvons par moment avoir la sensation de ne pas être au clair avec nous-même et de nous mentir. Mais de quel mensonge s’agit-il ? Y a-t-il un problème éthique ou moral dans ce mensonge ? Mentir, y compris à soi-même, est-il utile, voire inhérent à la condition humaine ? Devons-nous absolument mentir et se mentir pour vivre en société ? Dit autrement, peut-on affirmer, comme Nietzsche, que l’"on s’arrange mieux de sa mauvaise conscience que de sa mauvaise réputation" ? Il pourra aussi être conscient de l’existentialisme, de la mauvaise foi sartrienne et même de l’inconscient en psychanalyse.
Ce seront autant de questions qui pourront être débattues lors de cette nouvelle séance. Rendez-vous donc à l’Atrium de la Médiathèque de Montargis le vendredi 28 juin 2024 à 19 heures pour cette nouvelle séance qui sera aussi le dernier de cette saison.
La participation sera libre et gratuite.
Photo : Pexels - Michael koneckiy
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"Réputation et mensonge : Peut-on se mentir à soi-même ?"
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"Je mens"
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Augustin : "Est-il quelquefois utile d'énoncer une chose fausse avec l'intention de tromper?"
Est-il quelquefois utile d'énoncer une chose fausse avec l'intention de tromper ? Ceux qui sont pour l'affirmative, appuient leur opinion sur des témoignages; ils rappellent que Sara ayant ri, soutint :cependant aux anges qu'elle n'avait pas ri ; que Jacob, interrogé par son père, répondit qu'il était Esaü, son fils aîné ; que les sages-femmes égyptiennes ont menti pour sauver de la mort les enfants des Hébreux, et que Dieu a approuvé et récompensé leur conduite ; et beaucoup d'autres exemples de ce genre empruntés à des personnages qu'on n'oserait blâmer; et cela, dans le but de démontrer non seulement que parfois le mensonge n'est pas coupable, mais qu'il est même digne d'éloge. Outre cet argument destiné à embarrasser ceux qui s'adonnent à la lecture des saints livres; ils invoquent encore l'opinion générale et le sens commun, et disent : si un homme se sauvait -chez toi et que tu pusses l'arracher à la mort par un seul mensonge, ne mentirais-tu pas ? Si un malade te faisait une question dont la réponse pourrait lui être nuisible, ou que ton silence même pût aggraver son mal, oserais-tu dire la vérité au risque de le faire mourir, ou garder un silence dangereux plutôt que de lui sauver la vie par un mensonge honnête et inspiré par la compassion ? Par ces raisonnements et d'autres de ce genre ils croient démontrer surabondamment qu'on doit mentir quelquefois pour rendre service.
Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)
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"L'Adversaire"
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Carrère : L'Adversaire
Vous avez compris, m'a-t-il demandé, ce que son avocat est en train d'essayer ?"
Je n'avais pas compris.
"Il veut le faire craquer. Il se rend compte que ça manque de tripes. Mais il ne se rend pas compte que c'est horriblement dangereux de faire ça. Je peux vous le dire, ça fait 40 ans que je trimbale mon carton dans tous les tribunaux de France. Ce type est un très grand malade. Il se contrôle, mais si on se met à le titiller là où il ne peut plus contrôler, il va se fissurer devant tout le monde et je vous assure, ça va être épouvantable. On croit que c'est un homme qu'on a devant nous, mais en fait ça fait longtemps que ce n'est plus un homme. C'est comme un trou noir, et vous allez voir, ça va nous sauter à la gueule. Les gens ne savent pas ce que c'est, la folie. C'est terrible. C'est ce qu'il y a de plus terrible au mondeEmmanuel Carrère, L'Adversaire (2000)
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Augustin : "Il faut donc voir ce que c'est que le mensonge"
Il faut donc voir ce que c'est que le mensonge. Car dire une chose fausse n'est pas mentir, quand on croit ou qu'on s'imagine dire la vérité. Or, entre croire ou s'imaginer il y a cette différence : que quelquefois celui qui croit, sent qu'il ne comprend pas ce qu'il croit, bien qu'il n'ait aucun doute sur la chose qu'il sait qu'il né comprend pas, si toutefois il la croit avec une pleine conviction ; tandis que celui qui s'imagine, pense savoir ce qu'il ignore complètement. Or, quiconque énonce une chose qu'il croit ou s'imagine être vraie, bien qu'elle soit fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu'il ne veut exprimer que ce qu'il a dans l'esprit, et qu'il l'exprime en effet. Mais bien qu'il ne mente pas, il n'est cependant point irréprochable, s'il croit ce qu'il ne faut pas croire, ou s'il pense savoir une chose qu'il ignore, quand même elle serait vraie :car il tient pour connue une chose inconnue. Ainsi donc mentir, c'est avoir une chose dans l'esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques. C'est pourquoi on dit du menteur qu'il a le coeur double, c'est-à-dire une double pensée : la pensée de la chose qu'il sait ou croit être vraie et qu'il n'exprime point, et celle de la chose qu'il lui substitue, bien qu'il la sache ou la croie fausse. D'où il résulte qu'on peut, sans mentir, dire une chose fausse, quand on la croit telle qu'on la dit, bien qu'elle ne soit pas telle réellement; et qu'on peut mentir en disant la vérité, quand on croit qu'une chose est fausse, et qu'on l'énonce comme vraie, quoiqu'elle soit réellement telle qu'on l'énonce, car c'est d'après la disposition de l'âme, et non d'après la vérité ou la fausseté des choses mêmes, qu'on doit juger que l'homme ment ou ne ment pas. On peut donc dire que celui qui énonce une chose fausse comme vraie, mais qui la croit vraie, se trompe ou est imprudent ; mais on ne peut l'appeler menteur, parce qu'il n'a pas le coeur double quand il parle, qu'il n'a pas intention de tromper, mais que seulement il se trompe. Le péché du menteur est le désir de tromper en énonçant: soit qu'on ajoute foi à sa parole exprimant une chose fausse ; soit qu'en réalité il ne trompe pas, ou parce qu'on ne le croit pas, ou parce que la chose que l'on croit sur sa parole se trouve vraie, bien qu'il la dise dans l'intention de tromper. Lorsque, dans ce cas on ajoute foi à sa parole, il ne trompe pas, malgré son intention de tromper; ou du moins il ne trompe qu'en ce sens qu'on le croit instruit ou persuadé de la chose qu'il exprime.
Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)
Photo - Pexels - Ketut Subiyanto
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Augustin : Tromper
Quiconque énonce une chose qu'il croit ou qu'il s'imagine être vraie, bien qu'elle soit fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu'il ne veut exprimer que ce qu'il a dans l'esprit, et qu'il l'exprime en effet. Mais bien qu'il ne mente pas, il n'est cependant point irréprochable, s'il croit ce qu'il ne faut pas croire, ou s'il pense savoir une chose qu'il ignore, quand même elle serait vraie : car il tient pour connue une chose inconnue. Ainsi donc mentir, c'est avoir une chose dans l'esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques. C'est pourquoi on dit du menteur qu'il a le cœur double, c'est-à-dire une double pensée : la pensée de la chose qu'il sait ou croit être vraie et qu'il n'exprime point, et celle de la chose qu'il lui substitue, bien qu'il la sache ou la croie fausse. D'où il résulte qu'on peut, sans mentir, dire une chose fausse, quand on la croit telle qu'on la dit, bien qu'elle ne soit pas telle réellement; et qu'on peut mentir en disant la vérité, quand on croit qu'une chose est fausse, et qu'on l'énonce comme vraie, quoiqu'elle soit réellement telle qu'on l'énonce, car c'est d'après la disposition de l'âme, et non d'après la vérité ou la fausseté des choses mêmes, qu'on doit juger que l'homme ment ou ne ment pas. On peut donc dire que celui qui énonce une chose fausse comme vraie, mais qui la croit vraie, se trompe ou est imprudent, mais on ne peut l'appeler menteur, parce qu'il n'a pas le cœur double quand il parle, qu'il n'a pas l'intention de tromper, mais que seulement il se trompe.
Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)
Photo - Pexels - Gustavo Fring
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"Mentir c'est mal"
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Augustin : "Il faut voir en quoi consiste le mensonge"
Il faut voir en quoi consiste le mensonge. Il ne suffit pas de dire quelque chose de faux pour mentir, si par exemple on croit, ou si on a l'opinion que ce que l'on dit est vrai. Il y a d'ailleurs une différence entre croire et avoir une opinion : parfois, celui qui croit sent qu'il ignore ce qu'il croit, bien qu'il ne doute en rien de la chose qu'il sait ignorer, tant il y croit fermement ; celui qui, en revanche, a une opinion, estime qu'il sait ce qu'il ne sait pas. Or quiconque énonce un fait que, par croyance ou opinion, il tient pour vrai, même si ce fait est faux, ne ment pas. Il le doit à la foi qu'il a en ses paroles, et qui lui fait dire ce qu'il pense ; il le pense comme il le dit. Bien qu'il ne mente pas, il n'est pas cependant sans faute, s'il croit des choses à ne pas croire, ou s'il estime savoir ce qu'il ignore, quand bien même ce serait vrai. Il prend en effet l'inconnu pour le connu. Est donc menteur celui qui pense quelque chose en son esprit, et qui exprime autre chose dans ses paroles, ou dans tout autre signe.
Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)
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"Secret and lies"
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Augustin : Du mensonge
Il faut voir en quoi consiste le mensonge. Il ne suffit pas de dire quelque chose de faux pour mentir, si par exemple on croit, ou si on a l'opinion que ce que l'on dit est vrai. Il y a d'ailleurs une différence entre croire et avoir une opinion : parfois, celui qui croit sent qu'il ignore ce qu'il croit, bien qu'il ne doute en rien de la chose qu'il sait ignorer, tant il y croit fermement ; celui qui, en revanche, a une opinion, estime qu'il sait ce qu'il ne sait pas. Or quiconque énonce un fait que, par croyance ou opinion, il tient pour vrai, même si ce fait est faux, ne ment pas. Il le doit à la foi qu'il a en ses paroles, et qui lui fait dire ce qu'il pense ; il le pense comme il le dit. Bien qu'il ne mente pas, il n'est pas cependant sans faute, s'il croit des choses à ne pas croire, ou s'il estime savoir ce qu'il ignore, quand bien même ce serait vrai. Il prend en effet l'inconnu pour le connu. Est donc menteur celui qui pense quelque chose en son esprit, et qui exprime autre chose dans ses paroles, ou dans tout autre signe.
Augustin, Du mensonge (IVe s. ap. JC)
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