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Textes et livres - Page 3

  • Pascal : "Qu'est-ce que le moi ?"

    Qu'est-ce que le moi ? Celui qui aime quelqu'un à cause de sa bonté, l'aime-t-il? Non: car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non, car je puis perdre mes qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste.

    On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

    Blaise Pascal, Pensées (+1662)

    Photo : Pexels - Andrea Prochilo

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  • Hugo : La conscience

    Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
    Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
    Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
    Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
    Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
    Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
    Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
    Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
    Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
    Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
    Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
    « Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
    Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
    Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
    Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
    Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
    Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
    Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
    Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
    « Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
    Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
    Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
    L’œil à la même place au fond de l’horizon.
    Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
    « Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
    Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
    Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
    Sous des tentes de poil dans le désert profond :
    « Etends de ce côté la toile de la tente. »
    Et l’on développa la muraille flottante ;
    Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
    « Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
    La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;
    Et Caïn répondit : « je vois cet œil encore ! »
    Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
    Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
    Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
    Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
    Et Caïn dit « Cet œil me regarde toujours ! »
    Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
    Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
    Bâtissons une ville avec sa citadelle,
    Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
    Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
    Construisit une ville énorme et surhumaine.
    Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
    Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
    Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
    Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
    Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
    On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
    Et la ville semblait une ville d’enfer ;
    L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
    Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
    Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
    Quand ils eurent fini de clore et de murer,
    On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
    Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
    L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
    Et Caïn répondit :  » Non, il est toujours là. »
    Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
    Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
    Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
    On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
    Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
    Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
    Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
    L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

    Victor Hugo, La légende des siècles (1859)

     

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  • Delacourt : "La liste de mes envies" 

    CVT_cvt_La-liste-de-mes-envies_1724.pngEtre riche, c’est voir tout ce qui est laid puisqu’on a l’arrogance de penser qu’on peut changer les choses. Qu’il suffit de payer pour ça. Mais je ne suis pas riche. Je possède juste un chèque de dix-huit millions cinq cent quarante-sept mille trois cent un euros et vingt-huit centimes, plié en huit, caché au fond d’une chaussure. Je possède juste la tentation. Une autre vie possible. Une nouvelle maison. Une nouvelle télévision. Plein de choses nouvelles. Mais rien de différent.

    Grégoire Delacourt, La liste de mes envies (2012)

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  • Aristote : Bonheur et biens matériels

    Cependant il apparaît nettement qu’on doit faire aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs, ainsi que nous l’avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions, nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ; et, d’autre part, l’absence de certains avantages gâte la félicité : c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique. On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi donc que nous l’avons dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémentaire, d’une prospérité de ce genre ; de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’identifient à la vertu".

    Aristote, Ethique à Nicomaque (IVe s. av. JC)

    Photo - Kaboompics

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  • Hobbes : "Ce que l'on désire"

    71s1c+g94vL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgUn succès constant dans l’obtention de ces choses que, de temps en temps, l’on désire, autrement dit une constante prospérité, est appelé félicité. J’entends la félicité en cette vie. Car il n’y a rien qui ressemble à la béatitude perpétuelle de l’esprit, tant que nous vivons ici, parce que la vie n’est elle-même que le mouvement et ne peut être ni sans désir, ni sans crainte.

    Thomas Hobbes, Léviathan (1651)

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  • Kant : Être heureux, une énigme

    Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur, un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience... Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des conseils que pour des commandements de la raison; le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu'ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d'une série de conséquences en réalité infinie.

    Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)

    Photo : Pexels - Olly

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  • Stevenson : Comment être heureux

    Décide d'être heureux. Apprends à trouver du plaisir dans les choses simples.

    Tire le meilleur parti possible de tes situations. Nul ne possède tout et tout le monde a une certaine tristesse mêlée aux plaisirs de la vie. Le secret consiste à rire plus qu'on ne pleure.

    Sois indulgent avec toi-même. Ne te prends pas trop au sérieux. Et ne crois pas que tu dois être protégé des malheurs qui frappent les autres.

    Ne te soucie pas des critiques. Tu ne peux plaire à tout le monde.

    Fixe tes propres normes et tes propres buts. Sois toi-même et explore tes propres limites.

    Fais ce que tu aimes faire, mais sans t'endetter.

    Ne cherche pas les ennuis. Les fardeaux imaginaires sont plus lourds à porter que les vrais.

    Débarrasse-toi de tes rancœurs. La haine, l'envie et la colère te rongeront de l'intérieur.

    Multiplie tes intérêts. Si tu ne peux voyager, parcours le monde par tes lectures.

    Ne te laisse pas terrasser par les regrets. Surmonte tes tristesses et tes erreurs et ne conserve que les leçons utiles qu'elles t'ont apprises.

    Fais ce que tu peux pour les gens moins fortunés que toi.

    Tiens-toi occupé. Quiconque est très occupé n'a pas le temps d'être malheureux.

    Robert Louis Stevenson

    Photo : Pexels - Nishit Dey

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  • Bouffard : La vie de couple et le bonheur

    La satisfaction maritale se modifie au cours de l’âge adulte : élevée au début, elle subit une diminution chez les couples d’âge moyen, particulièrement en raison des soucis professionnels et de la présence des enfants; puis elle augmente progressivement à partir de 50 ans. Ces résultats donnent une courbe en forme de « U » évasé (Atchley, 1994; Weishaus et Field, 1988). Des résultats plus récents ont toutefois mis en évidence l’hétérogénéité de l’expérience matrimoniale et ont identifié des trajectoires différentes. Kamp Dush, Taylor et Kroeger (2008) ont analysé des données de l’étude longitudinale Marital instability over the life course qui a duré 20 ans et a débuté avec un échantillon représentatif des ÉtatsUnis comptant 2,034 participants mariés depuis 12,5 ans et âgés en moyenne de 35 ans. Ces chercheurs ont obtenu trois trajectoires bien distinctes. Les couples malheureux comptent pour 22 % de l’échantillon, 41 % des couples connaissent un bonheur conjugal moyen et 38 % vivent une relation qui les rend très heureux (Figure 5). De plus, ces auteurs font remarquer qu’il y a déclin du bonheur de vivre pour tous les couples, mais qu’il est moins prononcé pour le groupe où la qualité maritale est plus élevée. Ce déclin est également documenté dans la méta analyse de Mitnick, Heyman et Slep (2009). Quant à l’importance de l’intimité sexuelle, elle a été mise en évidence par l’équipe de Cacioppo qui a obtenu une corrélation de 0,42 entre cette variable et le bonheur (Cacioppo, Hawkley, Kalil, Hughes, Waite et Thisted, 2008).

    Léandre Bouffard, La vie de couple et le bonheur (2017)

    Photo : Pexels -  Arthur Brognoli

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  • Musset : A M. V. H.

    Il faut, dans ce bas monde, aimer beaucoup de choses,
    Pour savoir, après tout, ce qu’on aime le mieux,
    Les bonbons, l’Océan, le jeu, l’azur des cieux,
    Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.
    Il faut fouler aux pieds des fleurs à peine écloses ;
    Il faut beaucoup pleurer, dire beaucoup d’adieux.
    Puis le cœur s’aperçoit qu’il est devenu vieux,
    Et l’effet qui s’en va nous découvre les causes.
    De ces biens passagers que l’on goûte à demi,
    Le meilleur qui nous reste est un ancien aMumi.
    On se brouille, on se fuit. Qu’un hasard nous rassemble,
    On s’approche, on sourit, la main touche la main,
    Et nous nous souvenons que nous marchions ensemble,
    Que l’âme est immortelle, et qu’hier c’est demain.

    Alfred de Musset, "A M. V. H. ", Sonnets (1843)

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  • Sénèque : bonheur et amitié

    Le sage, encore qu'il se contente de lui, veut pourtant avoir un ami, ne serait-ce que pour exercer son amitié, afin qu'une vertu si grande ne reste pas inactive, non dans le but dont parlait Epicure précisément dans cette lettre : "Pour avoir quelqu'un qui s'asseye auprès de lui quand il est malade, qui lui porte secours quand il est jeté dans les fers ou privé de ressources", mais pour avoir quelqu'un auprès de qui lui-même s'asseye quand il est malade, qu'il libère lui-même quand des ennemis le gardent prisonnier. Celui qui ne regarde que lui et, pour cette raison, s'engage dans une amitié, pense mal. Il finira comme il a commencé : il s'est procuré un ami destiné à lui prêter appui contre les fers; au premier cliquetis de chaînes, il s'en ira...

    "Il ne s'agit pas, dis-tu, pour l'instant, de savoir si l'amitié doit être ou non recherchée pour elle-même". Mais si, c'est avant tout ce que l'on doit prouver; car, si elle doit être recherchée pour elle-même, peut aller vers elle celui qui se contente de lui-même. "Comment donc va-t-il vers elle ?" Comme vers une chose très belle, sans être pris par le goût du lucre ni terrorisé par les variations de la fortune; on retire à l'amitié sa majesté, quand on se la procure pour profiter de bonnes occasions.

    "Le sage se contente de lui". Cette phrase, mon cher Lucilius, la plupart des gens l'interprètent de travers : ils écartent le sage de partout et le confinent à l'intérieur de sa peau. Or, on doit distinguer le sens et la portée de cette parole : le sage se contente de lui pour vivre heureux, non pour vivre; dans ce dernier cas, en effet, il a besoin de beaucoup de choses, dans le premier, seulement d'une âme saine, redressée et regardant de haut la fortune...

    Donc, quoiqu'il se contente de lui-même, il a besoin d'amis; il désire en avoir le plus possible, non pas pour vivre heureux; car il vivra heureux même sans amis. Le souverain bien ne demande pas de moyens à l'extérieur; il se cultive à domicile, il vient tout entier de soi; il commence à être assujetti à la fortune s'il demande au dehors une partie de soi.

    "Quelle est, cependant, la vie qui attend le sage, s'il se trouve abandonné sans amis, qu'il ait été jeté en prison ou bien isolé en pays étranger, ou bien retenu dans une longue navigation, ou échoué sur une rive déserte ?" Elle sera comme celle de Jupiter, lorsque, une fois le monde dissous et les dieux confondus en un seul être, la nature se relâche un peu, il se repose, livré à lui-même dans ses pensées. Le sage fait quelque chose comme cela : il se cache en lui-même, il reste avec lui-même.

    Tant que, bien entendu, il lui est permis d'arranger ses affaires selon son propre jugement, il se contente de lui et prend femme; il se contente de lui et a des enfants; il se contente de lui et, cependant, il ne saurait vivre s'il était destiné à vivre sans son semblable. Ce qui le porte à l'amitié, ce n'est aucun intérêt personnel, mais un instinct naturel; car, comme il en existe en nous pour d'autres relations, il existe une douceur innée de l'amitié. De même qu'il existe une aversion pour la solitude et une recherche de la vie en société, de même que la nature concilie l'homme avec l'homme, de même il existe dans cette relation-là aussi un aiguillon pour nous faireSé rechercher des amitiés.

    Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 9 (Ier s.)

    Photo : Pexels - Phil Nguyen

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  • Maupassant :"Elle n’aurait pas pu être plus heureuse"

    Je la contemplais, triste, surpris, émerveillé par la puissance de l’amour ! Cette fille riche avait suivi cet homme, ce paysan. Elle était devenue elle-même une paysanne. Elle s’était faite à sa vie sans charmes, sans luxe, sans délicatesse d’aucune sorte, elle s’était pliée à ses habitudes simples. Et elle l’aimait encore. Elle était devenue une femme de rustre, en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un plat de terre sur une table de bois, assise sur une chaise de paille, une bouillie de choux et de pommes de terre au lard. Elle couchait sur une paillasse à son côté.

    Elle n’avait jamais pensé à rien, qu’à lui ! Elle n’avait regretté ni les parures, ni les étoffes, ni les élégances, ni la mollesse des sièges, ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées de tentures, ni la douceur des duvets où plongent les corps pour le repos. Elle n’avait eu jamais besoin que de lui ; pourvu qu’il fût là, elle ne désirait rien.

    Elle avait abandonné la vie, toute jeune, et le monde, et ceux qui l’avaient élevée, aimée. Elle était venue, seule avec lui, en ce sauvage ravin. Et il avait été tout pour elle, tout ce qu’on désire, tout ce qu’on rêve, tout ce qu’on attend sans cesse, tout ce qu’on espère sans fin. Il avait empli de bonheur son existence, d’un bout à l’autre.

    Elle n’aurait pas pu être plus heureuse.

    Guy de Maupassant, "Le bonheur", Contes (1884)

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  • Sully Prudhomme : "Ils se disent heureux, et le monde les voit"

    Va, ne nous plaignons pas de nos heures d'angoisse. 
    Un trop facile amour n'est pas sans repentir ; 
    Le bonheur se flétrit, comme une fleur se froisse 
    Dès qu'on veut l'incliner vers soi pour la sentir.

    Regarde autour de nous ceux qui pleuraient naguère 
    Les voilà l'un à l'autre, ils se disent heureux, 
    Mais ils ont à jamais violé le mystère 
    Qui faisait de l'amour un infini pour eux.

    Ils se disent heureux ; mais, dans leurs nuits sans fièvres, 
    Leurs yeux n'échangent plus les éclairs d'autrefois ; 
    Déjà sans tressaillir ils se baisent les lèvres, 
    Et nous, nous frémissons rien qu'en mêlant nos doigts.

    Ils se disent heureux, et plus jamais n'éprouvent 
    Cette vive brûlure et cette oppression 
    Dont nos cœurs sont saisis quand nos yeux se retrouvent ; 
    Nous nous sommes toujours une apparition !

    Ils se disent heureux, parce qu'ils peuvent vivre 
    De la même fortune et sous le même toit ; 
    Mais ils ne sentent plus un cher secret les suivre ; 
    Ils se disent heureux, et le monde les voit !                

    René-François Sully Prudhomme, Poèmes (1888)

    Photo : Pexels - Kristin Groth

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  • Schopenhauer : "On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul"

    On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte, les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par rang telle que l'a établie la nature.

    Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851)

    Photo : Pexels - Engin Akyurt

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  • Grimaldi : Le parfum du bonheur est plus fort sous la pluie

    CVT_Le-parfum-du-bonheur-est-plus-fort-sous-la-pluie_149.png– Vous n’avez plus à craindre le malheur. C’est au plus fort de son étreinte que l’on apprécie le plus les choses positives. Lorsque le bonheur est normal, on ne le remarque pas.
    – C’est quand on est à l’apogée du malheur que l’on apprécie le plus le bonheur.
    Nous observons en silence les gouttes qui ruissellent sur la vitre. J’ai compris le message. Je ne dois plus avoir peur des orages. Le parfum du bonheur et plus fort sous la pluie.

    Virginie Grimaldi, Le parfum du bonheur est plus fort sous la pluie (2018)

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  • Nietzsche : Les bonheurs

    Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d'oublier, ou pour dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l'histoire. L'homme qui est incapable de s'asseoir au seuil de l'instant en oubliant tous les évènements passés, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur se dresser un instant tout debout comme une victoire, ne saura jamais ce qu'est un bonheur et ce qui est pareil ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. Imaginez l'exemple extrême: un homme qui serait incapable de rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu'un devenir; celui la ne croirait plus en soi il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir. Finalement en vrai disciple d'Héraclite il n'oserait même plus bouger un doigt. Tout acte exige l'oubli comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière mais aussi l'obscurité. Un homme qui ne voudrait rien voir qu'historiquement serait pareil à celui qu'on forcerait à s'abstenir de sommeil ou à l'animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l'animal mais il est impossible de vivre sans oublier. Ou plus simplement encore, il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu'il s'agisse d'un homme d'une nation ou d'une civilisation.

    Friedrich Nietzsche, Secondes considérations intempestives (1874)

    Photo : Pexels - Ferdinand Studio

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  • Gavalda : "Je crève de solitude"

    CVT_10029_1060582.pngJe crève de solitude, se répétait-elle tout bas, je crève de solitude...
    Aller au cinéma peut-être? Pff... Et avec qui parler du film ensuite? A quoi ça sert les émotions pour soi tout seul ?

    Anna Gavalda, Ensemble, c'est tout (2013)

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  • Épicure : Propos sur la vie, la mort et le bonheur

    Maintenant habitue-toi à la pensée que la mort n'est rien pour nous, puisqu'il n'y a de bien et de mal que dans la sensation et la mort est absence de sensation. Par conséquent, si l'on considère avec justesse que la mort n'est rien pour nous, l'on pourra jouir de sa vie mortelle. On cessera de l'augmenter d'un temps infini et l'on supprimera le regret de n'être pas éternel. Car il ne reste plus rien d'affreux dans la vie quand on a parfaitement compris qu'il n'y a pas d'affres après cette vie. Il faut donc être sot pour dire avoir peur de la mort, non pas parce qu'elle serait un événement pénible, mais parce qu'on tremble en l'attendant. De fait, cette douleur, qui n'existe pas quand on meurt, est crainte lors de cette inutile attente !

    Ainsi le mal qui effraie le plus, la mort, n'est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n'est pas là et lorsque la mort est là nous n'existons pas. Donc la mort n'est rien pour ceux qui sont en vie, puisqu'elle n'a pas d'existence pour eux, et elle n'est rien pour les morts, puisqu'ils n'existent plus. Mais la plupart des gens tantôt fuient la mort comme le pire des maux et tantôt l'appellent comme la fin des maux. Le philosophe ne craint pas l'inexistence, car l'existence n'a rien à voir avec l'inexistence, et puis l'inexistence n'est pas un méfait.

    Épicure, Lettre à Ménécée (IVe s. av JC)

    Photo : Pexels - Jonathan Borba

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  • Zorn : L'agitation du monde

    812D4J0ROHL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgA la sérénité du Bouddha l’agitation du monde paraît ridicule, car lui-même n’a plus rien à voir avec cela. Au cynique les sentiments du prochain paraissent ridicules parce que lui-même n’a plus de sentiments. A celui qui ne joue pas au football il paraît ridicule de courir pendant des heures après un petit ballon de cuir ; il ne se demande pas si ce jeu ne serait pas follement amusant, il ne voit que le côté ridicule de ces hommes adultes qui jouent comme de petits garçons. Sans doute celui qui fait quelque chose se rend-il toujours ridicule aux yeux de celui qui ne fait rien. Celui qui agit peut toujours prêter le flanc ; celui qui n’agit pas ne prend même pas ce risque. On pourrait dire que ce qui est vivant est toujours ridicule car seul ce qui est mort ne l’est pas du tout. […] Comme nous ne nous rendions jamais ridicules, nous étions tributaires des autres qui le faisaient à notre place et nous divertissaient de cette manière. Voilà pourquoi nous trouvions les clowns si sympathiques, les autres nous faisaient rire, ce dont nous étions par nous-mêmes incapables. Il va sans dire que nous n’étions pas en peine de trouver des ridicules dans notre entourage car plus on est soi-même un magasin de porcelaine, plus n’importe qui, venu de l’extérieur, y prend pour vous l’aspect d’un éléphant.

    Fritz Zorn, Mars (1975)

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  • Aristote : "Bien agir et être heureux sont une même chose"

    S'il faut admettre que bien agir et être heureux sont une même chose, il s'ensuit que, pour un État, en général, et pour chaque homme en particulier, la vie la meilleure est la vie active. Mais il n'est pas nécessaire, comme quelques-uns se l'imaginent, que cette activité se porte sur les autres, ni que l'on considère uniquement comme actives les pensées qui naissent de l'action, en vue de ses résultats ; ce sont bien plutôt les spéculations et les méditations qui n'ont d'autre fin ni d'autre cause qu'elles-mêmes. Car la bonne conduite est leur fin, et par conséquent, c'est déjà une activité. Or, c'est surtout de ceux dont la pensée organise les actions extérieures que nous disons qu'ils agissent au sens le plus fort du mot.

    Au reste, il n'est pas nécessaire que soient inactives même les cités dont l'existence est à part et qui préfèrent cette manière de vivre. Car il est possible que cette inaction soit partielle : en bien des points il y a communauté et relations réciproques entre les parties dont la cité se compose ; il en va de même pour tout homme pris individuellement. La preuve en est que la condition de Dieu même et celle de l'univers tout entier ne seraient guère dignes d'admiration si on les supposait sans actions extérieures, en plus de celles qui leur sont propres. Il est donc visible que c'est la même vie qui est la meilleure pour chaque homme considéré individuellement et pour les sociétés politiques dans leur ensemble.

    Aristote, Politique (IVe s. av. JC)

    Photo : Pexels - NISHIT DEY

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  • Salter : Bonheur et vie conjugale

    CVT_Un-bonheur-parfait_3291.pngViri fut ému de retrouver cette image de la vie conjugale sous sa forme la plus pure, la plus généreuse, par laquelle il avait lui-même si souvent bouleversé les autres. Soudain, il se sentit vulnérable, impuissant. Il eut l’impression de ne rien savoir, d’avoir tout oublié. Il essaya de voir des failles dans leur bonheur, mais sa surface l’éblouissait. Les doigts de Claire dépourvus de bagues, leur minceur et leur nudité, le contour de ses joues, de ses genoux, le troublaient. Il connut un de ces moments de panique inavouables où l’on se rend compte que sa propre vie n’est rien.

    Nedra vit aussi cette image, qui avait pour elle un autre sens : elle prouvait que la vie exigeait de l’égoïsme, de l’isolement et que, même dans un autre pays, une femme totalement inconnue pouvait le lui révéler d’une façon si limpide, car les Alba, elle en était sûre, tenaient à un certain mode de vie et l’avaient trouvé - par chance, ensemble.

    James Salter, Un bonheur parfait (2008)

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  • Augustin : Souffrir

    Et mon âme était mal portante et couverte de plaies, et se jetant misérablement hors d’elle-même, elle mendiait ces vifs attouchements qui devaient envenimer son ulcère. C’est le contact que l’on aime dans les créatures : aimer, être aimé m’était encore plus doux, quand la personne aimante se donnait toute à moi. Je souillais donc la source de l’amitié des ordures de la concupiscence; je couvrais sa sérénité du nuage infernal de la débauche. Hideux et infâme, dans la plénitude de ma vanité, je prétendais encore à l’urbanité élégante. Et je tombai dans l’amour où je désirais être pris, O mon Dieu, ô ma miséricorde, de quelle amertume votre, bonté a assaisonné ce miel ! Je fus aimé, j’en vins aux liens secrets de la jouissance, et, joyeux, je m’enlaçais dans un réseau d’angoisses, pour être bientôt livré aux verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles.

    S. Augustin, Confessions (Ve s.)

    Photo : Pexels - Andrea Piacquadio 

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  • Cicéron : le corps, un stimulant

    La nature par le moyen de la raison attache l'homme à l'homme, à une communauté de vie et de langage, elle lui inspire avant tout de l'amour pour ceux qui sont nés de lui, le pousse à vouloir qu'il y ait des réunions, des assemblées d'hommes et à les fréquenter, à s'efforcer en conséquence de réunir tout ce qui est propre à l'alimentation et à l'entretien, non seulement pour lui-même mais pour sa compagne, ses enfants et les autres êtres qu'il aime et sur lesquels il veille. Un tel souci est pour l'âme un stimulant, son activité s'en trouve agrandie.

    Cicéron, De officiis (Ier s.)

    Photo : Pexels - Tembela Bohle - Bohlemedia

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  • Platon : Le corps, allié ou adversaire

    Chaque fois qu’en vertu de la cause errante, une âme viendrait s’implanter en un corps, (...) un certain nombre de facteurs devraient intervenir dans la nature humaine : d’abord la sensation (…) mise en branle par des impressions violentes, (...) en second lieu, le désir, un mélange de plaisir et de souffrance... Dominer ces éléments serait vivre dans la justice, être dominé par eux, vivre dans l’injustice.

    Platon, Timée (Ve s. av. JC)

    Photo : Pexels - Cottonbro

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  • De Vigan : Anorexique

    CVT_cvt_Jours-sans-faim-DV_6005.pngElle était comme une bouche énorme, avide, prête à tout engloutir, elle voulait vivre vite, fort, elle voulait qu’on l’aime à en mourir, elle voulait remplir cette plaie de l’enfance, cette béance en elle jamais comblée.

    Parce qu’il faisait d’elle une proie offerte au monde, elle avait muré ce désir dans un corps desséché, elle avait bâillonné ce désir fou de vivre, cette quête absurde, affamée, elle se privait pour contrôler en elle ce trop-plein d’âme, elle vidait son corps de ce désir indécent qui la dévorait, qu’il fallait faire taire.

    Delphine de Vigan, Jours sans faim (2009)

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  • Pennac : "Vieille peau"

    "La peau vieillit." Cette phrase anodine a fait mouche. C'est une vieille peau, disait maman en parlant des gens qu'elle n'aimait pas (qui aimait-elle ?). Vieille peau, vieille baderne, vieux con, vieille carne, vieux schnoque, vieux débris, vieux machin, vieux croûton, vieux cochon, vieille ganache, vieux dégoûtant : les mots, la langue, les expressions toutes faites laissent entrevoir quelque difficulté à entrer dans la vieillesse d'un cœur léger. Quand y entrons-nous, d'ailleurs ? À quel moment devenons-nous vieux ?

    Daniel Pennac, Journal d'un corps (2012)

    Photo : Pexels - Pixabay

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  • S. Thomas d'Aquin : L'intellect et le corps

    51jQUS3+a2L._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgToute forme est déterminée par la nature de sa matière ; sans quoi, il n’y aurait pas besoin d’une proportion entre la matière et la forme. Mais si l’intellect s’unissait au corps comme une forme, comme tout corps a une nature déterminée, il faudrait que l’intellect aussi ait une nature déterminée. Il ne pourrait plus alors connaître toutes choses, ce qu’on a établi précédemment. Ce qui serait contre la nature même d’intellect. L’intellect n’est donc pas uni au corps comme une forme.

    Toute puissance réceptrice qui est l’acte d’un corps reçoit la forme sous un mode matériel et individuel ; car la forme est reçue selon le mode d’existence de ce qui la reçoit. Or, la forme de la réalité intellectuellement connue n’est pas reçue dans l’intelligence de la manière que l’on vient de dire, mais, au contraire, sous un mode immatériel et universel. Autrement, l’intelligence ne connaîtrait pas l’immatériel et l’universel, mais seulement le singulier, comme fait le sens. L’intellect n’est donc pas uni au corps comme une forme.

    La puissance d’agir et l’action appartiennent à une même réalité ; c’est le même être en effet qui peut agir et qui agit. Nous savons déjà e que l’activité intellectuelle n’appartient à aucun corps. La puissance intellectuelle ne sera donc pas la puissance d’un corps. Et puisque nulle puissance ne peut être plus éloignée de la matière ou plus simple que l’essence dont elle procède, l’essence même d’où sort la faculté intellectuelle ne peut être unie au corps comme une forme.

    S. Thomas d'Aquin, Somme théologique (1274)

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  • Nietzsche : Des contempteurs du corps

    C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de méthode d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps — et ainsi devenir muets.

    « Je suis corps et âme » — ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?

    Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.

    Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.

    Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.

    Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est — ce à quoi tu ne veux pas croire — ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.

    Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains.

    Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi. Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit.

    Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et domine aussi le moi.

    Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu — il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps.

    Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait pourquoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?

    Ton soi rit de ton moi et de ses cabrioles. « Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées. »

    Le soi dit au moi : « Éprouve des douleurs ! » Et le moi souffre et réfléchit à ne plus souffrir — et c’est à cette fin qu’il doit penser.

    Le soi dit au moi : « Éprouve des joies ! » Alors le moi se réjouit et songe à se réjouir souvent encore — et c’est à cette fin qu’il doit penser.

    Je veux dire un mot aux contempteurs du corps. Qu’ils méprisent, c’est ce qui fait leur estime. Qu’est-ce qui créa l’estime et le mépris et la valeur et la volonté ?

    Le soi créateur créa, pour lui-même, l’estime et le mépris, la joie et la peine. Le corps créateur créa pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté.

    Même dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourner de la vie.

    Il n’est plus capable de faire ce qu’il préférerait : — créer au-dessus de lui-même. Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.

    Mais il est trop tard pour cela : — ainsi votre soi veut disparaître, ô contempteurs du corps.

    Votre soi veut disparaître, c’est pourquoi vous êtes devenus contempteurs du corps ! Car vous ne pouvez plus créer au-dessus de vous.

    C’est pourquoi vous en voulez à la vie et à la terre. Une envie inconsciente est dans le regard louche de votre mépris.

    Je ne marche pas sur votre chemin, contempteurs du corps ! Vous n’êtes point pour moi des ponts vers le Surhumain !

    Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1872)

    Photo : Pexels - Anush Gorak

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  • De Luca : "Mon corps ne m'intéresse pas"

    CVT_Les-poissons-ne-ferment-pas-les-yeux_29.jpgJe le dis sincèrement que je n'ai pas peur de me faire mal. Ça m'est égal. Mon corps ne m'intéresse pas et il ne me plaît pas. C'est celui d'un enfant que je ne suis plus. Je le sais depuis un an, je grandis et mon corps non. Il reste en arrière. Et donc peu importe qu'il se casse.

    Erri De Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux (2013)

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  • Aristote : "Il est donc clair que l'âme n'est pas séparée du corps"

    Il est donc clair que l'âme n'est pas séparée du corps, non plus qu'aucune de ses parties, si toutefois l'âme est divisée en parties; car il peut y avoir réalité parfaite, entéléchie, même de certaines parties. Mais certes rien n'empêche que quelques autres ne soient séparées, parce que ces parties ne sont les réalités parfaites, les entéléchies d'aucun corps. Mais ce qui reste obscur encore, c'est de savoir si l'âme est la réalité parfaite, l'entéléchie du corps, comme le passager est l'âme du vaisseau.

    Tout ce qui a été dit jusqu'ici de l'âme ne doit guère être pris que comme une simple esquisse.

    Aristote, De Anima (IVe s. av. JC)

    Photo : Pexels - Rick Han

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  • Platon : Le corps, tombeau de l'âme

    Tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons; et, nous l'affirmons, ce à quoi nous aspirons, c'est le vrai. Le corps, en effet, est pour nous source de mille affairements, car il est nécessaire de le nourrir; en outre, si des maladies surviennent, elles sont autant d'obstacles à notre chasse à ce qui est. Désirs, appétits, peurs, simulacres en tout genres, futilités, il nous en remplit si bien que, comme on dit, pour de vrai et pour de bon, à cause de lui il ne nous sera jamais possible de penser, et sur rien. Prenons les guerres, les révolutions, les conflits: rien d'autre ne les suscite que le corps et ses appétits. Car toutes les guerres ont pour origine l'appropriation des richesses. Or ces richesses, c'est le corps qui nous force à les acquérir, c'est son service qui nous rend esclaves. Et c'est encore lui qui fait que nous n'avons jamais de temps libre pour la philosophie, à cause de toutes ces affaires. Mais le comble, c'est que même s'il nous laisse du temps libre et que nous nous mettons à examiner un problème, le voilà qui débarque au milieu de nos recherches; il est partout, il suscite tumulte et confusion, nous étourdissant si bien qu'à cause de lui nous sommes incapables de discerner le vrai. Pour nous, réellement, la preuve est faite: si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l'âme elle-même les choses elles-mêmes. Alors, à ce qu'il semble, nous appartiendra enfin ce que nous désirons et ce dont nous affirmons que nous sommes amoureux: la pensée.

    Platon, Phédon (Ve s. av. JC)

    Photo : Pexels - Life Of Pix

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