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Textes et livres - Page 2

  • Pascal : "Nous ne nous tenons jamais au temps présent"

    Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons (1) sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et, s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

    Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

    Blaise Pascal, Pensées (+1662)

    Photo : Pexels - Thirdman

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  • Kant : Liberté et détermination

    On appelle quelquefois effet libre ce dont le principe naturel de détermination réside intérieurement dans l'être agissant, par exemple, ce qu'accomplit un corps lancé dans l'espace, quand il se meut librement ; dans ce cas, on emploie le mot liberté parce que le corps, tandis qu'il est en marche, n'est poussé par rien d'extérieur ; nous nommons de même encore le mouvement d'une montre, un mouvement libre parce qu'elle fait tourner elle-même son aiguille qui n'a pas besoin par conséquent d'être poussée extérieurement ; de même nous appelons libres les actions de l'homme, quoique par leurs principes de détermination qui précèdent dans le temps, elles soient nécessaires : c'est qu'il s'agit de représentations intérieures nées de nos propres forces, par là de désirs excités selon les circonstances et par conséquent ce sont des actions faites selon notre bon plaisir. Ce serait un misérable expédient par lequel quelques hommes se laissent encore leurrer : ils pensent avoir résolu, par une petite chicane de mots, ce problème difficile à la solution duquel tant de siècles ont vainement travaillé ; il n'est guère probable qu'on puisse s'arrêter à une solution si superficielle. En effet, il ne s'agit pas du tout de savoir si la causalité est nécessairement déterminée d'après une loi de nature par des principes de détermination dans le sujet ou en dehors de lui.

    Si ces représentations déterminantes, d'après l'aveu même de ces mêmes hommes, ont la raison de leur existence dans le temps et dans l'état antérieur, celui-ci dans un état précédent et ainsi de suite, ces déterminations peuvent être intérieures, avoir une causalité psychologique et non mécanique, c'est-à-dire produire l'action par des représentations et non par du mouvement corporel, ce sont toujours des principes déterminants de la causalité d'un être, en tant que son existence peut être déterminée dans le temps et par conséquent soumis aux conditions nécessitantes du temps passé, qui, par conséquent, ne sont plus au pouvoir du sujet quand il doit agir. Ils impliquent donc à vrai dire la liberté psychologique (...), mais aussi la nécessité naturelle, et par suite ne laissent pas subsister une liberté transcendantale qui doit être conçue comme indépendante à l'égard de tout élément empirique et par conséquent de la nature en général.

    Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Analytique de la raison pure pratique (1781)

    Photo : Pexels - Ferdinand Studio

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  • Sartre : "L'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir"

    Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialisme, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir...

    L'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme... L'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir...

    Mais si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est. Ainsi la première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes.

    Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme (1946)

    Photo : Pexels - Karolina Grabowska

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  • Rousseau : L'homme n'est libre qu'à la faveur de la loi naturelle

    Il n'y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu'un est au dessus des lois ; dans l'état même de nature l'homme n'est libre qu'à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu'on donne dans les républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l'enceinte sacrée des lois : ils en sont les ministres, non les arbitres, ils doivent les garder, non les enfreindre Un peuple est libre, quelque forme qu'ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l'homme, mais l'organe de la loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.

    Jean-Jacques Rousseau

    Photo : Pexels - Emmylou

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  • Leibniz : L'attente de l'avenir

    Il est vrai qu'encore la raison conseille qu'on s'attende pour l'ordinaire à voir arriver à l'avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé, mais ce n'est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser quand on s'y attend le moins, lorsque les raisons changent qui l'ont maintenu. C'est pourquoi les plus sages ne s'y fient pas tant qu'ils ne tâchent de pénétrer quelque chose de la raison (s'il est possible) de ce fait pour juger quand il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d'établir des règles sûres et de suppléer ce qui manque à celles qui ne l'étaient point, en y insérant leurs exceptions ; et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires ce qui donne souvent le moyen de prévoir l'événement sans avoir besoin d'expérimenter les liaisons sensibles des images où les bêtes sont réduites, de sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires distingue encore l'homme de la bête.

    Leibniz

    Photo : Pexels - Moose Photos

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  • Sartre : L'homme libre

    S'il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations historiques varient : l'homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres et d'y être mortel. Les limites ne sont ni subjectives ni objectives ou plutôt elles ont une face objective et une face subjective. Objectives parce qu'elles se rencontrent partout et sont partout reconnaissables, elles sont subjectives parce qu'elles sont vécues et ne sont rien si l'homme ne les vit, c'est-à-dire ne se détermine librement dans son existence par rapport à elles. Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout à fait étranger parce qu'ils se présentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s'en accommoder.

     Sartre, L'Existentialisme est un Humanisme (1946)

    Photo : Pexels - Olga

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  • S. Augustin : Qu'est-ce que le temps ?

    Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant - je le dis en toute confiance - je sais que si rien ne se passait il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité.

    Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel qu'en passant au passé, quel mode d'être lui reconnaître, puisque sa raison d'être est de cesser d'être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l'être seulement parce qu'il tend au néant...

    Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s'ils y sont, futur il n'y est pas encore, passé il n'y est plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont que présents.

    Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens.

    Saint Augustin, Confessions (Ve s.)

    Photo : Pexels - JÉSHOOTS

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  • Kant : La logique

    Il y a un principe du doute consistant dans la maxime de traiter les connaissances de façon à les rendre incertaines et à montrer l'impossibilité d'atteindre à la certitude. Cette méthode de philosophie est la façon de penser sceptique ou le scepticisme...

    Mais autant ce scepticisme est nuisible, autant est utile et opportune la méthode sceptique, si l'on entend seulement par là la façon de traiter quelque chose comme incertain et de le conduire au plus haut degré de l'incertitude dans l'espoir de trouver sur ce chemin la trace de la vérité. Cette méthode est donc à proprement parler une simple suspension du jugement. Elle est fort utile au procédé critique par quoi il faut entendre cette méthode de philosophie qui consiste à remonter aux sources des affirmations et objections, et aux fondements sur lesquels elles reposent, méthode qui permet d'espérer atteindre à la certitude.

    Emmanuel Kant, Logique (1800)

    Photo : Pexels - Tima Miroshnichenko

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  • Kant : La persuasion

    L'acte de tenir pour vrai (la créance) est un fait de notre entendement qui peut reposer sur des raisons objectives, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge ; quand cet acte est valable pour chacun, pour peu qu'il ait seulement de la raison, la raison en est objectivement suffisante, et le fait de tenir pour vrai s'appelle alors conviction . Quand il a uniquement son fondement dans la nature particulière du sujet, on le nomme persuasion.

    La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement, qui réside simplement dans le sujet, est tenu pour objectif. Aussi un jugement de ce genre n'a-t-il qu'une valeur personnelle, et la créance ne se communique pas. Mais la vérité repose sur l'accord avec l'objet, et par conséquent, par rapport à cet objet, les jugements de tout entendement doivent être d'accord (consentientia uni tertio consentiunt inter se). La pierre de touche servant à reconnaître si la créance est une conviction ou une simple persuasion est donc extérieure : elle consiste dans la possibilité de la communiquer et de la trouver valable pour la raison de chaque homme ; car alors on peut au moins présumer que la raison de l'accord de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un fondement commun, je veux dire sur l'objet, avec lequel, par suite, tous les sujets s'accorderont, prouvant par là même la vérité du jugement.

    La persuasion ne peut donc pas, à la vérité, se distinguer subjectivement de la conviction, si le sujet a devant les yeux la créance simplement comme un phénomène de son propre esprit ; l'épreuve que l'on fait sur l'entendement d'autrui des raisons qui sont valables pour nous, afin de voir si elles produisent sur une raison étrangère le même effet que sur la nôtre, est cependant un moyen qui, bien que purement subjectif, sert, non pas sans doute à produire la conviction, mais à découvrir la valeur toute personnelle au jugement, c'est-à-dire à découvrir en lui ce qui n'est que simple persuasion.

    Si l'on peut en outre expliquer les causes subjectives du jugement, causes que nous prenons pour des raisons  objectives de ce jugement, et par conséquent expliquer notre créance trompeuse comme un événement de notre esprit, sans avoir besoin pour cela de la nature de l'objet, nous mettons alors l'apparence à nu et nous ne serons plus trompés par elle, bien qu'elle puisse toujours nous tenter jusqu'à un certain point, si la cause subjective de cette apparence tient à notre nature.
    Je ne peux affirmer, c'est-à-dire exprimer comme un jugement nécessairement valable pour chacun, que ce qui produit la conviction. Je puis garder pour moi ma persuasion, si je m'en trouve bien, mais je ne puis ni ne dois vouloir la faire valoir hors de moi.

    La créance ou la valeur subjective du jugement par rapport à la conviction (qui a en même temps une valeur objective) présente les trois degrés suivants : l'opinion, la foi  et le savoir. L'opinion est une créance qui a conscience d'être insuffisante subjectivement aussi bien  qu'objectivement. Quand la créance n'est suffisante que subjectivement, et qu'en même temps, elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s'appelle foi. Enfin celle qui est suffisante subjectivement s'appelle savoir. La suffisance subjective s'appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude  (pour chacun). Je ne m'arrêterai pas à éclaircir des concepts aussi faciles à comprendre.

    Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781)

    Photo : Pexels - Pressmaster

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  • Hegel : Philosophie et vérité

    Il semble que l'on fait consister proprement la possession de la philosophie dans le manque de connaissances et d'études, et que celles-ci finissent quand la philosophie commence. On tient souvent la philosophie pour un savoir formel et vide de contenu. Cependant, on ne se rend pas assez compte que ce qui est Vérité selon le contenu, dans quelque connaissance ou science que ce soit, peut seulement mériter le nom de Vérité si la philosophie l'a engendré ; que les autres sciences cherchent autant qu'elles veulent par la ratiocination à faire des progrès en se passant de la philosophie il ne peut y avoir en elles sans cette philosophie ni vie, ni esprit, ni vérité.

    Hegel, Phénoménologie de l'esprit (1807)

    Photo : Pexels - İlkin Efendiyev

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  • Galilée : Entendements

    SALVIATI - Il convient de recourir à une distinction philosophique et de distinguer deux modes d'entendement suivant qu'il est pris intensive ou extensive. Extensive, c'est-à-dire eu égard à la multitude des intelligibles, qui est infinie, l'entendement humain est comme nul, fût-il capable d'entendre mille propositions, puisque mille, par rapport à l'infini, est autant que zéro ; mais si le terme « est pris intensive, signifiant alors la compréhension intensive, c'est-à-dire parfaite, d'une proposition donnée, je dis que l'entendement humain en comprend quelques-unes aussi parfaitement et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même ; telles sont, par exemple, les propositions des sciences mathématiques pures, à savoir la géométrie et l'arithmétique ; l'intellect divin en connait un nombre infiniment plus grand puisqu'il les connaît toutes, mais si l'intellect humain en connait peu, je crois que la connaissance qu'il en a s'égale en certitude objective à la connaissance divine parce qu'il arrive à en comprendre la nécessité et que c'est là le plus haut degré de la certitude.

    SIMPLICIO - C'est là, me semble-t-il, un langage bien assuré et bien audacieux.

    SALVIATI - C'est le langage du sens commun, sans ombre de témérité ou d'audace ; il ne porte aucune atteinte à la majesté de la sagesse divine, de même qu'on ne diminue en rien la toute puissance de Dieu en disant qu'Il ne peut faire que ce qui est fait ne soit pas fait. Mais je soupçonne, signor Simplicio, que vous prenez ombrage de ce que j'ai dit parce que vous avez mal entendu le sens de mes paroles. Aussi vais-je essayer de m'expliquer mieux : la vérité dont les démonstrations mathématiques nous donnent connaissance est celle même que connait la sagesse divine ; mais je suis tout prêt à vous accorder que le mode suivant lequel Dieu connait l'infinité des propositions est souverainement plus excellent que le mode suivant lequel nous en connaissons quelques-unes : le nôtre est un procédé discursif, un cheminement de conclusion en conclusion, alors que le Sien est une intuition simple 43. Ainsi, par exemple, pour acquérir la notion de quelques propriétés du cercle, lesquelles sont en nombre infini, nous partons de l'une des plus simples et, l'ayant prise comme définition, nous passons par raisonnement à une autre, de celle-ci à une troisième, puis à une quatrième et ainsi de suite ; tandis que l'intellect divin, par simple appréhension de l'essence du cercle, saisit, sans nul discours déroulé dans le temps, le nombre infini des propriétés de cette figure, lesquelles d'ailleurs, comme celles de toute figure, sont virtuellement contenues dans la définition et, pour infinies qu'elles soient, ne sont peut-être qu'une seule en leur essence et dans la pensée de Dieu. Cette connaissance intuitive n'est pas elle-même tout à fait étrangère à l'intellect humain, mais elle est obscurcie par un profond et épais brouillard, lequel se raréfie et s'éclaircit un peu quand nous nous sommes rendus maîtres d'un certain nombre de conclusions fermement démontrées et quand nous les avons si bien présentées à l'esprit que nous pouvons très rapidement les parcourir. Car, après tout, que dans un triangle rectangle le carré opposé à l'angle droit soit égal à la somme des deux carrés adjacents, qu'est-ce autre chose sinon que les parallélogrammes construits sur une base commune et entre les mêmes parallèles sont égaux entre eux ? Et ceci, pour finir, qu'est-ce autre chose sinon que deux surfaces appliquées l'une sur l'autre et contenues dans les mêmes limites sont égales ? Or, ces passages que notre intellect opère dans le temps et en avançant pas à pas, l'intellect divin, prompt comme la lumière, les fait en un instant, ce qui revient à dire que tous lui sont présents à la fois. J'en arrive donc à cette conclusion que notre entendement, en ce qui concerne tant le mode de connaissance que la multiplicité des choses connues, est séparé de l'entendement divin par un intervalle infini, mais je ne l'abaisse pas au point de le réputer absolument nul ; bien plus, quand je considère combien sont nombreuses et merveilleuses les choses que les hommes ont comprises, découvertes et opérées, je connais et conçois clairement que l'esprit humain est œuvre de Dieu, et l'une des plus excellentes.

    Galilée, Dialogue des grands systèmes (1632)

    Photo : Pexels - Juan Martin Lopez

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  • Descartes : Perception et entendement

    Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.

    Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.

    Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.

    Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.

    Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée.

    René Descartes, Méditations métaphysiques (1641)

    Photo : Pexels - Anete Lusina

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  • Bergson : Philosophie et art

    La philosophie n'est pas l'art, mais elle a avec l'art de profondes affinités. Qu'est-ce que l'artiste ? C'est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l'objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s'adresse moins aux objets extérieurs qu'à la vie intérieure de l'âme.

    Henri Bergson, "Conférence de Madrid sur l'âme humaine" , in Mélanges (1885-1892)

    Photo : Pexels - Jose Antonio Gallego Vázquez

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  • Hegel : Artiste et/ou philosophe

    Si l'artiste pense à la manière du philosophe, il produit alors une oeuvre précisément opposée à celle de l'art, quant à la forme sous laquelle l'idée nous apparaît; car le rôle de l'imagination se borne à révéler à notre esprit la raison et l'essence des choses, non dans un principe ou une conception générale, mais dans une forme concrète et dans une réalité individuelle. Par conséquent tout ce qui vit et fermente dans son âme, l'artiste ne peut se le représenter qu'à travers les images et les apparences sensibles qu'il a recueillies, tandis qu'en même temps il sait maîtriser celles-ci pour les approprier à son but et leur faire recevoir et exprimer le vrai en soi d'une manière parfaite. Dans ce travail intellectuel qui consiste à façonner et à fondre ensemble l'élément rationnel et la forme sensible, l'artiste doit appeler à son aide à la fois une raison active et fortement éveillée et une sensibilité vive et profonde. C'est donc une erreur grossière de croire que des poèmes comme ceux d'Homère se sont formés comme un rêve pendant le sommeil du poète. Sans la réflexion qui sait distinguer, séparer, faire un choix, l'artiste est incapable de maîtriser le sujet qu'il veut mettre en oeuvre, et il est ridicule de s'imaginer que le véritable artiste ne sait pas ce qu'il fait.

    Hegel, Esthétique (1835)

    Photo : Pexels - Như Vân (Wind’s Buddha)

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  • Hegel : Le but de l'art

    Le but de l'art, son besoin originel, c'est de produire aux regards une représentation, une conception née de l'esprit, de la manifester comme son œuvre propre; de même que, dans le langage, l'homme communique ses pensées et les fait comprendre à ses semblables. Seulement, dans le langage, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre, quelque chose de purement extérieur à l'idée et d'arbitraire.

    L'art, au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées une existence sensible qui leur corresponde. Ainsi, d'abord, l'œuvre d'art, offerte aux sens, doit renfermer en soi un contenu. De plus, il faut qu'elle le représente de telle sorte que l'on reconnaisse que celui-ci, aussi bien que sa forme visible, n'est pas seulement un objet réel de la nature, mais un produit de la représentation et de l'activité artistique de l'esprit. L'intérêt fondamental de l'art consiste en ce que ce sont les conceptions objectives et originelles, les pensées universelles de l'esprit humain qui sont offertes à nos regards.

    Hegel, Esthétique (1835)

    Photo : Pexels - Una Laurencic

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  • Machiavel : Qu'est-ce qu'un gentilhomme ?

    716opcLR+7L._UF1000,1000_QL80_.jpgPour expliquer ce que j'entends par gentilhomme, je dirai qu'on appelle ainsi tous ceux qui vivent sans rien faire, du produit de leurs possessions, et ne d'adonnent ni à l'agriculture, ni à aucun autre métier ou profession. De tels hommes sont dangereux dans toute république et dans tout État.

    1. Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, Ch. LV (1531)
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  • Devienne : Buller !

    9782212570946_internet_h1400.jpgS’ennuyer, quel bonheur ! Quand l’ennui monte à l’abordage, accueillez-le plutôt que de le fuir à tout prix. Grâce à lui, vous apprendrez mieux à vous connaître, à écouter vos besoins profonds et à développer votre créativité. L’ennui est tout sauf une perte de temps désagréable. Nous sommes dépositaires de ressources intérieures fabuleuses, insoupçonnées, encore faut-il leur accorder l’espace de se manifester. L’ennui réactive le désir en nous, celui qui nous porte à son tour vers l’action. C’est pourquoi il faut optimiser les périodes au cours desquelles l’ennui s’invite en nous. C’est ça, buller malin. Ce livre, riche en exercices et en témoignages, vous aidera à apprivoiser votre ennui pour en faire votre meilleur atout.

    Emilie Devienne, Buller malin, ne rien faire et le faire bien (2019)

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  • Tesson : "L’ennui ne me fait aucune peur"

    Dans-les-forets-de-Siberie.jpgL’ennui ne me fait aucune peur. Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. La solitude : ce que les autres perdent à n’être pas auprès de celui qui l’éprouve. A Paris, avant le départ, on me mettait en garde. L’ennui constituerait mon ennemi mortifère ! J’en crèverais ! J’écoutais poliment. Les gens qui parlaient ainsi avaient le sentiment de constituer à eux seuls une distraction formidable. "Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas…" écrit Rousseau dans les Rêveries.

    Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie (2011)

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  • Schopenhauer : Seul le présent est réel

    Au lieu de nous occuper sans cesse exclusivement de plans et de soins d’avenir, ou de nous livrer, à l’inverse, aux regrets du passé, nous devrions ne jamais oublier que le présent seul est réel, que seul, il est certain, et qu’au contraire l’avenir se présente presque toujours autre que nous ne le pensions.

    Arthur Schopenhauer

    Photo : Pexels - Engin Akyurt

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  • Honoré : Eloge de la lenteur

    9782501150620-475x500-1.jpgDans un monde professionnel où tout va très vite, où les informations pleuvent et les délais courent à toute allure, nous sommes tous mis en demeure de penser vite. Plus que la réflexion, c'est la réaction qui est à l'ordre du jour. pour rentabiliser notre temps au maximum et éviter l'ennui, nous remplissons chaque moment disponible par de la stimulation mentale - à quand remonte la dernière fois où vous vous êtes assis(e) sur une chaise et avez fermé les yeux, juste pour vous détendre ?

    Carl Honoré, Eloge de la lenteur (2007)

     

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  • Rosa : Le triomphe de l'accélération

    CVT_Acceleration--Une-critique-sociale-du-temps_9091.pngOn peut donc tirer trois conclusions de l'histoire du conflit culturel autour des technologies de l'accélération. Premièrement, le processus d'accélération technologique ne se déroule pas uniformément, mais par à-coups, en se heurtant à des obstacles, des résistances et des mouvements de réaction qui le ralentissent, l'interrompent et peuvent même, à l'occasion, en inverser le sens.
    Deuxièmement, une poussée d'accélération est presque toujours suivie d'un discours sur l'accélération et la décélération, dans lequel l'appel à la décélération et l'aspiration nostalgique à un retour au "monde lent" - lenteur qui ne devient une qualité distincte que dans cette vision rétrospective - l'emportent généralement sur l'enthousiasme à l'égard des rythmes plus élevés (...)
    Troisièmement, en dépit de l'hégémonie du discours des partisans de la décélération, chacun de ces conflits culturels s'est jusqu'à présent soldé par une victoire des adeptes de l'accélération, c'est-à-dire par l'introduction et l'implantation victorieuse de la technologie nouvelle.

    Hartmut Rosa, Accélération, Une critique sociale du temps (2010)

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  • Rozenfeld : Contempler un lever de soleil...

    CVT_Les-sentinelles-du-futur_3507.pngIl scrutait le ciel qui s’éclaircissait doucement, à mesure que le soleil, énorme boule orange pâle, se levait derrière la Skyline qui se découpait en ombre chinoise sur la lumière vive. Le cockpit s’assombrit automatiquement afin de tempérer l’éclat, mais Elon n’y prêta aucune attention. Perché à huit kilomètres d’altitude, étourdi de silence et de solitude, il assistait à son premier lever de soleil. Le soleil… Jusqu’ici, il ne l’avait vu qu’en images sur l’écran géant de l’amphithéâtre, quand il apparaissait dans un film ou une photo.

    Carina Rozenfeld, Les sentinelles du futur (2013)

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  • Rimbaud : Derniers vers

    Oisive jeunesse
    A tout asservie,
    Par délicatesse
    J’ai perdu ma vie.
    Ah ! Que le temps vienne
    Où les coeurs s’éprennent.

    Je me suis dit : laisse,
    Et qu’on ne te voie :
    Et sans la promesse
    De plus hautes joies.
    Que rien ne t’arrête,
    Auguste retraite.

    J’ai tant fait patience
    Qu’à jamais j’oublie ;
    Craintes et souffrances
    Aux cieux sont parties.
    Et la soif malsaine
    Obscurcit mes veines.

    Ainsi la prairie
    A l’oubli livrée,
    Grandie, et fleurie
    D’encens et d’ivraies
    Au bourdon farouche
    De cent sales mouches.

    Ah ! Mille veuvages
    De la si pauvre âme
    Qui n’a que l’image
    De la Notre-Dame !
    Est-ce que l’on prie
    La Vierge Marie ?

    Oisive jeunesse
    A tout asservie,
    Par délicatesse
    J’ai perdu ma vie.
    Ah ! Que le temps vienne
    Où les coeurs s’éprennent !

    Arthur Rimbaud

    Photo : Pexels - Milada Vigerova

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  • Perry : l'art de remettre au lendemain

    CVT_La-Procrastination-Lart-de-remettre-au-lendemain_3339.pngMais, de la procrastination ou du perfectionnisme, lequel est cause de l'autre ?
    A mon avis, c'est le perfectionnisme qui mène à la procrastination...

    Souvent, les procrastinateurs ne savent pas qu'ils sont perfectionnistes pour la bonne raison qu'ils n'ont jamais rien accompli de parfait. Personne ne nous dit jamais que notre travail est parfait et nous-mêmes, nous n'avons pas l'impression qu'il l'est.
    Nous nous imaginons que, pour être perfectionniste, il faut forcément s'acquitter parfaitement d'une tâche.
    Ce raisonnement passe à côté de la logique même du perfectionnisme...

    Qu'est-ce que le perfectionnisme ? Il s'agit moins de produire un travail parfait, ou presque parfait, que de prendre prétexte de travaux en cours pour alimenter ses fantasmes de perfection.

    En quoi le fantasme de perfection est-il propice à la procrastination ? Tout simplement parce qu'il n'est pas si simple de faire les choses à la perfection. (C'est du moins ce que je suppose. Si jamais je parviens un jour à produire quelque chose de parfait, je vous en dirai plus.) J'imagine qu'il faut y passer du temps et que les conditions optimales soient réunies.

    John Perry, La Procrastination: Perry :  l'art de remettre au lendemain (2012)

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  • Bouvier : Plénitude

    9782707179012.jpgEnsuite, j'ai fumé un narghilé en regardant la montagne. À côté d'elle, le poste, le drapeau noir-rouge-vert, le camion chargé d'enfants pathans leur long fusil en travers des épaules, toutes les choses humaines paraissaient frustes, amenuisées, séparées par trop d'espace comme dans ces dessins d'enfants où la proportion n'est pas respectée. La montagne, elle, ne se dépensait pas en gestes inutiles : montait, se reposait, montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, des parois biseautées comme un joyau. Sur les premières crêtes, les tours des maisons-fortes pathanes luisaient comme frottées d'huile ; de hauts versants couleur chamois s'élevaient derrière elles et se brisaient en cirques d'ombre où les aigles à la dérive disparaissaient en silence. Puis des pans de rocs noirs où les nuages s'accrochaient comme une laine. Au sommet, à vingt kilomètres de mon banc, des plateaux maigres et doux écumaient de soleil. L'air était d'une transparence extraordinaire. La voix portait. J'entendais des cris d'enfants, très haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le sabot de chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J'ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l'anecdote était comme aboli. L'étendu de montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu'aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d'une pièce où j'était venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps. « Pérennité… transparente évidence du monde… appartenance paisible… » moi non plus, je ne sais comment dire...

    Nicolas Bouvier, L'usage du monde (1963)

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  • Renoir : "La paresse est une valeur humaine qui est en train de disparaître"

    91qQk-ACJbL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgLa paresse est une valeur humaine qui est en train de disparaître.

    C’est fou ce qu’à notre époque les gens peuvent être actifs.

    Que quelques amis se réunissent le dimanche pour un bon déjeuner, à peine la dernière bouchée avalée, il se trouve toujours quelqu’un pour demander : « Alors.. ? Qu’est ce qu’on fait ?… » Une espèce d’angoisse bouleverse ses traits, tant est grand son désir de faire quelque chose ; Et il insiste : « Qu’est ce qu’on fait ? – Mais rien ! », ai-je toujours envie de répondre… Pour l’amour de Dieu, ne faisons rien. Restons un bon après midi sans rien fiche du tout.

    Ça ne suffit donc pas d’être avec de bons amis, de jouer à sentir cet invisible courant qui, dans le silence, règle les cœurs à la même cadence, de regarder le jour décroître sur les toits, sur la rivière, ou plus simplement sur le coin du trottoir ?

    J’exagère sans doute. C’est que j’aime tant la paresse, mais la vraie paresse, consciente, intégrale, que je voudrais bien lui trouver toutes les bonnes vertus.

    Bien sûr elle est comme toutes les bonnes choses, comme le vin, comme l’amour ; il faut la pratiquer avec modération. Mais croyez-moi, la terre ne tournerait pas moins rond si ses habitants avaient le courage de se forcer chaque semaine à rester quelques heures bien tranquilles, sans occupation apparente, à guetter les signaux invisibles et puissants que vous adresse le monde vaste et généreux.

    Jean Renoir (1937)

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  • Kerouac : Sur la route

    818kHs1DhnL.jpgJ’ai rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort. Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer. Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par Hal )Chase, qui m’avait montré quelques lettres écrites par lui depuis une maison de correction, dans le Colorado. Ces lettres m’avaient passionné, parce qu’elles demandaient à Hal avec une naïveté attendrissante de tout lui apprendre sur Nietzsche et tous ces trucs intellectuels fabuleux, pour lesquels il était si justement célèbre. À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres, en se demandant si on finirait par faire la connaissance de l’étrange Neal Cassady. Ça remonte loin, à l’époque où Neal n’était pas l’homme qu’il est aujourd’hui, mais un jeune taulard, auréolé de mystère. On a appris qu’il était sorti de sa maison de correction, qu’il débarquait à New York pour la première fois de sa vie ; le bruit courait aussi qu’il avait épousé une fille de seize ans, nommée Louanne. Un jour que je traînais sur le campus de Columbia, Hal et Ed White me disent que Neal vient d’arriver, et qu’il s’est installé chez un gars nommé Bob Malkin, dans une piaule sans eau chaude, à East Harlem, le Harlem hispano. Il était arrivé la veille au soir, et découvrait New York avec Louanne, sa nana, une chouette fille ; ils étaient descendus du Greyhound dans la 50e Rue, et ils avaient cherché un endroit où manger ; c’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés chez Hector, à la cafétéria que Neal considère depuis comme un haut lieu new-yorkais. Ils s’étaient payé un festin de gâteaux et de choux à la crème.

    Jack Kerouac, Sur la route (1957)

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  • La Rochefoucault : La paresse est-elle bonne ou mauvaise ?

    De toutes les passions celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c'est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu'elle cause soient très cachés ; si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu'elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs ; c'est la rémore qui a la force d'arrêter les plus grands vaisseaux, c'est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes ; le repos de la paresse est un charme secret de l'âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions ; pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l'âme, qui console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens. 

    François de La Rochefoucauld, Maximes et réflexions diverses (1657)

    Photo : Pexels - Kaboompics.com 

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  • Rousseau : La paresse

    Il est inconcevable à quel point l'homme est naturellement paresseux. On dirait qu'il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s'empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les sauvages dans l'amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l'homme après celle de se conserver. Si l'on y regardait bien, l'on verrait que, même parmi nous, c'est pour parvenir au repos que chacun travaille: c'est encore la paresse qui nous rend laborieux.

    Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'origine des langues (1781)

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  • Proust : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure"

    Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913)

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