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Documents - Page 20

  • Locke : "La conscience étant constamment interrompue par l’oubli"

    C’est la conscience qui fait l’identité personnelle. Mais on voudrait savoir aussi s’il s’agit de la même sub­stance identique. Peu de gens penseraient avoir de motif pour en douter si ces perceptions, avec leur conscience, restaient toujours présentes dans l’esprit, par où la même chose pen­sante serait toujours consciemment présente et, du moins le penserait-on, évidemment la même pour elle-même. Mais ce qui semble faire la difficulté est ceci, que cette conscience étant constamment interrompue par l’oubli, il n’y a aucun moment de nos vies où nous puissions contempler devant nous, d’un seul coup d’œil, toute la suite de nos actions pas­sées : les meilleures mémoires elles-mêmes en perdent une partie de vue tandis qu’elles en considèrent une autre ; nous­-mêmes pendant la plus grande partie de notre vie ne réflé­chissons pas sur notre soi passé, mais nous dirigeons notre attention vers nos pensées présentes, et lorsque nous dormons profondément, nous n’avons plus aucune pensée, du moins aucune dont nous ayons cette conscience qui caractérise nos pensées de l’état de veille. C’est pourquoi je dis que, dans tous ces cas, notre conscience étant interrompue, et nous­-mêmes ayant perdu de vue notre soi passé, on peut se deman­der si nous sommes vraiment la même chose pensante, c’est-à-dire la même substance, ou non. Mais qu’il soit rationnel ou non de le supposer, cela ne change rien à l’iden­tité personnelle. La question en effet est de savoir ce qui fait la même personne, et non pas si c’est la même substance identique qui pense toujours dans la même personne, ce qui en l’occurrence n’a aucune importance. Des substances diffé­rentes peuvent être unies en une seule personne par la même conscience (lorsqu’elles y prennent part) exactement comme différents corps peuvent être réunis dans un seul animal dont l’identité est préservée par l’unité d’une même vie qui se conserve à travers le changement des substances. En effet, puisque c’est la même conscience qui fait qu’un homme est lui-même pour lui-même, l’identité personnelle ne dépend de rien d’autre, qu’elle soit rattachée à une seule substance indi­viduelle ou qu’elle se préserve à travers la succession de plu­sieurs substances. Car si un être intelligent quelconque est capable de répéter l’idée d’une action passée avec la même conscience qu’il en a eue la première fois, et la même conscience que celle qu’il a d’une action présente, dans cette mesure même il est le même soi personnel. Car c’est par la conscience qu’il a de ses pensées et actions présentes qu’il est soi pour soi-même maintenant, et qu’ainsi il restera le même soi dans l’exacte mesure où la même conscience s’étendra à des actions passées ou à venir ; et il ne serait pas plus devenu deux personnes par l’écoulement du temps ou par la substitution d’une substance à une autre qu’un homme ne devient deux hommes quand il porte aujourd’hui d’autres vêtements qu’hier, en ayant dormi plus ou moins longuement entre temps. La même conscience réunit ces actions éloi­gnées au sein de la même personne, quelles que soient les substances qui ont contribué à leur production.

    John Locke, Essai sur l’Entendement humain, Identité et Différence (1690)

    Photo : Leonardo Gonzalez - Pexels.com

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  • Oliver Sachs : L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau

    lhomme_qui_prenait_sa_femme_pour_un_chapeau-1090435-264-432.jpgIl faut commencer à perdre la mémoire, ne serait-ce que par bribes, pour se rendre compte que cette mémoire est ce qui fait notre vie. Une vie sans mémoire ne serait pas une vie (...) Notre mémoire est notre cohérence, notre raison, notre sentiment, et même notre action. Sans elle, nous ne sommes rien (...) (Je ne peux qu'attendre l'amnésie finale, celle qui effacera une vie entière, comme cela s'est passé pour ma mère...) (Luis Bunuel, Mon dernier soupir, Paris, R. Laffont, 1982)

    Ce passage effrayant et émouvant tiré des Mémoires de Bunuel pose des question fondamentales, qui sont de nature à la fois clinique, pratique, existentielle et philosophique : quelle sorte de vie (si l'on peut parler de vie), quelle sorte de monde, de soi, peuvent être préservés chez un homme qui a perdu une grande part de sa mémoire et, avec elle, son passé et son ancrage dans le temps ?

    Oliver Sachs, L'Homme qui prenait sa Femme pour un Chapeau (1985)

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  • Hegel : Les leçons du passé dans l'histoire

    Hegel.jpgC'est le moment d'évoquer les réflexions morales qu'on introduit dans l'histoire.: de la connaissance de celle-ci, on croit pouvoir tirer un enseignement moral et C'est souvent en vue d'un tel bénéfice que le travail historique a été entrepris. S'il est vrai que les bons exemples élèvent l'âme, en particulier celle de la jeunesse, et devraient être utilisés pour l'éducation morale des enfants, les destinées des peuples et des Etats, leurs intérêts, leurs conditions et leurs complications constituent cependant un tout autre domaine que celui de la morale. (...)

    On recommande aux rois, aux hommes d'Etat, aux peuples de s'instruire principalement par l'expérience de l'histoire. Mais l'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. /Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation Si particulière, que c'est seulement en fonction de cette situation unique qu'il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d'aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent; il n'a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l'actualité. L'élément qui façonne l'histoire est d'une tout autre nature que les réflexions tirées de l'histoire. Nul cas ne ressemble exactement à un autre. Leur ressemblance fortuite n'autorise pas à croire que ce qui a été bien dans un cas pourrait l'être également dans un autre. Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s'adresser à l'histoire.)

    Hegel, La Raison dans l'Histoire, Introduction à la Philosophie de l'Histoire (1822)

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  • Nietzsche : la continuelle dépendance envers le passé

    719p45arOGL.jpgConsidère le troupeau qui paît auprès de toi : il ne sait ce que c'est qu'hier ni aujourd'hui, il bondit çà et là, il bâfre, se repose, rumine, refait des bonds et ce, du matin jusqu'au soir et jour après jour, attaché serré par son plaisir et son déplaisir au pieu de l'instant, ce qui lui évite tristesse et lassitude. Cette vision est difficile à soutenir pour l'homme, car, s'il se targue de son humanité face à l'animal, il louche quand même avec envie sur son bonheur, car, ce qu'il veut à l'instar de l'animal -vivre sans tristesse ni lassitude -, lui seul le veut, et, s'il le veut, c'est en vain, puisqu'il ne le veut pas au sens de l'animal. Voici qu'un beau jour l'homme lui demanda : pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, au lieu de rester à me regarder ? L'animal aurait bien voulu répondre en disant : cela tient à ce que j'oublie toujours à l'instant même ce que je voulais dire -mais il oublia jusqu'à cette réponse, et il se tut : si bien que l'homme commença à se poser des questions.

    Mais il s'en pose tout autant sur sa propre incapacité à apprendre l'oubli, sur sa continuelle dépendance envers le passé : il a beau courir plus loin, plus vite, la chaîne court avec. C'est un sortilège : l'instant qui, en un éclair, est là et n'y est plus, qui est un rien juste avant et juste après, revient pourtant comme un spectre et dérange la quiétude de l'instant suivant. Sans cesse se détache un feuillet au rouleau du temps, il tombe et s'envole, et lui retombe brusquement sur ses genoux d'homme. L'homme dit alors " je me souviens " et envie l'animal qui oublie aussitôt et voit chaque instant vraiment mourir, sombrer dans le brouillard et la nuit et disparaître à jamais. Donc l'animal vit anhistoriquement : car il se résout dans le présent comme un nombre sans reste irrationnel, il ne sait se régler, ne dissimule rien et apparaît à chaque moment pour ce qu'il est purement et simplement, et ne peut faire autrement qu'être lui-même. Par contre, l'homme s'adosse à la charge toujours plus grande du passé : elle l'écrase ou le fait verser, elle alourdit sa marche comme un ballot invisible et sombre, qu'il peut faire semblant de nier et ne nie que trop volontiers dans le commerce de ses semblables : pour susciter leur envie.

    Nietzsche Nietzsche, Seconde considération inactuelle (1873)

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  • Johanna Marines : "Encens"

    — Les objets et les gens de notre enfance nous semblent toujours en vie dans notre esprit. On pense qu’ils ne vieillissent pas quand ils sont loin de nous, pas vrai ? Pourtant le temps passe pour eux aussi. On croit qu’ils plongent dans un profond sommeil, qu’ils ne se réveillent qu’au moment où on entre de nouveau dans leur paysage. 

    Grace l’écoutait d’une oreille attentive.

    — C’est toujours après-coup qu’on réalise que notre esprit n’immortalise qu’une fausse image de cet ancien temps. Tout fane un jour.

    Johanna Marines, Encens (2022)

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  • Colette : Les violettes

    Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? Non, non, tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?… Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de ton regard… Plus mauves… non, plus bleues… Cesse cette taquinerie ! Porte plutôt à tes narines le parfum invariable de ces violettes changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les années, regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance…

    Plus mauves… non, plus bleues… Je revois des prés, des bois profonds que la première poussée des bourgeons embrume d’un vert insaisissable, – des ruisseaux froids, des sources perdues, bues par le sable aussitôt que nées, des primevères de Pâques, des jeannettes jaunes au cœur safrané, et des violettes, des violettes, des violettes… Je revois une enfant silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie… Une enfant prisonnière, le jour, dans une école, et qui échangeait des jouets, des images, contre les premiers bouquets de violettes des bois, noués d’un fil de coton rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes…

    Colette, "Le Dernier Feu", Les Vrilles de la vigne (1908)

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  • Musset : Souvenirs

    Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
    Et ces pas argentins sur le sable muet,
    Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
    Où son bras m'enlaçait.

    Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
    Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
    Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
    A bercé mes beaux jours.

    Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
    Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas.
    Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
    Ne m'attendiez-vous pas ?

    Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
    Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
    Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
    Ce voile du passé !

    Alfred de Musset, Poésies nouvelles (1850)

    Photo : Cottonbro - Pexels

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  • Alquié : La reconnaissance du souvenir

    Au retour du souvenir et à la tyrannie de l'habitude s'opposent la reconnaissance du souvenir comme tel, et la localisation qui prolonge et parfait cette reconnaissance. Ce n'est plus ici le passé qui s'impose au présent, c'est le présent qui rejette dans le passé une partie de lui-même. Par là, le souvenir se dépouille de l'apparence d'éternité qu'il semblait contenir, et je découvre que ce qui se donnait comme ma nature n'est en réalité que mon histoire. Le retour du souvenir était involontaire, la localisation est volontaire. Le souvenir surgissant pouvait être affectif, et nous avons vu Proust goûter ainsi la totalité de minutes anciennes. Au contraire, la localisation ne peut être qu'intellectuelle : elle est connaissance claire. Devant le retour du souvenir, j'étais passif, je constatais. La mémoire localisante est action : elle construit, elle interprète, elle affirme. Une telle mémoire est ennemie de l'éternité : sans doute ne peut-elle s'exercer qu'à partir d'une pure présence, mais elle interprète cette présence en en rejetant la source dans le passé, en posant la notion de temps, en reconstituant dans le temps pensé la suite des moments de notre vie. Grâce au temps, la conscience construit le souvenir, elle explique l'actuel par l'histoire : par là, elle sépare le présent du passé.

    Ferdinand Alquié, Le Désir d'Eternité (1943)

    Photo : Tobe Roberts - Pexels

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  • Damasio : L'autre moi-même

    81eSqUCjlJL.jpgIl n'est pas douteux que le cerveau enregistre les entités – ou plutôt à quoi une entité ressemble, quel bruit elle fait et comment elle agit – et les préserve pour s'en souvenir par la suite. C'est vrai également des événements. On en déduit en général que le cerveau est un instrument d'enregistrement passif, comme du celluloïd, sur lequel les caractéristiques d'un objet, une fois analysées par des détecteurs sensoriels, peuvent être fidèlement cartographiées. Si l'œil est la caméra passive et innocente, le cerveau est la pellicule passive et vierge. Or c'est là pure fiction.

    L'organisme (c'est-à-dire le corps et son cerveau) interagit avec les objets, et le cerveau réagit à cette interaction. Au lieu d'enregistrer la structure d'une entité, en réalité, le cerveau enregistre les conséquences multiples des interactions de l'organisme avec l'entité concernée. Ce que nous mémorisons de notre rencontre avec un objet donné, ce n'est pas seulement sa structure visuelle cartographiée dans les images optiques de la rétine. Il faut aussi : premièrement, les structures sensorimotrices associées à la vision de l'objet (comme les mouvements des yeux et du cou, ou ceux de tout le corps, s'il y a lieu) ; deuxièmement, la structure sensorimotrice associée au toucher et à la manipulation de l'objet (s'il y a lieu) ; troisièmement, la structure sensorimotrice résultant de l'évocation de souvenirs préalablement acquis et pertinents à l'égard de l'objet ; quatrièmement, les structures sensorimotrices liées au déclenchement des émotions et des sentiments relatifs à l'objet.

    Ce que nous appelons en temps normal le souvenir d'un objet, c'est le souvenir composite des activités sensorielles et motrices liées à l'interaction entre l'organisme et l'objet pendant un certain laps de temps. L'éventail des activités sensorimotrices varie selon la valeur de l'objet et des circonstances. Et son étendue fluctue aussi en fonction d'eux. Nos souvenirs de certains objets sont régis par notre connaissance passée d'objets comparables ou de situations similaires à celle que nous vivons. C'est pourquoi nos souvenirs sont sujets aux préjugés, au sens plein de ce terme, lesquels sont liés à notre histoire passée et à nos croyances. Une mémoire parfaitement fiable est un mythe qui ne vaut que pour des objets triviaux. L'idée selon laquelle le cerveau pourrait avoir un « souvenir de l'objet » isolé ne semble pas tenable. Il garde un souvenir de ce qui s'est passé pendant une interaction, et cette dernière comprend notre passé, ainsi que souvent celui de notre espèce biologique et de notre culture.

    Le fait que nous percevions par engagement et non par réceptivité passive est le secret qui explique l'« effet proustien » de la mémoire. C'est pourquoi nous nous souvenons souvent de contextes plutôt que de choses isolées."

    Antonio Damasio, L'Autre Moi-Même (2010)

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  • Sarraute : L'enfance

    91ntcfKn6BL.jpgLes mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j'ai disposés, ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule... on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n'ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont...

    Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j'erre dans des lieux que je n'ai jamais habités... je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles blondes, allongé près d'une fenêtre d'où il voit les montagnes du Caucase... Il tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu'il porte à ses lèvres... Il ne pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps... Je n'ai jamais été proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d'une toque de velours rouge d'où flotte un long voile blanc... Elle est enlevée par un djiguite sanglé dans sa tunique noire... une cartouchière bombe chaque côté de sa poitrine...je m'efforce de les rattraper quand ils s'enfuient sur un coursier... « fougueux »... je lance sur lui ce mot... un mot qui me paraît avoir un drôle d'aspect, un peu inquiétant, mais tant pis... ils fuient à travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux... ils murmurent des serments d'amour.., c'est cela qu'il leur faut... elle se serre contre lui... Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu'à sa taille de guêpe...

    Je ne me sens pas très bien auprès d'eux, ils m'intimident.., mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c'est ici qu'ils doivent vivre.., dans un roman... dans mon roman, j'en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux... avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec la princesse enlevée par le djiguite... et encore avec cette vieille sorcière aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur prédit... et d'autres encore qui se présentent...

    Je me tends vers eux... je m'efforce avec mes faibles mots hésitants de m'approcher d'eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier... Mais ils sont rigides et lisses, glacés... on dirait qu'ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant... j'ai beau essayer, il n'y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent... ils sont comme ensorcelés.

    À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m'est impossible d'en sortir...

    Et voilà que ces paroles magiques... "Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l'orthographe"... rompent le charme et me délivrent.

    Nathalie Sarraute, Enfance (1983)

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  • Alquié : les mémoires

    617D+SlYsEL.jpgIl faut (...) distinguer, en ce qu'on appelle mémoire, deux opérations bien différentes et opposées, dont l'une est passion et l'autre action spirituelle. La mémoire est ce par quoi le passé revient et ce par quoi nous le reconnaissons et le localisons. Elle comprend nos souvenirs et notre attitude vis-à-vis de nos souvenirs. Elle est ce qui conserve le souvenir et nous le présente, elle est ce par quoi nous le rapportons au passé. La mémoire suppose, à titre de matière, un retour involontaire du souvenir que nous ne pouvons expérimenter que comme passion. Mais la reconnaissance et la localisation, loin de prolonger le rappel, s'y opposent. Ici la mémoire rejette l'image présente dans le passé, la juge souvenir. Cette mémoire est action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre du jugement qui nous libère.

    La mémoire par quoi le souvenir revient est involontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants, apparaissant comme des fragments du passé, flottant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant à notre conscience qu'ils semblent hanter. "Souvenir, souvenir, que me veux-tu ?" demande Verlaine à un semblable souvenir. Il est aussi des tristesses subites, qui paraissent d’abord inexplicables par notre situation actuelle et la trame de noue vie présente, et qui, peu à peu, laissent apparaître les souvenirs qui les ont engendrées. Semblables sont les joies qui parurent à Proust lui rendre des fragments de son temps perdu. Et le retour de tout souvenir offre, à quelque degré, de tels caractères, pour évoquer volontairement un souvenir, ne faut-il pas que soit donnée quelque présence antérieure ? Comment, sans cela, saurait-on ce dont on veut se souvenir ? Au reste, le rappel du souvenir obéit si mal à notre volonté que le meilleur moyen de retrouver un souvenir qui résiste est souvent de le laisser surgir de lui-même, de se rendre passif vis-à-vis de lui. Le retour du souvenir est donc d'essence involontaire : la mémoire apparaît en ceci comme passion.

    Ferdinand Alquié, Le Désir d'Éternité (1943)

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  • Pichon : la profondeur d'évocation du souvenir

    Tous les psychologues ont essayé de préciser les critères qui distinguent le souvenir de l'image perçue comme présente. Mais ce problème se pose différemment selon la profondeur d'évocation du souvenir, profondeur qui connaît bien des degrés. Demandons-nous seulement à la mémoire un renseignement d'ordre intellectuel, pour préciser un récit ou une argumentation, elle nous le fournit sans que nous ayons presque eu la sensation de rien évoquer de nous-mêmes. En quelle année étais-je externe à l'hôpital Lariboisière ? me demandé-je par exemple. Voyons, c'était deux ans après la mort de ma sœur, c'est-à-dire en 1911. La mort de ma sœur n'intervient là que comme équivalent de la date 1909. C'est le degré sec de l'évocation.

    Que si nous nous abandonnons à une rêverie, ou si nous sommes engagés dans une conversation intime, le souvenir redevient jusqu'à un certain point l'état passé, avec les formes, les couleurs, les sons, les odeurs et l'atmosphère sentimentale. Mais jusqu'à un certain point seulement, c'est à ce second degré d'évocation (degré émouvant) que le souvenir a ses caractères classiques d'étrangeté et de poésie, les caractères indéfinissables qui le distinguent de la perception présente.

    Mais si, nous obstinant dans notre fouille du passé, nous atteignons le troisième degré d'évocation (degré angoissant), le passé revit véritablement dans toute son intensité ; et alors apparaît, même pour un souvenir d'espèce agréable, une douleur poignante, comparable malgré son caractère passager, à l'état de deuil aigu, parce qu'elle consiste vraisemblablement dans le contraste entre la présence réelle endopsychique du passé et son irrémédiable inexistence objective.

    Édouard Pichon, Essai d'étude convergente des problèmes du temps (1931)

    Photo : Suzy Hazelwood

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  • Husserl : La phénoménologie au secours de la mémoire 2

    D'une certaine façon tout souvenir clair a une légitimité primitive, immédiate : considéré en soi il « pèse » quelque chose, que ce soit beaucoup ou peu, il a un « poids ». Mais il n'a qu'une légitimité relative, imparfaite. Si l'on considère ce qu'il présentifie, disons une chose passée, il enveloppe un rapport au présent actuel. Il pose le passé, mais, en même temps que lui, il pose nécessairement un horizon, de façon aussi vague, aussi obscure et indéterminée que l'on voudra ; une fois porté à la clarté et à la distinction thétique, cet horizon devrait se laisser expliciter en une chaîne de souvenirs opérés de façon thétique, et ceux-ci aboutiraient à des perceptions actuelles, au hic et nunc actuel. Il en est de même de tous les souvenirs en notre sens très large, rapporté à tous les modes du temps.

    On ne peut méconnaître que ces propositions expriment des évidences éiditiques. Elles signalent les relations dont l'établissement permettrait d'élucider le sens et le type de vérification dont chaque souvenir est capable et don elle a « besoin ». Le souvenir se renforce à mesure qu'on avance, de souvenir en souvenir, le long de la chaîne des souvenirs susceptibles de rendre le premier plus distinct et dont le terme ultime vient se confondre avec le présent de perception. Le renforcement est jusqu'à un certain point réciproque, les poids des divers souvenirs sont fonctionnellement dépendants les uns des autres ; enchaîné avec d'autres, chaque souvenir prend une force croissante, à mesure que ses liaisons s'étendent ; il a une force supérieure à celle qu'il aurait dans une chaîne plus courte, ou s'il restait isolé. Or quand l'explication est poussée jusqu'au maintenant actuel, quelque rayon venant de la lumière de la perception et de son évidence rejaillit sur toute la série.

    On pourrait même dire ceci : la rationalité, la légitimité du souvenir est secrètement empruntée à la force de la perception ; elle fait sentir son efficacité à travers toute confusion et toute obscurité, même si la perception "manque sa pleine consommation".

    Edmund Husserl, Idées directrices pour une Phénoménologie (1913)

    Photo : Pexels - Cottonbro

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  • Husserl : La phénoménologie au secours de la mémoire 1

    51Dp20bS59L.jpgÀ l'essence du souvenir appartient de façon primaire d'être conscience de l'être-qui-a-été-perçu. Quand je me souviens intuitivement d'un processus externe, j'ai de lui une intuition reproductrice. Et c'est une reproduction thétique. Mais nous avons nécessairement conscience de cette reproduction externe grâce à une reproduction interne. Il faut que soit reproduite une apparition externe en qui le processus extérieur est donné dans un mode déterminé d'apparition. L'apparition externe, en tant que vécu, est une unité de la conscience interne, et à la conscience interne correspond la reproduction interne. Mais il y a pour la reproduction d'un processus deux possibilités : il se peut que la reproduction interne soit thétique, et donc que l'apparition du processus soit posée dans l'unité du temps immanent ; ou bien il se peut que la reproduction externe elle aussi soit thétique et qu'elle pose le processus temporel en question dans le temps objectif, mais non l'apparition elle-même comme processus du temps interne, et pas davantage par conséquent le courant constitutif du temps dans l'unité du courant vécu dans son ensemble.

    Le souvenir n'est donc pas sans plus souvenir d'une perception antérieure. Mais puisque le souvenir d'un processus antérieur inclut la reproduction des apparitions en qui il est venu se donner, à tout moment est aussi possible un souvenir de la perception antérieure du processus (une réflexion dans le souvenir, qui vient nous donner la perception antérieure). L'ensemble de la conscience antérieure est reproduit, et ce qui est reproduit ale caractère de la reproduction et du passé.

    Rendons-nous clairs ces rapports sur un exemple : je me souviens du théâtre illuminé - cela ne peut pas signifier : je me souviens d'avoir perçu le théâtre. Sinon cette dernière phrase signifierait : je me souviens d'avoir perçu que j'ai perçu le théâtre, etc. Je me souviens du théâtre illuminé, cela signifie : « en mon for intérieur » je vois le théâtre illuminé comme passé. Dans le maintenant je vois le non-maintenant. La perception constitue le présent. Pour qu'un maintenant se tienne comme tel devant mes yeux, je dois percevoir. Pour me représenter intuitivement un maintenant, je dois accomplir une perception « en image », re-présentativement modifiée. Mais non de telle sorte que je me représente la perception ; de telle sorte au contraire que je me représente le perçu, ce qui apparaît en elle comme présent. Le souvenir implique donc réellement une reproduction de la perception antérieure, mais le souvenir n'est pas, au sens propre, une représentation de cette dernière ; la perception n'est pas visée et posée dans le souvenir, mais sont visés et posés l'objet de la perception et son maintenant, objet qui est de plus posé en relation avec le maintenant actuel. Je me souviens du théâtre illuminé d'hier, cela veut dire : j'accomplis une « reproduction » de la perception du théâtre, et alors le théâtre flotte devant moi dans la représentation comme un présent, c'est lui que je vise, mais à la fois j’appréhende ce présent comme se trouvant en arrière par rapport au présent actuel des perceptions présentes actuelles. Naturellement il reste évident que la perception du théâtre était, que j'ai perçu le théâtre. Le remémoré apparaît comme ayant été présent, et ce de façon immédiatement intuitive ; et il apparaît ainsi grâce au fait qu'apparaît intuitivement un présent qui est à distance du présent actuel. De ces deux présents, celui-ci se constitue dans la perception réelle, et celui-là, qui apparaît intuitivement, la représentation intuitive du non-maintenant, se constitue dans une réplique de perception, dans une « re-présentation de la perception antérieure », en qui le théâtre vient se donner « quasi-maintenant ». Il ne faut donc pas comprendre cette re-présentation de la perception du théâtre au sens que j'y viserais, en la vivant, l'acte de percevoir, mais au sens que j'y vise l'être-présent de l'objet perçu.

    Edmund Husserl, Leçons pour une Phénoménologie de la Conscience intime du Temps, (1904-1905)

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  • Freud : le "déjà vu et déjà éprouvé"

    Je crois qu'on a tort de qualifier d'illusion la sensation du "déjà vu et déjà éprouvé". Il s'agit réellement, dans ces moments-là, de quelque chose qui a déjà été éprouvé; seulement, ce quelque chose ne peut faire l'objet d'un souvenir conscient, parce que l'individu n'en a jamais eu conscience. Bref, la sensation du « déjà vu » correspond au souvenir d'une rêverie inconsciente. Il y a des rêveries (rêves éveillés) inconscientes, comme il y a des rêveries conscientes, que chacun connaît par sa propre expérience.

    Je sais que le sujet mériterait une discussion approfondie; mais je ne donnerai ici que l'analyse d'un seul cas de « déjà vu », et encore parce que la sensation a été remarquable par son intensité et sa durée. Une dame, aujourd'hui âgée de 37 ans, prétend se rappeler de la façon la plus nette qu'étant venue, à l'âge de 12 ans et demi, en visite chez des amies habitant la campagne, elle eut la sensation, en entrant pour la première fois dans le jardin, d'y avoir déjà été. La même sensation se renouvela, lorsqu'elle entra dans les appartements, de sorte qu'elle savait d'avance quelle pièce serait la suivante, quel coup d'œil on aurait de cette pièce, etc. Il résulte de tous les renseignements recueillis que c'était bien pour la première fois qu'elle voyait et la maison et le jardin. La dame qui racontait cela, n'en cherchait pas l'explication psychologique, mais voyait dans la sensation qu'elle avait éprouvée alors un pressentiment prophétique du rôle que ces amies devaient jouer plus tard dans sa vie affective.

    Mais en réfléchissant aux circonstances dans lesquelles s'est produit ce phénomène, nous trouvons facilement les éléments de son explication. Lorsque cette visite fut décidée, elle savait que ces jeunes filles avaient un frère unique, gravement malade. Elle put le voir pendant son séjour là-bas, lui trouva très mauvaise mine et se dit qu'il ne tarderait pas à mourir. Or, son unique frère à elle avait eu, quelques mois auparavant, une diphtérie grave; pendant sa maladie, elle fut éloignée de la maison et séjourna pendant plusieurs semaines chez une parente. Elle croit se rappeler que son frère l'avait accompagnée dans cette visite à la campagne; elle pense même que ce fut sa première grande sortie après sa maladie. Ses souvenirs sur ces points sont d'ailleurs singulièrement vagues, alors qu'elle se rappelle parfaitement tous les autres détails, et notamment la robe qu'elle portait ce jour-là. Il suffit d'un peu d'expérience pour deviner que l'attente de la mort de son frère a alors joué un grand rôle dans la vie de cette jeune fille et que cette attente n'a jamais été consciente, ou bien a subi un refoulement énergique a la suite de l'heureuse issue de la maladie. Dans le cas contraire (si son frère était mort), elle aurait été obligée de mettre une autre robe, et notamment une robe de deuil. Elle retrouve chez ses amies une situation analogue : un frère unique, en danger de mort (il est d'ailleurs mort peu après). Elle aurait dû se souvenir consciemment qu'elle s'était trouvée elle-même dans cette situation quelque mois auparavant; niais empêchée d'évoquer ce souvenir, parce qu'il était refoulé, elle a transféré sa sensation de souvenir à la maison et an jardin, ce qui lui fit éprouver un sentiment de « fausse reconnaissance », l'illusion d'avoir déjà vu tout cela. Nous pouvons conclure du fait du refoulement que l'attente où elle se trouvait à l'époque de voir son frère mourir avait presque le caractère d'un désir capricieux : elle serait alors restée l'enfant unique. Au cours de la névrose dont elle fut atteinte ultérieurement elle était obsédée de la façon la plus intense par la crainte de voir ses parents mourir, crainte derrière laquelle l'analyse a pu, comme toujours, découvrir un désir inconscient ayant le même contenu.

    En ce qui concerne les quelques rares et rapides sensations de « déjà vu » que j'ai éprouvées moi-même, j'ai toujours réussi à leur assigner pour origine les constellations affectives du moment. "Il s'agissait chaque fois du réveil de conceptions et de projets imaginaires (inconnus et inconscients) qui correspondait, chez moi, au désir d'obtenir une amélioration de ma situation".

    Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (1904)

    Photo : Pexels.com - Olga Lioncat

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  • Augustin : "Quelle force dans la mémoire !"

    augustin.jpgQuelle force dans la mémoire ! C'est un je ne sais quoi, digne d'inspirer un effroi sacré, ô mon Dieu, que sa profondeur, son infinie multiplicité ! Et cela, c'est mon esprit ; et cela, c'est moi-même ! Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle est mon essence ? Une vie variée, multiforme, d'une immensité prodigieuse.

    Voyez, il y a dans ma mémoire des champs, des antres, des cavernes innombrables, peuplées à l'infini d'innombrables choses de toute espèce, qui y habitent, soit en images seulement, comme pour les corps ; soit en elles-mêmes, comme pour les sciences ; soit sous forme de je ne sais quelles notions ou notations, comme pour les affections de l'âme, que la mémoire retient, alors même que l'âme ne les éprouve plus, quoiqu'il n'y ait rien dans la mémoire qui ne soit dans l'esprit. À travers tout ce domaine, je cours de ci de là, je vole d'un côté puis de l'autre, je m'enfonce aussi loin que je peux : de limites nulle part ! Tant est grande la puissance de la mémoire, tant est grande la puissance de la vie chez l'homme, qui ne vit que pour mourir !"

    Augustin, Confessions (IVe s.)

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  • Betty Milan : Pourquoi Lacan

    Pourquoilacan.jpgAu sujet de Jacques Lacan, dont Betty Milan est à la fois une admiratrice et une disciple, le lecteur de son court essai Pourquoi Lacan (éd. Érès) pourra avoir l’image d’un psychanalyste élitiste, obscur et qui cultivait cette approche déroutante : "Un maître dont la pratique exigeait la plus grande patience" et avait du mal à "se soumettre aux impératifs de la communication immédiate".

    Ceci dit, ce Pourquoi Lacan a cette immense qualité d’être immédiatement accessible. Il se lit comme le témoignage d’une femme dont la rencontre avec Jacques Lacan s’est d’abord faite sur le divan du plus grand psychanalyste, avec Sigmund Freud. "Il a changé ma vie. Il m’a permis d’accepter mes origines, mon sexe biologique et la maternité", écrit Betty Milan en début d’ouvrage.

    "J’ai fait mon analyse avec Lacan dans les années 1970. Quarante ans après sa mort, j’ai eu envie de revenir sur ce qui s’était passé au 5 rue de Lille" annonce l’auteure dès l'ouverture. À l’époque, celle qui n’est encore qu’étudiante brésilienne en psychiatrie se paie l’audace de frapper au cabinet du célèbre praticien et scientifique, au départ pour préparer un séminaire au Brésil sur les théories lacaniennes. Betty Milan est à Paris pour raisons universitaires mais cet exil s’expliquait aussi par les liens intellectuels de la France et de son pays d’origine. La situation politique du Brésil, en pleine dictature à l’époque, n’est pas non plus étrangère à sa présence au pays de Voltaire. La première visite chez Lacan sera suivie par plusieurs autres, dans le cadre d’une analyse.

    Grâce au témoignage de Betty Milan, le spectateur entre dans la tête d’une jeune Brésilienne des années 70, tiraillée entre plusieurs cultures puisque sa famille est originaire du Liban. Sa reconnaissance pour le psychanalyste ("Le Docteur" comme elle l’appelle) est immense : "Lacan  a éclairé ma route, en permettant qu’une descendante d’immigrants libanais, victime de la xénophobie des autres et de la sienne propre, puisse enfin s’accepter".

    L’ancienne analysée, devenue elle-même psychanalyste – lacanienne –, fait entrer le lecteur dans le cabinet du praticien et relate les échanges qu’elle a pu avoir avec lui au cours de séances souvent courtes. Elle raconte comment Jacques Lacan interrompait ses séances au moment où des informations pourtant importantes, commençaient à être révélées.

    Betty Milan parle des rendez-vous réguliers, de l’interprétation des rêves, de la place de l’argent mais aussi du problème de la langue maternelle qui constituait a priori un obstacle à l’analyse (en ce sens, le titre  Pourquoi Lacan – sans point d’interrogation – prend tout son sens). 

    Betty Milan parle aussi de la France, de Paris, des années 70 mais aussi du déracinement et de ses questionnements sur ses origines et sa liberté de femme. Car c’est bien de la réinvention de la vie dont il est question dans cette analyse d’une analyse chez une figure historique des sciences humaines disparue en 1981.

    Betty Milan, Pourquoi Lacan, éd. Érès, 2021, 160 p.
    https://www.editions-eres.com/ouvrage/4773/pourquoi-lacan
    https://www.bettymilan.com.br/fr

    Voir aussi : "En tongs avec Platon"
    "Lorsque les arbres pensent"

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  • "L'internationale" : "Du passé faisons table rase"

    Debout, les damnés de la terre
    Debout, les forçats de la faim
    La raison tonne en son cratère,
    C'est l'éruption de la faim.
    Du passé faisons table rase.

    Eugène Pottier et Pierre Degeyter, L'Internationale (1871)

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  • Alain-Fournier : Le Grand Meaulnes

    9782070583201-475x500-1.jpgC’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible — l’école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite — est à jamais, dans ma mémoire, agité, transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.

    Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (1913)

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  • Arsène K. : Une nouvelle chance

    — Comment tu savais ? le coupai je.
    — Comment je savais quoi ?
    — Comment tu savais, pour ma réputation ? Comment tu savais où je travaillais ? Alessandro, ça fait vingt ans que l’on ne s’est pas vus, et voilà que tu débarques comme une fleur…
    — Je dois être honnête avec toi, Lucrèce. Je ne t’ai jamais vraiment perdue de vue. J’ai toujours regretté que tu… que… qu’on se soit séparés comme ça… Après ton départ, je me suis senti comme… comme un avion sans ailes… Tu ne m’as laissé aucune chance… Aucun moyen de m’expliquer et de me racheter. Mais, bon, je suppose que c’est la vie et que je l’avais mérité… Pourquoi venait‑il me parler d’un passé révolu ? J’avais une furieuse envie de raccrocher, d’autant que William éteignait sa cigarette et s’apprêtait à quitter les lieux. J’allais le perdre de vue.
    — Te laisser une chance ? Franchement, tu es gonflé de me dire ça…

    Arsène K., Rock and Love (2020)
    http://www.bla-bla-blog.com

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