Café philo décembre 100e
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"L'Abécédaire de Gilles Deleuze : V comme Voyage"
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"Wild"
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Kerouac : Sur la Route
Je pris le car à Washington. Une fois là, je perdis du temps à me balader ; je me détournai de mon chemin pour visiter les Monts Bleus, entendis l'oiseau de Shenandoah et visitai le tombeau de Stonewall Jackson ; au crépuscule, me voici en train de cracher dans la rivière Kanawha puis c'est la nuit folklorique de Charleston, en Virginie de l'Ouest ; à minuit, Ashland, au Kentucky, et une fille charmante sous la marquise d'un cinéma fermé. L'obscur et mystérieux Ohio et Cincinnati à l'aube. Puis de nouveau les champs de l'Indiana et Saint-Louis, comme toujours au milieu de ses grands nuages vallonnés de l'après-midi. Les galets boueux et les troncs d'arbres du Montana, les vapeurs démolis, les vestiges antiques ; les herbages et les filins le long du fleuve. Le poème incessant. De nuit, le Missouri, les champs du Kansas, les vaches nocturnes du Kansas dans de mystérieux espaces, des villes de boîtes de biscuits avec une mer au bout de chaque rue ; l'aube à Abilene. Les herbages du Kansas de l'Est cèdent la place aux prairies du Kansas de l'Ouest qui gravissent les pentes de la nuit occidentale.
Jack Kerouac, Sur la Route (1957)
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"Il voyage en solitaire"
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Madame de Staël : Voyager et découvrir
Certainement votre destinée n’est pas plus malheureuse en elle-même parce que le ciel est sombre, les auberges noires, la terre couverte de neige, et parce que vous ne rencontrez que des visages inconnus dans un pays où vous arrivez pour la première fois, cependant, ces circonstances excitent au fond du cœur toutes les pensées tristes, et comme la vie humaine est sombre en elle-même, du moment que la distraction a cessé, du moment surtout que la nature voile toutes ses merveilles, obscurcit son langage, il semble que le Créateur se retire de vous. Non, je ne vivrai jamais dans le Nord ; mon âme n’a plus assez de jeunesse pour se passer du soleil. Si l’on est mécontent des hommes, les regards ne rencontrent dans la campagne que des brouillards ténébreux. Où trouver dans un tel pays l’image de l’espérance.
Madame de Staël, Delphine (1802)
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Madame de Staël : Voyager en solitaire
Le sentiment d’isolement que fait éprouver cette situation, ce sentiment pénible, quand on est seul, est précisément ce qui rend les jouissances de l’affection plus délicieuses. Vous ne connaissez personne, personne ne vous connaît ; vous traversez des pays nouveaux, votre curiosité est agréablement satisfaite, mais rien ne vous distrait de l’idée profonde qui remplit votre cœur ; vous aimez à sentir à chaque instant la différence de cet univers étranger qui passe devant vos yeux, avec cet être cher, si intime, que vous avez près de vous, et qu’aucune affaire, aucune relation de société ne vous enlèvera, même pour un moment.
Madame de Stael, Delphine (1802)
Photo : Jure Širić
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Claude Lévi-Strauss : Tristes Tropiques
On conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l'espace. C'est peu. Un voyage s'inscrit simultanément dans l'espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale. Chaque impression n'est définissable qu'en la rapportant solidairement à ces trois axes, et comme l'espace possède à lui seul trois dimensions, il en faudrait au moins cinq pour se faire du voyage une représentation adéquate. Je l'éprouve tout de suite en débarquant au Brésil. Sans doute suis-je de l'autre côté de l'Atlantique et de l'équateur, et tout près du tropique. Bien des choses me l'attestent : cette chaleur tranquille et humide qui affranchit mon corps de l'habituel poids de la laine et supprime l'opposition (que je découvre rétrospectivement comme une des constantes de ma civilisation) entre la maison et la rue ; d'ailleurs, j'apprendrai vite que c'est seulement pour en introduire une autre, entre l'homme et la brousse, que mes paysages intégralement humanisés ne comportaient pas ; il y a aussi les palmiers, des fleurs nouvelles, et, à la devanture des cafés, ces amas de noix de coco vertes où l'on aspire, après les avoir décapitées, une eau sucrée et fraîche qui sent la cave.
Mais j'éprouve aussi d'autres changements : j'étais pauvre et je suis riche ; d'abord parce que ma condition matérielle a changé ensuite parce que le prix des produits locaux est incroyablement bas ; cet ananas me coûterait vingt sous, ce régime de bananes deux francs, ces poulets qu'un boutiquier italien fait rôtir à la broche, quatre francs. On dirait le Palais de Dame Tartine. Enfin, l'état de disponibilité qu'instaure une escale, chance gratuitement offerte mais qui s'accompagne du sentiment de la contrainte d'en profiter, crée une attitude ambiguë propice à la suspension des contrôles les plus habituels et à la libération presque rituelle de la prodigalité. Sans doute le voyage peut-il agir de façon diamétralement opposée, j'en ai fait l'expérience quand je suis arrivé sans argent à New York après l'armistice ; mais, qu'il s'agisse en plus ou en moins, dans le sens d'une amélioration de la condition matérielle ou dans celui de sa détérioration, il faudrait un miracle pour que le voyage ne correspondît sous ce rapport à aucun changement. En même temps qu'il transporte à des milliers de kilomètres, le voyage fait gravir ou descendre quelques degrés dans l'échelle des statuts. Il déplace, mais aussi il déclasse – pour le meilleur et pour le pire – et la couleur et la saveur des lieux ne peuvent être dissociées du rang toujours imprévu où il vous installe pour les goûter.
Il y eut un temps où le voyage confrontait le voyageur à des civilisations radicalement différentes de la sienne et qui s'imposaient d'abord par leur étrangeté. Voilà quelques siècles que ces occasions deviennent de plus en plus rares. Que ce soit dans l'Inde ou en Amérique, le voyageur moderne est moins surpris qu'il ne reconnaît. En choisissant des objectifs et des itinéraires, on se donne surtout la liberté de préférer telle date de pénétration, tel rythme d'envahissement de la civilisation mécanique à tels autres. La quête de l'exotisme se ramène à la collection d'états anticipés ou retardés d'un développement familier. Le voyageur devient un antiquaire, contraint par le manque d'objets à délaisser sa galerie d'art nègre pour se rabattre sur des souvenirs vieillots, marchandés au cours de ses promenades au marché aux puces de la terre habitée.Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955)
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"Le guide philosophique du voyage avec Montaigne"
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Saint-Exupéry : Vol de Nuit
Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalité extérieur. Mais il y a une fatalité intérieure: vient une minute où l'on se découvre vulnérable; alors les fautes vous attirent comme un vertige.
C'est à cette minute que luirent sur sa tête, dans une déchirure de la tempête, comme un appât mortel au fond d'une nasse, quelques étoiles. Il jugea bien que c'était un piège: on voit trois étoiles dans un trou, on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste là à mordre les étoiles.
Mais sa faim de lumière était telle qu'il monta.
Saint-Exupéry, Vol de Nuit (1931)
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"Peut-on se libérer de son passé ?" : la séance comme si vous y étiez
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Rimbaud : "Sensation"
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nueJe ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.Rimbaud, "Sensation" (1870)
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"Mistral gagnant"
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Alena Mornstajnova, Hana
Lorsque mes parents et mes frère et sœur s'en sont allés dans l'autre monde en oubliant de m'emmener avec eux, j'étais encore trop petite pour poser des questions, et le mystère que cachaient le chagrin et la bizarrerie de tante Hana ne s'est révélé à moi que lentement, progressivement, au cours de ces années de vie commune, comme le fond d'une rivière asséchée.
"Sans eux, tu ne serais pas là", avait coutume de dire ma mère sur un ton de reproche tandis que j'attendais, l'air ennuyé, qu'elle ait fini de nettoyer les tombes au cimetière et de raconter les dernières nouvelles aux défunts. Mais si j'avais alors fait un peu plus attention et si j'avais posé quelques questions sur les destinées que recouvraient les noms gravés en lettres dorées sur les pierres tombales, il me serait beaucoup plus facile, à présent, de recomposer à l'aide de milliers de souvenirs fragmentaires les événements ayant précédé ma naissance.
Alena Mornstajnova, Hana, éd. Bleu et Jaune (2022)
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"L'avenir"
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"Le chagrin et la pitié"
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Sartre : Ma responsabilité
Si les gens nous reprochent nos œuvres romanesques dans lesquelles nous décrivons des êtres veules, faibles, lâches et quelquefois même franchement mauvais ce n'est pas uniquement parce que ces êtres sont veules, faibles, lâches ou mauvais : car si, comme Zola, nous déclarions qu'ils sont ainsi à cause de l'hérédité, à cause de l'action du milieu, de la société, à cause d'un déterminisme organique ou psychologique, les gens seraient rassurés, ils diraient: voilà, nous sommes comme ça, personne ne peut rien y faire; mais l'existentialiste, lorsqu'il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il n'est pas comme ça parce qu'il a un cœur, un poumon ou un cerveau lâche, il n'est pas comme ça à partir d'une organisation physiologique mais il est comme ça parce qu'il s'est construit comme lâche par ses actes. Il n'y a pas de tempérament lâche; il y a des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, comme disent les bonnes gens, ou des tempéraments riches; mais l'homme qui a un sang pauvre n'est pas lâche pour autant, car ce qui fait la lâcheté, c'est l'acte de renoncer ou de céder, un tempérament ce n'est pas un acte ; le lâche est défini à partir de l'acte qu'il a fait.
Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un Humanisme (1946)
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Freud : Se libérer du passé
Les hystériques et autres névrosés se comportent comme les deux Londoniens de notre exemple invraisemblable. Non seulement ils se souviennent d’événements douloureux passés depuis longtemps, mais ils y sont encore affectivement attachés ; ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour lui la réalité et le présent. Cette fixation de la vie mentale aux traumatismes pathogènes est un des caractères les plus importants et, pratiquement, les plus significatifs de la névrose. Vous allez sans doute, en pensant à la malade de Breuer, me faire une objection qui, certainement, est plausible. Tous les traumatismes de cette jeune fille provenaient de l’époque où elle soignait son père malade et ses symptômes ne sont que les marques du souvenir qu’elle a conservé de la maladie et de la mort de son père. Le fait de conserver si vivante la mémoire du disparu, et cela peu de temps après sa mort, n’a donc, direz-vous, rien de pathologique ; c’est au contraire un processus affectif tout à fait normal. – Je vous l’accorde volontiers : chez la malade de Breuer, cette pensée qui reste fixée aux traumatismes n’a rien d’extraordinaire. Mais, dans d’autres cas, ainsi pour ce tic que j’ai traité et dont les causes remontaient à quinze et à dix ans dans le passé, on voit nettement que cette sujétion au passé a un caractère nettement pathologique. Cette sujétion, la malade de Breuer l’aurait probablement subie aussi, si elle ne s’était pas soumise au traitement cathartique peu de temps après l’apparition de ses symptômes.
Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la Psychanalyse (1908)
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"L'oubli", épisode de France Culture, épisode 4
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"L'oubli", épisode de France Culture, épisode 3
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"L'oubli", épisode de France Culture, épisode 2
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Ils ou elles ont dit au sujet du passé
"Laissons le passé être le passé." [Homère]
"Ne demeure pas dans le passé, ne rêve pas du futur, concentre ton esprit sur le moment présent."
[Bouddha]"Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant - je le dis en toute confiance - je sais que si rien ne se passait il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent." [s. Augustin]
"Quelle force dans la mémoire ! C'est un je ne sais quoi, digne d'inspirer un effroi sacré, ô mon Dieu, que sa profondeur, son infinie multiplicité ! Et cela, c'est mon esprit ; et cela, c'est moi-même !" [s. Augustin]
"Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin." [Blaise Pascal]
"Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt." [Blaise Pascal]
"Nous-mêmes pendant la plus grande partie de notre vie ne réfléchissons pas sur notre soi passé, mais nous dirigeons notre attention vers nos pensées présentes." [John Locke]
"Il est impossible que le temps puisse jamais se présenter ou que l'esprit le perçoive isolément." [David Hume]
"La vie doit être vécue en regardant vers l’avenir, mais elle ne peut être comprise qu’en se retournant vers le passé." [Sören Kierkegaard]
"L’Homme qui possède un seul souvenir est plus riche que s’il possédait le monde entier" [Sören Kierkegaard]
"Féconder le passé en engendrant l'avenir, tel est le sens du présent." [Friedrich Nietzsche]
"L'homme s'adosse à la charge toujours plus grande du passé : elle l'écrase ou le fait verser, elle alourdit sa marche comme un ballot invisible et sombre." [Friedrich Nietzsche]
"Qu'il s'agisse du plus petit ou du plus grand, il est toujours une chose par laquelle le bonheur devient le bonheur : la faculté d'oublier." [Friedrich Nietzsche]
"Le passé ne peut renaître." [Alain-Fournier]
"Ne perdons rien du passé. Ce n'est qu'avec le passé qu'on fait l'avenir." [Anatole France]
"La rationalité, la légitimité du souvenir est secrètement empruntée à la force de la perception." [Edmund Husserl]
"on voit nettement que cette sujétion au passé a un caractère nettement pathologique." [Sigmund Freud]
"La mémoire par quoi le souvenir revient est involontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants, apparaissant comme des fragments du passé, flottant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant à notre conscience qu'ils semblent hanter. "Souvenir, souvenir, que me veux-tu ?" demande Verlaine à un semblable souvenir." [Ferdinand Alquié]
"La distinction entre le passé, le présent, le futur n'est qu'une illusion, aussi tenace soit-elle." [Albert Einstein]
"Le temps pur est bien mal connu." [Gaston Bachelard]
"Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant" [Gaston Bachelard]
"Les racines de nos fautes plongent dans le passé." [Agatha Christie]
"Prévoir consiste à projeter dans l'avenir ce qu'on a perçu dans le passé." [Henri Bergson]
"Nous ne percevons, pratiquement, que par le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir." [Henri Bergson]
"Le passé tend à reconquérir son influence perdue en s'actualisant." [Henri Bergson]
"Encore le passé où nous remontons ainsi est‑il glissant, toujours sur le point de nous échapper." [Henri Bergson]
"Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire." [André Gide]
"L'Histoire est une projection dans le passé, de l'avenir que s'est choisi l'homme." [Martin Heidegger]
"En d'autres termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c'est d'ailleurs la fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons vivre dans le monde tel qu'il est réellement." [Hannah Arendt]
"Il est bien entendu que pour n'importe quel peintre, ce qui compte de l'art du passé est présent…" [André Malraux]
"Le futur n'est que l'aspect aberrant que prend le passé aux yeux de l'homme." [Jean-Paul Sartre]
"La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent." [Jean-Paul Sartre]
"Et même si les habitants de la planète oubliaient tous ensemble que la chose a eu lieu, la chose éternellement et universellement oubliée n'en subsisterait pas moins, indépendamment de moi et de toi." [Vladimir Jankélévitch]
"Connaître le passé est une manière de s'en libérer." [Raymond Aron]
"Quand on aime la vie, on aime le passé, parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine." [Marguerite Yourcenar]
"Possible ou impossible, le pardon nous tourne vers le passé. Il y a aussi de l'à-venir dans le pardon." [Jacques Derrida]
"On ne veut être maître de l'avenir que pour pouvoir changer le passé." [Milan Kundera]
"Le passé, c’est une ombre qui reste attachée à vous." [Wong Kar-wai]
"Quand on mémorise un souvenir, on encode également son contexte" [Francis Eustache]
"Nous ne choisissons pas de nous souvenir, pas plus que nous choisissons d’oublier." [Charles Pépin]
Photo : George Milton – Pexels.com
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"L'oubli", épisode de France Culture, épisode 1
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Hegel : "Instruire par l’expérience de l’histoire"
On recommande aux gouvernants, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait pu retirer.
Chaque époque se trouve dans des conditions si particulières, constitue une situation si individuelle que dans cette situation on doit et l’on ne peut décider que par elle : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée.
Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent. ; il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l’actualité. L’élément qui façonne l’histoire est d’une tout autre nature que les réflexions tirées de l’histoire.
Hegel, La Raison dans l’Histoire (1822)
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Francis Eustache : "Quand on mémorise un souvenir, on encode également son contexte"
Quand on mémorise un souvenir, on encode également son contexte : on sait où l’on est, qui nous donne l’information, le moment où se passe la scène, ce que l’on est en train de faire. À mesure que le temps passe, le souvenir évolue, devient moins précis. Dans le cas du souvenir flash, étant donné qu’il s’agit d’un souvenir qui se forme dans un contexte émotionnel intense, ledit contexte est très fortement mémorisé, y compris en cas d’une activité aussi banale que d’éplucher des légumes dans sa cuisine.
On en vient donc naturellement et inconsciemment à se dire « si je me souviens tellement précisément qu’à ce moment je faisais quelque chose d’aussi trivial, le reste aussi doit être vrai ». On est tellement sûr de se souvenir du contexte qu’on est également certain du contenu du souvenir. Mais ce n’est pas vrai : comme les autres souvenirs, le souvenir flash a pu évoluer avec le temps. Ce qui peut mener à de faux souvenirs dont on ne veut pas démordre…
Francis Eustache
https://theconversation.com/comment-le-11-septembre-sest-imprime-dans-nos-memoires-167674Photo : Itzyphoto - Pexels
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La valise philosophique du mois, séance du 23 septembre 2022
Retrouvez notre traditionnelle "Valise philosophique" du mois. Elle est consacrée à la séance du vendredi 23 septembre qui aura pour sujet : "Peut-on se libérer de son passé ?"
Comme pour chaque séance, nous vous avons préparé -colonne de gauche) des documents, textes, extraits de films ou de musiques servant à illustrer et enrichir les débats mensuels.
Restez attentifs : régulièrement de nouveaux documents viendront alimenter cette rubrique d'ici la séance.
Photo : Mikhail Nilov- Pexels
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Pépin : "Nous ne choisissons pas de nous souvenir"
Nous ne choisissons pas de nous souvenir, pas plus que nous choisissons d’oublier. Dans « matière et mémoire », Bergson montre que notre perception fait surgir à la conscience les souvenirs utiles, rejetant dans l’oubli ceux dont nous n’avons pas besoin pour agir. Nous pouvons cependant faire des efforts pour nous souvenir, comme d’ailleurs pour oublier(…) Notre rapport au passé nous rend à la fois passifs et actifs. Il faut donc se tenir à égale distance de deux erreurs symétriques : croire que nous choisissons tout et croire que nous sommes complètement « agis » par nos souvenirs ou nos oublis. Nous vivons dans le temps, non dans le ciel des essences éternelles : c’est notre grandeur et notre limite.
Charles Pépin
Photo : Lucas Pezeta
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"Encanto"
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"La page blanche"
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Borges : "Funes ou la Mémoire"
La voix de Funes continuait à parler, du fond de l’obscurité. Il me dit que vers 1886, il avait imaginé un système original de numération et qu’en très peu de jours il avait dépassé le nombre vingt-quatre mille. Il ne l’avait pas écrit, car ce qu’il avait pensé une seule fois ne pouvait plus s’effacer de sa mémoire. Il fut d’abord, je crois, conduit à cette recherche par le mécontentement que lui procura le fait que les Trente-Trois Orientaux exigeaient deux signes, et trois mots, au lieu d’un seul mot et d’un seul signe. Il appliqua ensuite ce principe extravagant aux autres nombres. Au lieu de sept mille treize, il disait (par exemple), Maxime Pérez; au lieu de sept mille quatorze, Le chemin de fer ; d’autres nombres étaient Luis Melain Lafinur, Olimar, soufre, le bât, la baleine, le gaz, la chaudière, Napoléon, Augustin de Vedia. Au lieu de cinq cents il disait neuf. Chaque mot avait un signe particulier, une sorte de marque ; les derniers étaient très compliqués… J’essayai de lui expliquer que cette rhapsodie de mots décousus était précisément le contraire d’un système de numération. Je lui dis que dire 365 c’était dire trois centaines, six dizaines, cinq unités : analyse qui n’existe pas dans les "nombres" Le Nègre Timothée ou couverture de chair. Funes ne me omprit pas ou ne voulut pas me comprendre.
Locke, au XVIIe siècle postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche eût un nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. Il décida de réduire chacune de ses journées passées à quelque soixante-dix mille souvenirs, qu’il définirait ensuite par des chiffres. Il en fut dissuadé par deux considérations : la conscience que la besogne était interminable, la conscience qu’elle était inutile. Il pensa qu’à l’heure de sa mort il n’aurait pas fini de classer tous ses souvenirs d’enfance.
Jorge Luis Borges, Fictions (1942)