Café philo décembre 100e
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Poincaré : Il ne faut pas avoir peur de la vérité
Il ne faut pas avoir peur de la vérité parce qu'elle seule est belle.
Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d'abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu'on appelle la justice n'est qu'un des aspects. Il semble que j'abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n'ont rien de commun ; que la vérité scientifique lui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent.
Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l'une ne peuvent pas ne pas aimer l'autre. Pour trouver l'une, comme pour trouver l'autre, il faut s'efforcer d'affranchir complètement son âme du préjugé et de là i1 faut atteindre à l'absolue sincérité. Ces deux vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie; l'une et l'autre, dès qu'on l'a aperçue, brille du même éclat, de sorte qu'il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées ; quand on croit les avoir atteintes, on voit qu'il faut chercher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos.
Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l'une, auront peur aussi de l'autre ; car ce sont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. En un mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter.
Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique."
Henri Poincaré, La Valeur de la Science (1905)
Photo : Pexels - Kat Smith
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Montaigne : La peur
Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu’il en soit, c’est une étrange affection, et les médecins disent qu’il n’en est aucune qui fasse plus dérailler notre jugement. Et c’est vrai que j’ai vu des gens devenus fous de peur : même pour le plus rassis, il est certain que pendant les accès, elle engendre de terribles mirages. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaître tantôt les ancêtres sortis du tombeau et enveloppés dans leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des monstres. Mais parmi les soldats eux-mêmes, chez qui elle devrait avoir moins d’importance, combien de fois n’a-t-elle pas changé un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers ? des roseaux et des bambous en gendarmes et en lanciers ? Nos amis en ennemis ? Et la croix blanche en rouge ?
Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était préposé à la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi à la première alarme, qu’il se jeta hors de la place, l’enseigne au poing, par une brèche dans les murs, droit sur l’ennemi, pensant au contraire se réfugier à l’intérieur. Et ce n’est qu’en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tête, croyant d’abord qu’il s’agissait d’une sortie que faisaient ceux de la ville, qu’il comprit enfin son erreur, et faisant volte-face, rentra par le trou d’où il était sorti ayant fait plus de trois cents pas à découvert.
Les choses ne tournèrent pas aussi bien pour l’enseigne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Car il était si éperdu de frayeur qu’il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtrière, et qu’il fut mis en pièces par les assaillants. Et pendant le même siège, on se souvient de la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentilhomme qu’il en tomba raide mort à terre, près d’une brèche, sans avoir reçu aucune blessure.
Une semblable folie saisit parfois toute une multitude. Lors d’une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l’effroi, deux routes opposées : l’une fuyait de l’endroit d’où l’autre partait.
Tantôt la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantôt elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire à propos de l’Empereur Théophile : lors d’une bataille qu’il perdit contre les Agarènes, il fut tellement frappé de stupeur et figé sur place qu’il ne pouvait se décider à fuir : « Tant la peur s’effraie même des secours »[69] jusqu’à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l’ayant agrippé et secoué, comme pour l’éveiller d’un profond sommeil, lui dit : "Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutôt que de perdre l’Empire en étant fait prisonnier."
La peur atteint son paroxysme, quand elle nous vient nous rendre le courage qu’elle a enlevé à notre devoir et à notre honneur. Lors de la première vraie bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d’au moins dix mille hommes de pied, prise d’épouvante, ne trouvant rien d’autre pour donner passage à sa lâcheté, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu’elle enfonça par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du même prix qu’elle eût payé une glorieuse victoire. La peur est de quoi j’ai le plus peur !
C’est qu’elle dépasse en âpreté toutes les autres épreuves.
Quelle émotion pourrait-elle être plus rude et plus juste que celle des amis de Pompée, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre ?
Et cependant, la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à s’approcher d’eux, l’étouffa, d’une façon qui a été remarquée : ils ne se préoccupèrent alors que d’exhorter les mariniers à se presser, et de s’échapper à force de rames. Jusqu’au moment où, arrivés à Tyr, et libérés de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu’ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes, que cette émotion plus forte avait un moment suspendues.
"Alors la peur m’arrache du cœur toute espèce de sagesse." [Ennius, in Cicéron, Tusculanes, IV, VII]
À la guerre, ceux qui ont été bien éprouvés dans quelque bataille, on les ramène pourtant le lendemain au combat, encore blessés et ensanglantés. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez même pas regarder en face ! Ceux qui sont terrorisés à l’idée de perdre leurs biens, d’être exilés ou réduits en esclavage, vivent dans une continuelle angoisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, le serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et l’exemple de tous les gens qui, ne pouvant plus supporter d’être transpercés par la peur, se sont pendus, noyés ou précipités par terre nous montre bien qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-même.
Les Grecs identifiaient une autre espèce de peur, qui ne relevait pas d’une erreur de jugement, disaient-ils, qui n’avait pas de cause apparente, mais était due à une impulsion d’origine divine. Des peuples entiers et des armées entières en étaient saisis. Comme ce fut le cas à Carthage, où elle produisit une extrême désolation. On n’y entendait que des cris d’effroi. On y voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l’appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s’entre-tuer, comme si des ennemis étaient venus parmi eux s’emparer de leur ville. Tout ne fut que désordre et tumulte jusqu’au moment où, par des prières et des sacrifices, la colère des Dieux se trouva apaisée. On appelait cela "terreur panique".
Montaigne, Essais (1595)
Photos : Pexels - Petit Artsy
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Peur et descente freeride
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Kafka : La peur d'écrire
17 XII 1911 Di. Midi. Perdu la matinée à dormir et lire le journal. Peur de finir une critique pour le Prager Tagblatt. Cette peur d’écrire s’exprime toujours de la façon suivante : sans être assis à mon bureau, je trouve soudain des phrases d’introduction du texte à écrire qui se révèlent aussitôt inutilisables, sèches, interrompues bien avant la fin et dont les fragments qui ressortent me signalent un triste avenir.
Franz Kafka, Journal (1910-1923)
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Freud : La peur infantile
l'observation psychanalytique nous l'apprend : se blesser les yeux ou perdre la vue est une terrible peur infantile. Cette peur a persisté chez beaucoup d'adultes qui ne craignent aucune autre lésion organique autant que celle de l’œil. N'a-t-on pas aussi coutume de dire qu'on couve une chose comme la prunelle de ses yeux ? L'étude des rêves, des fantasmes et des mythes nous a encore appris que la crainte pour les yeux, la peur de devenir aveugle, est un substitut fréquent de la peur de la castration. Le châtiment que s'inflige Œdipe, le criminel mythique, quand il s'aveugle lui-même, n'est qu'une atténuation de la castration laquelle, d'après la loi du talion, seule serait à la mesure de son crime.
On peut tenter, du point de vue rationnel, de nier que la crainte pour les yeux se ramène à la peur de la castration ; on trouvera compréhensible qu'un organe aussi précieux que l'œil soit gardé par une crainte anxieuse de valeur égale, oui, on peut même affirmer, en outre, que ne se cache aucun secret plus profond, aucune autre signification derrière la peur de la castration elle-même. Mais on ne rend ainsi pas compte du rapport substitutif qui se manifeste dans les rêves, les fantasmes et les mythes, entre les yeux et le membre viril, et on ne peut s'empêcher de voir qu'un sentiment particulièrement fort et obscur s'élève justement contre la menace de perdre le membre sexuel et que c'est ce sentiment qui continue à résonner dans la représentation que nous nous faisons ensuite de la perte d'autres organes. Toute hésitation disparaît lorsque, de par l'analyse des névropathes, on a appris à connaître les particularités du "complexe de castration" et le rôle immense que celui-ci joue dans leur vie psychique.
Sigmund Freud, L'inquiétante Etrangeté (1919)
Photo : Pexels - Andrea Piacquadio
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"Les dents de la mer"
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Maupassant : La peur
Nous restions immobiles, livides, dans l’attente d’un évènement affreux, l’oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fou ! Alors, le paysan qui m’avait amené se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l’animal dehors.
Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu’il sembla tâter, d’une main hésitante ; puis on n’entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tache blanche avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif.
Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table qu’ils assujettirent avec le buffet.
Et je vous jure qu’au fracas du coup de fusil que je n’attendais point, j’eus une telle angoisse du cœur, de l’âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à mourir de peur.
Nous restâmes là jusqu’à l’aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés dans un affolement indicible. On n’osa débarricader la sortie qu’en apercevant, par la fente d’un auvent, un mince rayon de jour.
Au pied du mur, contre le poile, le vieux chien gisait, la gueule brisée d’une balle.
Guy de Maupassant, La Peur (1882)
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Delval : Manifestations de la peur
Je me suis réveillé couvert de sueur, la bouche grande ouverte comme si le hurlement que j’avais poussé dans mon rêve continuait d’en sortir. Il faisait encore nuit, mais le petit vent qui murmurait dans les feuilles, devant ma fenêtre ouverte, apportait déjà la fraîcheur de l’aube qui reviendrait bientôt. La nuit suivante, j’ai fait le rêve pour la première fois.
Je marchais sur un sentier montant vers le sommet d’une colline. Un vent de tempête miaulait autour de moi comme une horde de chats furieux, tordant les branches des arbres dont je devinais dans les ténèbres les mouvements désespérés.
Le sentier montait toujours, traversant un bois inconnu et en même temps étrangement familier. J’avais peur, mais il me fallait avancer. Quelque chose m’attendait au sommet de cette colline, quelque chose que je ne voulais pas voir, et que pourtant je devais affronter, quelque chose de noir et de terrible.
Je marchais. Et dans les hurlements du vent, je percevais un nom répété par mille voix, comme une incantation. Mais ce nom, je ne le comprenais pas.
Puis, soudain, ce fut le silence terrifiant. Le vent et les voix s’étaient tus. Sur le sommet dénudé de la colline était dressée une haute pierre noire dont les contours se dessinaient vaguement dans l’obscurité. La forme de cette pierre m’évoquait…quoi
donc ?Tout à coup, un éclair a illuminé la nuit, et j’ai vu : un chat ! La pierre représentait un chat gigantesque assis dans cette pose d’idole que j’avais tant de fois observée. Comme si l’éclair avait donné vie à la pierre, deux yeux se sont allumés dans la tête de la bête, deux prunelles aux reflets de vif-argent. La gueule de pierre s’est ouverte sur un miaulement horrible. Le ciel s’est déchiré, vomissant des nuées incandescentes. Des astres tombant en longs traits de feu explosaient autour de moi comme des bombes, incendiant notre petite ville que je voyais là-bas, au pied de la colline, se tordre dans un brasier de fin du monde, tandis que l’abominable miaulement sortait sans fin de la gueule de la bête.
Alors j’ai compris que l’enfer était venu prendre possession de notre terre. Renversant la tête en arrière, j’ai hurlé, hurlé, hurlé…
Marie-Hélène Delval, Les Chats (2005)
Photo : Pexels - Avitia Mermek
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Anne Franck : Journal
De toute évidence, le couple à la lampe de poche avait prévenu la police ; c’était le dimanche soir, le soir du jour de Pâques, le lendemain personne au bureau, donc personne ne pouvait rien faire avant mardi matin. Imagine-toi deux nuits et un jour à vivre dans l’angoisse ! Nous ne pensions à rien, restions assis là dans l’obscurité totale car Madame, de peur, avait complètement dévissé l’ampoule, les voix chuchotaient, à chaque craquement on entendait des « chut, chut ». Dix heures et demie, onze heures passèrent, pas un son, chacun leur tour, Papa et Van Daan vinrent nous voir. Puis à onze heures et quart, des bruits en bas. Chez nous, on entendait distinctement respirer toute la famille, pour le reste nous étions immobiles. Des pas dans la maison, dans le bureau privé, dans la cuisine, puis…dans notre escalier, tout le monde retenait son souffle, huit cœurs battaient à tout rompre, des pas dans notre escalier, puis des secousses à notre porte-bibliothèque. Moment indescriptible : « Nous sommes perdus ! » dis-je, et je nous voyais tous les huit, emmenés la nuit même par la Gestapo. Secousses à la porte-bibliothèque, à deux reprises, puis une boîte tomba, les pas s’éloignèrent, pour l’instant nous étions sauvés ! Un frisson nous parcourut tous, sans en distinguer la provenance j’entendis des claquements de dents, personne ne disait plus rien, nous sommes restés assis ainsi jusqu’à onze heures et demie.
Anne Franck, Journal (1942-1944)
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HP Lovecraft : "Je ne pourrai jamais plus dormir calmement"
Je ne pourrai jamais plus dormir calmement, quand je pense à ces horreurs qui guettent à jamais sous nos vies dans le temps et dans l’espace, et à ces blasphèmes sans nom venus d’étoiles disparues et qui rêvent sous la mer, reconnus et honorés par un culte de cauchemar prêt et même impatient de les lancer à l’assaut du monde, jusqu’à ce qu’un nouveau tremblement de terre redresse à nouveau la monstrueuse cité de pierre face au soleil.
HP Lovecraft, L’appel de Cthulhu (1928)
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Marc-Aurèle : Ne pas craindre la mort
Aussi, quand tu vois un homme se lamenter sur lui-même, à la pensée qu'après la mort il pourrira, une fois son corps abandonné, ou qu'il sera dévoré par les flammes, ou par la mâchoire des bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cœur quelque aiguillon secret, malgré son refus de croire qu'aucun sentiment puisse subsister en lui dans la mort. À mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses véritables raisons : ce n'est pas radicalement qu'il s'arrache et se retranche de la vie mais à son insu même, il suppose qu'il survit quelque chose de lui. Le vivant, en effet, qui se représente que son corps, après la mort, sera déchiré par les oiseaux et les bêtes de proie, s'apitoie sur sa propre personne : c'est qu'il ne se sépare pas de cet objet, il ne se distingue pas assez de ce cadavre étendu, il se confond avec lui, et, debout à ses côtés, il lui prête sa sensibilité.
Voilà pourquoi il s'indigne d'avoir été créé mortel, sans voir que, dans la mort véritable, il n'y aura pas d'autre lui-même qui demeuré vivant puisse déplorer sa propre perte, et resté debout, gémir de se voir gisant à terre en proie aux bêtes ou aux flammes. Car si dans l'état de la mort c'est un malheur que d'être broyé par les mâchoires et la morsure des fauves, je ne vois pas pourquoi il n'est pas douloureux de prendre place sur un bûcher, pour rôtir dans les flammes, ou d'être mis dans du miel qui vous étouffe, ou d'être raidi par le froid sur la pierre glacée du tombeau où l'on vous a couché, ou enfin d'être écrasé et broyé sous le poids de la terre qui vous recouvre. Désormais il n'y aura plus de maison joyeuse pour t'accueillir, plus d'épouse excellente, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre, se disputer tes baisers et pénétrer ton coeur d'une douceur secrète. Tu ne pourras plus assurer la prospérité de tes affaires et la sécurité des tiens.
"O malheur, disent-ils, ô malheureux, tant de joies de la vie il a suffi d'un seul jour funeste pour te les arracher toutes".
Cependant ils se gardent bien d'ajouter : "Mais le regret de tous ces biens ne te suit pas, et ne pèse plus sur toi dans la mort". Si l'on avait pleine conscience de cette vérité, si l'on y conformait ses paroles, on libérerait son esprit d'une angoisse et d'une crainte bien grandes."
Marc Aurèle, De la nature des Choses (IIe s. ap. JC)
Photo : Pexels - Trinity Kubassek
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Grubb : La Nuit du Chasseur
C’est alors que quelque chose l’arrêta sur la première marche du porche et elle se tint dans l’ombre, tandis que des quantités de lucioles passaient devant elle. Elle entendit la voix du Prêcheur dans la maison et le babillage de la petite fille formant
avec la sienne un joyeux contrepoint et Willa pensa : "Elle, du moins, elle l’aime. John ne l’aimera jamais parce qu’il est plein de l’ancienne perversité de son père, mais ma petite Pearl l’aime. Ils sont ensemble en ce moment au salon, pensa-t-elle avec
attendrissement. Et Harry lui raconte une sainte histoire tirée de l’antique Bible". Mais, elle s’arrêta encore (…) curieuse, écoutant leurs voix et l’ascension lente et légère comme une plume d’un hanneton contre le vantail.
- John est méchant, disait Pearl. Nous ne l’accueillerons pas avec nous, hein ?
- Non, vraiment pas ! dit le prêcheur en grondant doucement. Nous allons avoir une conversation entre nous, seulement toi et moi.
- A propos de secrets, dit Pearl. Dis-moi un secret, s’il te plaît.
- Eh là, un peu de patience ! s’exclama Prêcheur. Je t’ai dit mon secret moi, tout ce qui concerne ma rencontre avec ton papa. C’est à ton tour maintenant.
- Bon, alors ! Quel secret vais-je dévoiler ?
- Eh, bien tu pourrais commencer par me dire quel âge tu as !
- C’est pas un secret ! J’ai cinq ans, bientôt six !
- Bon, allons, bien sûr ! C’est pas un secret, hein ? Bon et cela ? Quel est ton nom ?
Pearl rit à s’en étouffer.
- Tu plaisantes, vraiment, dit-elle. C’est pas non plus un secret. Mon nom est Pearl !
- Tut ! Tut ! s’écria Prêcheur, avec un feint découragement. Alors je crois qu’il va falloir que je recommence.
- Dis-moi un autre secret ! s’écria Pearl. Au sujet de papa !
- Eh non. C’est à ton tour maintenant. Tu dois me révéler un secret maintenant.
- Très bien. Tu m’en révèleras un autre, alors ?
- Oui ! Certes ! Certes !
Il s’interrompit un moment et Willa immobile, souriante, écoutait avec bonheur. Le vent nocturne parcourait doucement la maison et elle pouvait percevoir le froid chuintement du vent faire tinter la porcelaine dans le placard.
- Où l’argent est-il caché ?
Mais à ce moment Pearl redevint immobile, mordant son doigt, pensant à John, si méchant, enfermé dans la chambre, derrière la porte sombre.
- John est méchant, dit-elle doucement.
- Oui ! oui ! Ne t’occupe pas de John pour le moment. Où l’argent est-il caché ? dit le prêcheur et la voix était un peu étranglée, la fureur si nettement proche alors de la sombre surface des marais, l’orphie décrivant des cercles furieux à travers les ombres tachetées du soleil des hauts fonds.
- Mais John m’a fait jurer, dit-elle dans un souffle.
Et alors il ne put se contenir davantage. Le jeu avait pris fin : les jouets étaient ramassés et déversés dans la boîte et le couvercle fixé, l’heure des enfants était passée. L’orphie bondit des vertes profondeurs et alors les rides de l’eau se brisèrent. Sa voix était aussi vive et aussi pleine dans le silence du soir que le coup d’un couperet du boucher sur le billot.David Grubb, La Nuit du Chasseur (1953)
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"La nuit du chasseur"
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Spinoza : Qu'est-ce que la peur ?
Cet affect d’ailleurs par lequel l’homme est disposé de telle sorte qu’il ne veut pas ce qu’il veut, ou veut ce qu’il ne veut pas, s’appelle la peur ; la peur n’est donc autre chose que la crainte en tant qu’elle dispose un homme à éviter un mal qu’il juge devoir venir par un mal moindre (voir Proposition 28). Si le mal dont on a peur est la honte, alors la peur s’appelle pudeur. Enfin, si le désir d’éviter un mal futur est réfréné par la peur d’un autre mal, de façon qu’on ne sache plus ce qu’on préfère, alors la crainte s’appelle consternation, principalement si l’un et l’autre maux dont on a peur sont parmi les plus grands.
Baruch Spinoza, Éthique, proposition 39 (1677)
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Rice : Entretien avec un vampire
Je suivis Lestat en bas, dans la rue, et marchai longtemps. Les rues étaient sales à l'époque, c'étaient en fait de véritables caniveaux qui séparaient les îlots de maisons, et toute la ville était très sombre, si l'on compare aux villes de maintenant. Les lumières étaient comme des phares sur une mer obscure. Même dans l'aube qui se levait lentement, seuls les mansardes et les porches des maisons émergeaient de l'ombre, et pour un mortel les rues étroites que je trouvais sur mon chemin n'étaient que de ténébreux tunnels. Suis-je damné? Suis-je une émanation diabolique? Ma vraie nature est-elle une nature démoniaque? Je tournais et retournais sans cesse ces questions dans ma tête. Et, si cela est, pourquoi me révoulté-je contre cette nature, pourquoi ai-je tremblé quand Babette m'a jeté cette lanterne emflammée, pourquoi me détournde dégoût lorsque Lestat tue? Que suis-je devenu en me transformant en vamoire? Oò vais-je aller? Et pendant tout ce temps, tandis que mon désir de mort me faisait négliger ma soif, elle n'en devenait que plus ardente. Mes veines dessinaient un réseau de douleur dans ma chair, mes tempes palpitaient, et finalement je ne pus en supporter davantage...
Anne Rice, Entretien avec un Vampire" (1976)
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"Fear Nothing"
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De Coubertin : La peur dans le sport
En presque tous les sports, la décision brusquée d’une part, l’hésitation de l’autre, entravent le progrès et préparent la défaite. C’est généralement la peur qui en est cause… où se cache la peur dans le corps ? Elle revêt des formes différentes selon qu’elle siège dans les nerfs, vient du cerveau ou se tient simplement dans les muscles, car la mémoire d’un échec antérieur des muscles suffit souvent à la provoquer. Nous notons cela tous les jours chez le cheval. Pourquoi négligeons nous de l’observer chez l’homme ? j’ai signalé depuis longtemps ces problèmes, espérant que les spécialistes envisageraient de les examiner. Ils ne le font pas. Ainsi s’affermit la notion — voilà la troisième utopie dont je voulais parler — que l’anatomie suffit à tout et qu’elle doit, en éducation physique, exercer les fonctions d’un directeur-gérant à pouvoirs illimités.
Pierre de Coubertin, "Discours prononcé à l'ouverture des congrès olympiques" (1925)
Photo : Pexels - Oliver Sjöström
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Montaigne : La peur de la mort
La mort est moins à craindre que rien, s'il y avait quelque chose de moins... Elle ne vous concerne ni mort, ni vif ; vif parce que vous êtes ; mort parce que vous n'êtes plus. Nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps n'était non plus le vôtre que celui qui s'est passé avant votre naissance ; et ne vous touche non plus... Où que votre vie finisse, elle y est toute. L'utilité du vivre n'est pas en l'espace, elle est en l'usage : tel a vécu longtemps, qui a peu vécu : attendez-vous-y pendant que vous y êtes. Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu. Pensiez-vous jamais n'arriver là où vous alliez sans cesse Encore n'y a-t-il chemin que n'ait son issue. Et si la compagnie vous peut soulager, le monde ne va-t-il pas même train que vous allez ?"
Montaigne, Essais (1580)
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Onfray : "La crainte, la peur, l'angoisse, ces machines à créer des divinités"
Dieu fabriqué par les mortels à leur image hypostasiée n'existe que pour rendre possible la vie quotidienne malgré le trajet de tout un chacun vers le néant. Tant que les hommes auront à mourir, une partie d'entre eux ne pourra soutenir cette idée et inventera des subterfuges. On n'assassine pas un subterfuge, on ne le tue pas. Ce serait même plutôt lui qui nous tue - car Dieu met à mort tout ce qui lui résiste. En premier lieu la Raison, l'Intelligence, l'Esprit Critique. Le reste suit par réaction en chaîne...
Le dernier dieu disparaîtra avec le dernier des hommes. Et avec lui la crainte, la peur, l'angoisse, ces machines à créer des divinités. La terreur devant le néant, l'incapacité à intégrer la mort comme un processus naturel, inévitable, avec lequel il faut composer, devant quoi seule l'intelligence peut produire des effets, mais également le déni, l'absence de sens en dehors de celui qu'on donne, l'absurdité a priori, voilà les faisceaux généalogiques du divin. Dieu mort supposerait le néant apprivoisé (...) la névrose conduisant à forger des dieux résulte du mouvement habituel des psychismes et des inconscients. La génération du divin coexiste avec le sentiment angoissé devant le vide d'une vie qui s'arrête. Dieu naît des raideurs, rigidités et immobilités cadavériques des membres de la tribu. Au spectacle du corps mort, les songes et fumées dont se nourrissent les dieux prennent de plus en plus consistance. Quand s'effondre une âme devant la froideur d'un être aimé, le déni prend le relais et transforme cette fin en commencement, cet aboutissement en début d'une aventure. Dieu, le ciel, les esprits mènent la danse pour éviter la douleur et la violence du pire.
Michel Onfray, Traité d'Athéologie (2006)
Photo : Pexels - Rafael Guajardo
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"La Peur de l'Échec"
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Gabriel Chevallier : La peur, la seule occupation de la guerre
— Mais alors qu'avez-vous fait à la guerre?
— Ce qu'on m'a commandé, strictement. Je crains qu'il n'y ait là-dedans rien de très glorieux et qu'aucun des efforts qu'on m'a imposés n'ait été préjudiciable à l'ennemi. Je crains d'avoir usurpé la place que j'occupe ici et les soins que vous me donnez.
— Que vous êtes énervant ! Répondez donc. On vous demande ce que vous avez fait ?
— Oui ?... Eh bien, j'ai marché de jour et de nuit, sans savoir où j'allais. J'ai fait l'exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer, des sacs à terre, veillé au créneau. J'ai eu faim sans avoir à manger, soif sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter... Voilà !
— C'est tout?
— Oui, c'est tout... Ou plutôt, non, ce n'est rien. Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, la seule qui compte : J'AI EU PEUR.Gabriel Chevallier, La Peur (1930)
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Cuénot : Peur et religiosité
L'Homme, dit-on, a un sentiment religieux inné : mais on peut interpréter celui-ci comme étant originellement de la peur, ou la recherche obscure d'une causalité téléologique ; jeté par le hasard dans un monde hostile qui n'a pas été fait pour lui, craignant les fauves, le tonnerre, la tempête, la faim, il a senti le besoin d'un protecteur très puissant auquel il puisse recourir, soit en le contraignant par des opérations magiques soit en se le conciliant par des sacrifices et la prière.
Lucien Cuénot, Invention et Finalité en Biologie (1940)
Photo : Pexels - Ferdinand Studio
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"Smile"
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Lévi-Strauss : La peur et le rôle du christianisme
Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l'au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l'intervalle approximatif d'un demi millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l'Islam : et il est frappant que chaque étape loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d'un recul. Il n'y a pas d'au-delà pour le bouddhisme ; tout s’y réduit à une critique radicale, comme l'humanité ne devait plus jamais s'en montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche dans un refus du sens des choses et des êtres : discipline abolissant l'univers et qui s'abolit elle-même comme religion. Cédant de nouveau à la peur, le christianisme rétablit l'autre monde, ses espoirs, ses menaces et son dernier jugement. Il ne reste plus à l'Islam qu'à lui enchaîner celui-ci : le monde temporel et le monde spirituel se trouvent rassemblés. L'ordre social se pare des prestiges de l'ordre surnaturel, la politique devient théologie. En fin de compte, ona remplacé des esprits et des fantômes auxquels la superstition n'arrivait tout de même pas à donner la vie, par des maîtres déjà trop réels, auxquels on permet en surplus de monopoliser un au-delà qui ajoute son poids au poids déjà écrasant de l'ici-bas.
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955)
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Lucrèce : La peur des dieux
De même assurément, tous les châtiments que la tradition place dans les profondeurs de l'Achéron, tous, quels qu'ils soient, c'est dans notre vie qu'on les trouve. Il n'est point, contrairement à ce que dit la fable, de malheureux Tantale craignant sans cesse l'énorme rocher suspendu sur sa tête, et paralysé d'une terreur sans objet ; mais c'est plutôt la vaine crainte des dieux qui tourmente la vie des mortels, et la peur des coups dont le destin menace chacun de nous.
Il n'y a pas non plus de Tityos gisant dans l'Achéron, déchiré par des oiseaux ; et ceux-ci, d'ailleurs, dans sa vaste poitrine, ne sauraient trouver de quoi fouiller pendant l'éternité. [...] Mais pour nous Tityos est sur terre : c'est l'homme vautré dans l'amour, que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angoisse anxieuse, ou dont le coeur se fend dans les peines de quelque autre passion.
Sisyphe lui aussi existe dans la vie ; nous l'avons sous nos yeux, qui s'acharne à briguer auprès du peuple les faisceaux et les haches redoutables, et qui, toujours, se retire vaincu et plein d'affliction. Car solliciter un pouvoir qui n'est qu'illusion et n'est jamais donné, et, dans cette recherche, supporter sans cesse de dures fatigues, c'est bien pousser avec effort sur la pente d'une montagne un rocher qui, à peine au sommet, retombe et va aussitôt rouler en bas dans la plaine.
De même repaître sans cesse les désirs de notre âme ingrate, la combler de biens sans pouvoir la rassasier jamais. [...] c'est là, je pense, ce que symbolisent ces jeunes filles[1] dans la fleur de l'âge, que l'on dit occupées à verser de l'eau dans un vase sans fond, que nul effort ne saurait jamais remplir.
Cerbère, et les Furies encore, et le manque de lumière, le Tartare dont les gorges vomissent d'effroyables flammes, qui n'existent nulle part et ne peuvent en effet exister. Mais il y a dans la vie, pour d'insignes méfaits, une crainte insigne des châtiments, et pour le crime, l'expiation : prison, effroyable chute du haut de la roche, verges, bourreaux, carcan, poix, lame rougie, torches ; et même en l'absence de ces punitions, l'âme consciente de ses crimes et prise de terreur à leur pensée s'applique à elle-même l'aiguillon, se donne la brûlure du fouet, sans voir cependant quel peut être le terme de ses maux, quelle serait à jamais la fin de ses peines, et craignant au contraire que les uns et les autres ne s'aggravent dans la mort. C'est ici-bas que la vie des sots devient un véritable enfer.
Lucrèce, De la Nature (Ier s. av. JC)
Photo : Pexels - Ahmed Adly
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King : Ça
On peut vivre avec la peur, aurait dit Stan, s'il l'avait pu. Peut-être pas toujours, mais en tout cas longtemps, très longtemps. Mais c'est ce scandale offensant avec lequel on ne peut vivre, parce qu'il ouvre une brèche dans votre rationalité; si l'on se penche dessus, on s’aperçoit qu'il existe là au fond des créatures vivantes dont les yeux jaunes ne cillent jamais, qu'il en monte une puanteur innommable et on finit par se dire que c'est tout un univers qu se tapit au cœur de ces ténèbres, avec une lune carrée dans le ciel, des étoiles au rire glacial, des triangles à quatre cotés, sinon cinq, voir encore cinq à la puissance cinq. Tout conduit à tout, aurait-il dit, s'il avait pu. Allez donc dans vos églises écouter l'histoire de Jésus marchant sur les eaux; moi, si je vois un type faire ça, je vais hurler, hurler! Car pour moi, il ne s'agira pas d'un miracle, mais d'un scandale qui m'offensera.
Stephen King, Ça (1986)
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"A la folie"
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L'interview de Bruno du Café philo aujourd'hui sur C2L
A l'occasion du café philo de ce soir ("Sait-on ce que l'on désire ?"), retrouvez sur C2L une interview de Bruno Chiron ce matin dans la Matinale : http://www.c2l-radio.fr.
A bientôt !
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Descartes : "Changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde"
Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où l’on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé de dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre où l’on puisse être logé commodément pendant le temps qu’on y travaillera ; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.
La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés...
Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt...
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible...
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m’avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c'est-à-dire que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étais prescrite."
René Descartes, Discours de la méthode (1637)
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