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Documents - Page 15

  • Nietzsche : "Les mots sont des symboles sonores pour désigner des idées"

    9782080278036.jpgQu'est-ce en fin de compte que l'on appelle "commun" ? Les mots sont des symboles sonores pour désigner des idées, mais les idées sont des signes imagés, plus ou moins précis, de sensations qui viennent fréquemment et simultanément, de groupes de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d'employer les mêmes mots ; il faut encore employer les mêmes mots pour désigner la même sorte d'expériences intérieures, il faut enfin avoir en commun certaines expériences. C'est pourquoi les gens d'un même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui appartiennent à des peuples différents, même si ces derniers usent de la même langue ; ou plutôt, quand des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions identiques, sous le même climat, sur le même sol, courant les mêmes dangers, ayant les mêmes besoins, faisant le même travail, il en naît quelque chose qui "se comprend" : un peuple. Dans toutes les âmes un même nombre d'expériences revenant fréquemment a pris le dessus sur des expériences qui se répètent plus rarement : sur elles on se comprend vite, et de plus en plus vite - l'histoire du langage est l'histoire d'un processus d'abréviation....

    On en fait l'expérience même dans toute amitié, dans toute liaison amoureuse : aucune n'est durable si l'un des deux découvre que son partenaire sent, entend les mêmes mots autrement que lui, qu'il y flaire autre chose, qu'ils éveillent en lui d'autres souhaits et d'autres craintes...

    A supposer à présent que la nécessité n'ait depuis toujours rapproché que des gens qui pouvaient indiquer par des signes identiques des besoins et des expériences identiques, il en résulte au total que la facilité avec laquelle une nécessité se laisse communiquer, c'est-à-dire, au fond, le fait de n'avoir que des expériences médiocres et communes, a du être la plus forte de toutes les puissances qui ont jusqu'ici déterminé l'homme.

    Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 268 (1886)

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  • Saussure : mots et langages

    Ainsi l'idée de "sœur" n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ô-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes : le signifié "bœuf" a pour signifiant b-î-f d'un côté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de l'autre...

    Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité.

    Saussure, Cours de linguistique générale (1906-1911)

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  • Austin : "Quand dire c'est faire"

    "(E.a) « Oui [je le veux] (c’est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime) » – ce « oui » étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage.
    (E.b) « Je baptise ce bateau le Queen Elisabeth » – comme on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque.
    (E.c.) « Je donne et lègue ma montre à mon frère » – comme on peut lire dans un testament.
    (E.d.) « Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain ».

    Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. Aucune des énonciations citées n’est vraie ou fausse : j’affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. On n’a pas plus besoin de démontrer cette assertion qu’il n’y a à prouver que « Damnation ! » n’est ni vrai ni faux : il se peut que l’énonciation « serve à mettre au courant » – mais c’est là tout autre chose. Baptiser un bateau, c’est dire (dans les circonstances appropriées) les mots « Je baptise… » etc. Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. « Oui [je le veux].., je ne fais pas le reportage d’un mariage : je me marie.

    Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type ? Je propose de l’appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou – par souci de brièveté – un « performatif ». Ce nom dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perfom, verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif « action » : il indique que produire l’énonciation est exécuter une action (on ne considère pas, habituellement, cette production-là comme ne faisant que dire quelque chose)."

    John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire (1970)

    Photo : Pexels - Alena Shekhovtcova

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  • Merleau-Ponty : La prose du monde

    La langue dispose d'un certain nombre de signes fondamentaux, arbitrairement liés à des significations clefs ; elle est capable de recomposer toute signification nouvelle à partir de celles-là, donc de les dire dans le même langage, et finalement l'expression exprime parce qu'elle reconduit toutes nos expériences au système de correspondances initiales entre tel signe et telle signification dont nous avons pris possession en apprenant la langue, et qui est, lui, absolument clair, parce qu'aucune pensée ne traîne dans les mots, aucun mot dans la pure pensée de quelque chose. Nous vénérons tous secrètement cet idéal d'un langage qui, en dernière analyse, nous délivrerait de lui-même en nous livrant aux choses. Une langue, c'est pour nous cet appareil fabuleux qui permet d'exprimer un nombre indéfini de pensées ou de choses avec un nombre fini de signes, parce qu'ils ont été choisis de manière à recomposer exactement tout ce qu'on peut vouloir dire de neuf et à lui communiquer l'évidence des premières désignations de choses.

    Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde (1992)

    Photo : Pexels - RDNE Stock project

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  • Rousseau : Langages 2

    Ces progrès ne sont ni fortuits ni arbitraires, ils tiennent aux vicissitudes des choses. Les langues se forment naturellement sur les besoins des hommes ; elles changent et s'altèrent selon les changements de ces mêmes besoins. Dans les anciens temps où la persuasion tenait lieu de force publique, l'éloquence était nécessaire. A quoi servirait-elle aujourd'hui que la force publique supplée à la persuasion  ? L'on n'a besoin ni d'art ni de figure pour dire : « tel est mon bon plaisir ». Quels discours reste-t-il à faire au peuple assemblé  ? Des sermons. Et qu'importe à ceux qui les font de persuader le peuple, puisque ce n'est pas lui qui nomme aux bénéfices  ? Les langues sont devenues aussi parfaitement inutiles que l'éloquence. Les sociétés ont pris leurs dernières formes ; on n'y change plus rien qu'avec du canon et des écus, et comme on n'a plus rien à dire au peuple sinon : « donnez de l'argent », on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons. Il ne faut assembler personne pour cela, au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c'est la première maxime de la politique moderne.

    Il y a des langues favorables à la liberté ; ce sont les langues sonores, prosodiques, harmonieuses dont on distingue les discours de fort loin. Les nôtres sont faites pour le bourdonnement des divans. Nos prédicateurs se tourmentent, se mettent en sueur dans les temples, sans qu'on sache rien de ce qu'ils ont dit. Après s'être épuisés à crier pendant une heure, ils sortent de la chaire à demi morts. Assurément ce n'était pas la peine de prendre tant de fatigue. Chez les anciens on se faisait entendre aisément au peuple sur la place publique ; on y parlait tout le jour sans s'incommoder. Les généraux haranguaient leurs troupes ; on les entendait et ils ne s'épuisaient point. Les historiens modernes qui ont voulu mettre des harangues dans leurs histoires se sont fait moquer d'eux. Qu'on suppose un homme haranguant en français le peuple de Paris dans la place Vendôme. Qu'il crie à pleine tête, on entendra qu'il crie, on ne distinguera pas un mot. Hérodote lisait son histoire aux peuples de la Grèce assemblés en plein air et tout retentissait d'applaudissements. Aujourd'hui l'académicien qui lit un mémoire un jour d'assemblée publique est à peine entendu au bout de la salle.

    Si les charlatans des places abondent moins en France qu'en Italie, ce n'est pas en France qu'ils soient moins écoutés, c'est seulement qu'on ne les entend pas si bien. M. d'Alembert croit qu'on pourrait débiter le récitatif français à l'italienne ; il faudrait donc le débiter à l'oreille, autrement on n'entendrait rien du tout. Or, je dis que toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre au peuple assemblé est une langue servile ; il est impossible qu'un peuple demeure libre et qu'il parle cette langue-là. Je finirai ces réflexions superficielles, mais qui peuvent en faire naître de plus profondes, par le passage qui me les a suggérées : « ce serait la matière d'un examen assez philosophique, que d'observer dans le fait et de montrer par des exemples combien les caractères, les moeurs et les intérêts d'un peuple influent sur sa langue. »

    Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'origine des langues (+1781)

    Photo : Pexels - RDNE Stock project

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  • Rousseau : Langages humains

    Le premier langage de l'homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu'il fallût persuader les hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n'était arraché que par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n'était pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes commencèrent à s'étendre et à se multiplier, et qu'il s'établit entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu ; ils multiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les gestes qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins d'une détermination antérieure. Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l'ouïe par des sons imitatifs : mais comme le geste n'indique guère que des objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles ; qu'il n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité ou l'interposition d'un corps le rendent inutile, et qu'il exige l'attention plutôt qu'il ne l'excite, on s'avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne put se faire que d'un commun consentement, et d'une manière assez difficile à pratiquer pour les hommes dont les organes grossiers n'avaient encore aucun exercice, et plus difficile encore à concevoir pour elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l'usage de la parole.

    Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'origine des langues (+1781)

    Photo : Pexels - Cottonbro

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  • Locke : Langage et idées

    81yBe4CTlCL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgComme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la société sans une communication de pensées, il était nécessaire que l'homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels ces idées invisibles, dont ses pensées sont composées, puissent être manifestées aux autres. Rien n'était plus propre pour cet effet, soit à l'égard de la fécondité ou de la promptitude, que ces sons articulés qu'il se trouve capable de former avec tant de facilité et de variété. Nous voyons par là comment les mots, qui étaient si bien adaptés à cette fin par la nature, viennent à être employés par les hommes pour être signes de leurs idées et non par aucune liaison naturelle qu'il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car, en ce cas-là, il n'y aurait qu'une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le signe de telle idée. Ainsi, l'usage des mots consiste à être des marques sensibles des idées et les idées qu'on désigne par les mots sont ce qu'ils signifient proprement et immédiatement.

    Comme les hommes se servent de ces signes, ou pour enregistrer, si j'ose ainsi dire, leurs propres pensées afin de soulager leur mémoire, ou pour produire leurs idées et les exposer aux yeux des autres hommes, les mots ne signifient autre chose dans leur première partie et immédiate signification que les idées qui sont dans l'esprit de celui qui s'en sert, quelque imparfaitement ou négligemment que ces idées soient déduites des choses qu'on suppose qu'elles représentent. Lorsqu'un homme parle à un autre, c'est afin de pouvoir être entendu ; le but du langage est que ces sons ou marques puissent faire connaître les idées de celui qui parle à ceux qui l'écoutent.

    John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain (1689)

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  • Dalsher : "Vox"

    CVT_Vox_2798.pngIl est en colère, il est vexé, il est frustré. Rien ne justifie pourtant les mots qui sortent ensuite de sa bouche, des mots qu'il ne pourra jamais effacer, des mots qui s'enfoncent plus loin que n'importe quel morceau de verre, et qui me font saigner de tout mon corps.
    " Tu sais, chérie, je me demande si je préférais pas quand tu ne parlais pas. "

    Christina Dalcher, Vox (2020)

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  • Williams : "La collectionneuse de mots oubliés"

    51Ce7cfoijL._SX195_.jpgLe grand James Murray a dit un jour : "Je ne suis pas un homme de littérature. Je suis un homme de science, et je m'intéresse à la branche de l'anthropologie qui traite de l'histoire du discours humain. "
    " Les mots nous définissent, ils nous expliquent et, à l'occasion, ils permettent de nous contrôler ou de nous isoler. Mais qu'arrive-t-il lorsque des mots qui sont dits ne sont pas écrits ?

    Pip Williams, La collectionneuse de mots oubliés (2022)

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  • "A voix haute - La force de la parole"

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  • Périer : La formule "Des goûts et des couleurs, on ne discute pas" est un aveu d'échec terrible

    CVT_La-parole-est-un-sport-de-combat_6768.jpgLa formule "Des goûts et des couleurs, on ne discute pas" est un aveu d'échec terrible. Pourquoi donc ne débattre que des choses sur lesquelles on pourrait tomber d'accord ? Je crois au contraire qu'il faut débattre de tout, que rien ne mérite d'être soustrait au débat. C'est en passant l'épreuve de l'affrontement qu'une théorie révèlera sa force ou sa faiblesse. Et puis le débat d'idées est aussi une façon d'éviter les rapports de force physiques. Souvent, la violence naît de l'incapacité à confronter les points de vue. L'écoute plutôt que les coups. Débattre, plutôt que de se battre.

    Bertrand Périer, La parole est un sport de combat (2017)

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  • Sénèque : "Tu me demandes ce que tu dois principalement éviter ? – La foule"

    Tu me demandes ce que tu dois principalement éviter ? – La foule. Tu ne peux encore t’y livrer impunément. Moi, pour mon compte, j’avouerai ma faiblesse. Jamais je ne rentre chez moi tel que j’en suis sorti. Toujours quelque trouble que j’avais assoupi en moi se réveille, quelque tentation chassée reparaît. Ce qu’éprouvent ces malades réduits par un long état de faiblesse à ne pouvoir sans accident quitter le logis, nous arrive à nous de qui l’âme est convalescente d’une longue maladie. Il n’est pas bon de se répandre dans une nombreuse société. Là tout nous prêche le vice, ou nous l’imprime, ou à notre insu nous entache. Et plus nos liaisons s’étendent, plus le danger se multiplie. Mais rien n’est funeste à la morale comme l’habitude des spectacles. C’est là que les vices nous surprennent plus aisément par l’attrait du plaisir. Que penses-tu que je veuille dire ? que j’en sors plus attaché à l’argent, à l’ambition, à la mollesse, ajoute même plus cruel et plus inhumain pour avoir été au milieu des hommes. Le hasard vient de me conduire au spectacle de midi : je m’attendais à des jeux, à des facéties, à quelque délassement qui repose les yeux du sang humain. Loin de là : tous les combats précédents avaient été pure clémence. Cette fois, plus de badinage : c’est l’homicide dans sa crudité. Le corps n’a rien pour se couvrir ; il est tout entier exposé aux coups, et pas un ne porte à faux. La foule préfère cela aux gladiateurs ordinaires et même extraordinaires. Et n’a-t-elle pas raison ? ni casque ni bouclier qui repousse le fer. À quoi servent ces armures, cette escrime, toutes ces ruses ? à marchander avec la mort. Le matin c’est aux lions et aux ours qu’on livre des hommes ; à midi, c’est aux spectateurs. On met aux prises ceux qui ont tué avec d’autres qui les tueront, et tout vainqueur est réservé pour une nouvelle boucherie. L’issue de la lutte est la mort ; le fer et le feu font la besogne. Cela, pour occuper les intermèdes. "Mais cet homme-ci a commis un vol ! – Eh bien, il mérite le gibet. – C’est un assassin ! – Tout assassin doit subir la peine du talion. Mais toi qu’as-tu fait, malheureux, qui te condamne à un tel spectacle ? – Les fouets ! le feu ! la mort ! s’écrie-t-on. En voilà un qui s’enferre trop mollement, qui tombe avec peu de fermeté, qui meurt de mauvaise grâce !" – Le fouet les renvoie aux blessures ; et des deux côtés ces poitrines nues doivent d’elles-mêmes s’offrir aux coups. Le spectacle est-il suspendu ? Par passe-temps qu’on égorge encore, pour ne pas être à ne rien faire18.

    Romains ! ne sentez-vous donc pas que l’exemple du mal retombe sur ceux qui le donnent ? Rendez grâce aux dieux immortels : ils vous laissent enseigner la cruauté à celui qui ne peut l’apprendre.

    Il faut sauver de l’influence populaire un esprit trop tendre encore et peu ferme dans la bonne voie : aisément il passe du côté de la foule. Socrate, Caton, Lélius eussent pu voir leur vertu entraînée par le torrent de la corruption ; et nous, encore en pleine lutte contre nos penchants déréglés, nous saurions soutenir le choc des vices qui viennent à nous en si grande compagnie ! Un seul exemple de prodigalité ou de lésine fait beaucoup de mal ; un commensal aux goûts raffinés peu à peu nous effémine et nous amollit ; le voisinage d’un riche irrite la cupidité ; la rouille de l’envie se communique par le contact au cœur le plus net et le plus franc ; que penses-tu qu’il arrive de tes mœurs en butte aux assauts de tout un peuple ? Forcément tu seras son imitateur ou son ennemi. Double écueil qu’il faut éviter : ne point ressembler aux méchants parce qu’ils sont le grand nombre, ne point haïr le grand nombre parce qu’il diffère de nous. Recueille-toi en toi-même, autant que possible ; fréquente ceux qui te rendront meilleur, reçois ceux que tu peux rendre tels. Il y a ici réciprocité, et l’on n’enseigne pas qu’on ne s’instruise. Garde qu’une vaine gloriole de publicité n’entraîne ton talent à se produire devant un auditoire peu digne, pour y lire ou pour disserter, ce que je te laisserais faire si tu avais pour ce peuple-là quelque denrée de son goût. Mais aucun ne te comprendrait, hormis peut-être un ou deux par hasard ; encore faudrait-il les former toi-même, les élever à te comprendre. "Et pour qui donc ai-je tant appris ?" – N’aie point peur que ta peine soit perdue : tu as appris pour toi.

    Mais pour ne pas profiter seul de ce que j’ai appris aujourd’hui, je te ferai part de ce que j’ai trouvé : ce sont trois belles paroles à peu près sur ce même sujet ; l’une payera la dette de ce jour, tu prendras les deux autres comme avance. Démocrite a dit : "Un seul homme est pour moi le public, et le public un seul homme." J’approuve encore, quel qu’en soit l’auteur, car on n’est pas d’accord sur ce point, la réponse d’un artiste auquel on demandait pourquoi il soignait tant des ouvrages que si peu d’hommes seraient appelés à connaître : "C’est assez de peu, assez d’un, assez de pas un." Le troisième mot, non moins remarquable, est d’Épicure ; il écrivait à l’un de ses compagnons d’études : "Ceci n’est pas pour la multitude, mais pour toi, car nous sommes l’un pour l’autre un assez grand théâtre." Garde cela, Lucilius, au plus profond de ton âme, et tu dédaigneras ce chatouillement qu’excite la louange sortant de plusieurs bouches. La foule t’applaudit ! Eh ! qu’as-tu à te complaire si tu es de ces hommes que la foule comprend ? C’est au dedans de toi que tes mérites doivent briller.

    Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 7 (Ier s. ap. JC)

    Photos : Pexels - Oană Andrei

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  • Brassens : "Sitôt qu'on Est plus de quatre on est une bande de cons"

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  • Freud : "La foule nous apparaît ainsi comme une résurrection de la horde primitive"

    La foule nous apparaît ainsi comme une résurrection de la horde primitive. De même que l'homme primitif survit virtuellement dans chaque individu, de même toute foule humaine est capable de reconstituer la horde primitive. Nous devons en conclure que la psychologie collective est la plus ancienne psychologie humaine ; les éléments qui, isolés de tout ce qui se rapporte à la foule, nous ont servi à constituer la psychologie individuelle, ne se sont différenciés de la vieille psychologie collective qu'assez tard, progressivement et d'une manière qui, de nos jours encore, est très partielle. Nous allons essayer encore d'indiquer le point de départ de cette évolution.

    Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi (1911)

    Photo : Pexels - Heyy Kazz

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  • Cicéron : la foule et l'individu

    Bust_of_Cicero_(1st-cent._BC)_-_Palazzo_Nuovo_-_Musei_Capitolini_-_Rome_2016.jpgQu'y a-t-il de plus admirable que de voir, en face d'une immense multitude un homme se dresser seul et, armé de cette faculté que chacun a cependant reçue de la nature, en user comme il est seul alors, ou presque seul, à pouvoir le faire ? (...)

    Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple !

    Cicéron, De Oratore (Ier s. ap. JC)

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  • Tonton David : "Peuples du Monde"

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  • Constant : "La loi doit être l'expression ou de la volonté de tous"

    La loi doit être l'expression ou de la volonté de tous, ou de celle de quelques-uns. Or, quelle serait l'origine du privilège exclusif que vous concéderiez à ce petit nombre ? Si c'est la force, la force appartient à qui s'en empare, elle ne constitue pas un droit, et si vous la reconnaissez comme légitime, elle l'est également, quelques mains qui s'en saisissent, et chacun voudra la conquérir à son tour. Si vous supposez le pouvoir du petit nombre sanctionné par l'assentiment de tous, ce pouvoir devient alors la volonté générale.

    Ce principe s'applique à toutes les institutions. La théocratie, la royauté, l'aristocratie, lorsqu'elles dominent les esprits, sont la volonté générale. Lorsqu'elles ne les dominent pas, elles ne sont autre chose que la force. En un mot, il n'existe au monde que deux pouvoirs, l'un illégitime, c'est la force ; l'autre légitime, c'est la volonté générale. Mais en même temps que l'on reconnaît les droits de cette volonté, c'est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d'en bien concevoir la nature et d'en bien déterminer l'étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l'application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n'augmente en rien la somme de liberté des individus ; et si l'on attribue à cette souveraineté une latitude qu'elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe...

    Lorsqu'on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l'on jette au hasard dans la société humaine un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu'on le place. Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trouverez également un mal. Vous vous en prendrez aux dépositaires de ce pouvoir, et suivant les circonstances, vous accuserez tour à tour la monarchie, l'aristocratie, la démocratie, les gouvernements mixtes, le système représentatif. Vous aurez tort ; c'est le degré de force, et non les dépositaires de cette force qu'il faut accuser. C'est contre l'arme et non contre le bras qu'il faut sévir. Il y a des masses trop pesantes pour la main des hommes.

    L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé  à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer. C'était un fléau, ils l'ont considéré comme une conquête. Ils en ont doté la société entière. Il a passé forcément d'elle à la majorité, de la majorité entre les mains de quelques hommes, souvent dans une seule main: il fait tout autant de mal qu'auparavant: et les exemples, les objections, les arguments et les faits se sont multipliés contre toutes les institutions politiques.

    Dans une société fondée sur la souveraineté du peuple, il est certain qu'il n'appartient à aucun individu, à aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté particulière ; mais il est faux que la société tout entière possède sur ses membres une souveraineté sans bornes.

    Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France (1815)

    Photo : Pexels - Cottonbro Studio

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  • Juillard : 14 juillet

    14juillet.jpgLes Français grondaient. Et voici, quelques temps plus tard que le Tiers État se proclame Assemblée Nationale. Le 20 juin, le roi fait fermer la salle des Menus-Plaisirs. On partit donc au Jeu de Paume et on prononça de très grands mots. Serment ! Constitution ! Trois jours passèrent. Le roi déclara nulles les décisions de l'Assemblée et demanda aux députés de quitter la salle. Les députés du Tiers refusèrent d'obtempérer. Mirabeau prononça alors sa grande phrase commençant par "le peuple" et finissant par "la force des baïonnettes".

    Éric Vuillard, 14 Juillet (2016)

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  • Jefferson : "C'est tout l'ensemble de la nation qui est lui-même le pouvoir souverain, législatif, judiciaire et exécutif"

    C'est tout l'ensemble de la nation qui est lui-même le pouvoir souverain, législatif, judiciaire et exécutif. En raison de la difficulté qu'il éprouve à se réunir pour exercer personnellement ces pouvoirs et de son inaptitude à les exercer le peuple est amené à désigner des organes spéciaux pour exprimer sa volonté législative, pour l'exécuter et pour juger. C'est la volonté de la nation qui rend la loi obligatoire ; c'est sa volonté qui crée ou qui supprime l'organe chargé de la déclarer et de la publier. La nation peut pour ce faire, recourir à une personne unique, comme l'empereur de Russie (dont les proclamations sont présentées comme le témoignage de la volonté populaire) ou à quelques personnes, les membres de l'aristocratie de Venise par exemple, ou à un système de conseils, comme dans notre ancien gouvernement royal ou dans notre gouvernement républicain actuel. La loi, étant la loi parce qu'elle est la volonté de la nation, n'est pas modifiée lors­que la nation modifie l'organe par l'intermédiaire duquel elle décide d'annoncer désormais sa volonté, pas plus que les actes que j'ai passés par l'intermédiaire d'un notaire ne perdent leur caractère obligatoire si je change de notaire ou si je cesse de recourir à celui-là.

    Thomas Jefferson, Lettre à Edmund Randolph du 18 août 1799

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  • Jefferson : Le contrôle du peuple

    Nous croyons, en Amérique, qu'il est nécessaire d'intro­duire le contrôle du peuple dans chaque branche du gou­vernement dans toute la mesure où il est capable de l'exer­cer, et que c'est là le seul moyen d'assurer longtemps de ses pouvoirs une administration honnête.

    1. Le peuple n'est pas qualifié pour exercer lui-même le pouvoir exécutif, mais il l'est pour désigner la personne qui l'exercera. Aussi, chez nous, choisit-il ce magistrat tous les quatre ans. 2. Il n'est pas qualifié pour légiférer. Chez nous, par conséquent, il ne fait que choisir les législateurs. 3. Il n'est pas qualifié pour juger des questions de droit, mais il est fort capable de juger des questions de fait. Par conséquent, c'est lui qui, constitué en jurys, décide de toutes les questions de fait, laissant aux juges permanents le soin de dire le droit en fonction de ces faits. Mais nous savons tous que les juges permanents acquièrent un esprit de corps ; que, étant connus, ils sont en butte aux tentations de la corruption ; qu'ils sont fourvoyés par leurs préfé­rences, leurs relations, leur esprit de parti, leur dévoue­ment au pouvoir exécutif ou législatif; que mieux vaudrait tirer une cause à pile ou face que de la remettre à un juge partial et que l'opinion de douze jurés honnêtes donne tout de même une meilleure probabilité d'équité que ce jeu du hasard. Si donc les jurys estiment que les juges permanents sont influencés par un quelconque parti pris, dans une affaire quelconque, il leur est loisible de prendre sur eux de juger en droit aussi bien qu'en fait. Ils n'exer­cent jamais ce pouvoir que lorsqu'ils doutent de l'impar­tialité des juges, et l'exercice de ce pouvoir a fait d'eux les plus sûrs remparts de la liberté anglaise. S'il fallait écarter le peuple du pouvoir législatif ou du judiciaire, je dirais, si je devais en décider, que mieux vaut l'exclure du légis­latif. L'exécution des lois est plus importante que leur établissement. Cependant, mieux vaut que le peuple participe à chacun des trois pouvoirs, lorsque c'est possible.

    Thomas Jefferson, Lettre à l'abbé Arnoux, Paris, le 19 juillet 1789

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  • Diderot : "Il n'y a point de vrai souverain que la nation"

    Il n'y a point de vrai souverain que la nation ; il ne peut y avoir de vrai législateur que le peuple ; il est rare qu'un peuple se soumette sincèrement à des lois qu'on lui impose, il les aimera, il les respectera, il y obéira, il les défendra comme son propre ouvrage, s'il en est lui-même l'auteur. Ce ne sont plus les volontés arbitraires d'un seul, ce sont celles d'un nombre d'hommes qui ont consulté entre eux sur leur bonheur et leur sécurité ; elles sont vaines, si elles ne commandent pas également à tous ; elles sont vaines s'il y a un seul membre dans la société qui puisse les enfreindre impunément. Le premier point d'un code doit donc m'instruire des précautions que l'on a prises pour assurer aux lois leur autorité.

    Denis Diderot, Observations sur le Nakaz (1774)

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  • "Foule sans emmental"

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  • Une distribution de vêtements gratuits provoque un gigantesque mouvement de foule à Paris

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  • Rousseau : L'état de guerre

    J'ouvre les livres de droit et de morale, j'écoute les savants et les jurisconsultes et pénètre de leurs discours insinuants je déplore les misères de la nature, j'admire la paix et la justice établie par l'ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d'être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mon devoir et de mon bonheur je ferme le livre sors de la classe et regarde autour de moi, je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer ,le genre humain écrasé par une poignée d'oppresseurs, une foule accablée de peine et de faim, une foule affamée, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois . J'élève les yeux et regarde au loin. j'aperçois des feux et des flammes, des campagnes désertes, des villes au pillage. Hommes farouches, où traînez vous ces infortunés? j'entends un bruit affreux, quel tumulte! quels cris ! J'approche, je vois un théâtre de meurtres,10milles hommes égorgés, les morts entassés par monceaux les mourants foulés au pieds des chevaux , partout l'image de la mort et de l'agonie .C'est donc là le fruit de ses institutions pacifique ! ah philosophe barbare! va lire ton livre sur un champ de bataille! Quelles entrailles d'hommes ne seraient émues à ces tristes objets? mais il n'est plus permis d'être homme et de plaider la cause de l humanité. La justice et la vérité doivent être pliées à l'intérêt des plus puissants : c'est la règle.

    Jean-Jacques Rousseau, L'état de guerre (1756-1757)

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