Café philo décembre 100e
Brillat-Savarin : Le plaisir de manger
Le plaisir de manger est la sensation actuelle et directe d’un besoin qui se satisfait. Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui naît des diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas.
Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux ; il ne suppose que la faim et ce qu’il faut pour la satisfaire. Le plaisir de la table est particulier à l’espèce humaine ; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives.
Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins de l’appétit ; le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l’un et de l’autre. Ces deux états peuvent toujours s’observer dans nos festins.
Au premier service (…), chacun mange évidemment, sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit; et, quel que soit le rang qu’on occupe dans la société, on oublie tout pour n’être qu’un ouvrier de la grande manufacture[2]. Mais, quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s’engage, un autre ordre de choses commence ; et celui qui, jusque-là, n’était que consommateur, devient convive plus ou moins aimable, suivant que le maître de toutes choses[3] lui en a dispensé les moyens...
D’ailleurs, on trouve souvent rassemblées autour de la même table toutes les modifications que l’extrême sociabilité a introduites parmi nous : l’amour, l’amitié, les affaires, […] l’ambition, l’intrigue ; voilà pourquoi le conviviat[4] touche à tout ; voilà pourquoi il produit des fruits de toutes les saveurs.
Jean-Anthelme Brillat-Savarinn, Physiologie du goût (1825)