Café philo décembre 100e
Blixen : Le festin de Babette
- Non, non ! Babette ! Comment pouvez-vous vous figurer pareille chose? Croyez-vous donc que nous vous permettrons de dilapider votre précieux trésor en nourriture et en boissons et, de plus, à notre avantage ? Non, Babette, c'est impossible.
Babette fit un pas en avant, et ce mouvement eut la soudaineté et la violence d'une vague qui se dresse, formidable et menaçante.S'était-elle avancée de la même manière en 1871 pour planter le drapeau rouge sur une barricade ?
Elle parla dans son norvégien maladroit, mais avec l'éloquence classique particulière aux français : sa voix résonnait comme pour un chant :
- Mesdames, vous ai-je demandé la moindre faveur pendant ces douze années ? Non ? Et pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Vous qui récitez vos prières chaque jour, pouvez-vous vous imaginer ce qu'éprouve un coeur humain qui n'a aucune prière à faire ? Et pourquoi donc Babette devrait-elle prier ? Pour rien ? Ce soir, elle a une prière à faire ; cette prière jaillit du fond de son coeur. Ne comprenez-vous pas Mesdames, que ce soir il vous appartient de l'exaucer, avec la même joie que le bon Dieu éprouve à exaucer les vôtres ?
Karen Blixen, Le Festin de Babette (1958)