S"il il est vrai que le bonheur est l'activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c'est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c'est-à-dire de la partie de l'homme la plus haute. Qu'il s'agisse de l'esprit ou de toute autre faculté, à quoi semblent appartenir de nature l'empire, le commandement, la notion de ce qui est bien et divin ; que cette faculté soit divine elle aussi ou ce qu'il y a en nous de divin, c'est bien l'activité de cette partie de nous-mêmes, activité conforme à sa vertu propre, qui constitue le bonheur parfait. Or nous avons dit qu'elle est contemplative.
Cette proposition s'accorde, semble-t-il, tant avec nos développements antérieurs qu'avec la vérité. Car cette activité est par elle-même la plus élevée; de ce qui est en nous, l'esprit occupe la première place; et, parmi ce qui relève de la connaissance, les questions qu'embrasse l'esprit sont les plus hautes.
Ajoutons aussi que son action est la plus continue; il nous est possible de nous livrer à la contemplation d'une façon plus suivie qu'à une forme de l'action pratique.
Et, puisque nous croyons que le plaisir doit être associé au bonheur, la plus agréable de toutes les activités conformes à la vertu se trouve être, d'un commun accord, celle qui est conforme à la sagesse. Il semble donc que la sagesse, elle au moins, comporte des plaisirs merveilleux autant par leur pureté que par leur solidité, et il est de toute évidence que la vie pour ceux qui savent se révèle plus agréable que pour ceux qui cherchent encore à savoir.
D'ailleurs l'indépendance dont nous avons fait mention caractérise tout particulièrement la vie contemplative. Certes, le sage, le juste, comme tous les autres hommes, ont besoin de ce qui est indispensable à la vie; et même, si munis qu'ils soient d'une façon suffisante de ces biens extérieurs, il leur faut encore autre chose: le juste a besoin de gens à l'endroit de qui et avec qui il pourra manifester son sens de la justice; il en va de même de l'homme tempérant et de l'homme courageux et de tous les autres représentants des vertus morales; mais le sage, même abandonné à lui seul, peut encore se livrer à la contemplation et plus sa sagesse est grande, mieux il s'y consacre. Sans doute le ferait-il d'une façon supérieure encore, s'il associait d'autres personnes à sa contemplation ; quoi qu'il en soit, il est à un suprême degré l'homme qui ne relève que de lui-même.
En outre, cette existence est la seule qu'on puisse aimer pour elle-même : elle n'a pas d'autre résultat que la contemplation, tandis que, par l'existence pratique, en dehors même de l'action, nous aboutissons toujours à un résultat plus ou moins important.
Ajoutons encore que le bonheur parfait consiste également dans le loisir. Nous ne nous privons de loisirs qu'en vue d'en obtenir, et c'est pour vivre en paix que nous faisons la guerre...
Une telle existence, toutefois, pourrait être au-dessus de la condition humaine. L'homme ne vit plus alors en tant qu'homme, mais en tant qu'il possède quelque caractère divin ; et, autant ce caractère divin l'emporte sur ce qui est composé, autant cette activité excellera par rapport à celle qui résulte de toutes les autres vertus. Si donc, l'esprit, par rapport à l'homme, est un attribut divin, une existence conforme à l'esprit sera, par rapport à la vie humaine, véritablement divine. Il ne faut donc pas écouter les gens qui nous conseillent, sous prétexte que nous sommes des hommes, de ne songer qu'aux choses humaines et, sous prétexte que nous sommes mortels, de renoncer aux choses immortelles. Mais, dans la mesure du possible, nous devons nous rendre immortels et tout faire pour vivre conformément à la partie la plus excellente de nous-mêmes, car le principe divin, si faible qu'il soit par ses dimensions, l'emporte, et de beaucoup, sur toute autre chose par sa puissance et sa valeur.
Aristote, Éthique à Nicomaque (IVe s. av. JC)