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Compte-rendu du débat: "Est-on possesseur de son corps ?"

Le café philosophique de Montargis se réunissait le 22 mars 2019 pour une nouvelle séance qui portait sur ce sujet : "Est-on possesseur de son corps ?"

D’emblée, une première réponse est donnée par une personne du public : mon corps m’appartient bien, du moment qu’il ne gêne pas les autres. Mais si je suis contaminé, c’est la société qui s’en occupe afin que je ne contamine pas les autres. Si mon corps me lâche, intervient une personne du public, je suis presque en lutte avec, avec la notion d’âge qui fait que j’use de mon corps avec plus ou moins de zèle. Ne dit-on pas : "Être en pleine possession de ses moyens ?" Quoique là, on parle plus de possession physique que psychologique. Pour une personne du public, le corps nous appartient pour notre vie entière si on sait l’écouter, via des exercices de respiration par exemple ou de la méditation.

Puis-je faire de mon corps ce que je veux ? Pour répondre à cette question, est-il dit, il y a deux visions du corps : une vision qui viserait à subir son corps et une autre qui propose un effort pour s’en occuper. "Notre corps (…) est l’enveloppe de l’âme, qui, de son côté, en est la gardienne et la protectrice" écrivait Lucrèce. Une personne du public fait aussi remarquer que physiologiquement, une grande partie de mon propre corps ne m’appartient pas car il est constitué de corps étrangers, de bactéries notamment.

Une personne souhaite que l’on ne confonde pas la possession de son corps avec l’amour qu’on lui porte et l’entretien de celui-ci. Ce n’est pas parce que l’on n’aime pas son corps qu’il ne nous appartient pas, ajoute-t-il. Or, intervient un animateur, le fait que l’on se dise possesseur de son corps est peut-être le risque de se faire déposséder. Se poser cette question c’est déjà ouvrir une brèche, qui peut être le premier pas vers une forme d’esclavage.

Il y a aussi un enjeu politique et social à dire "Je suis possesseur de mon corps" : l’un des éléments les plus récurrents, qui a aussi fait l’objet de discours féministes, c’est la fameuse phrase "Mon corps m’appartient !" Dans cette perspective, il y a un certain nombre de situations qui peuvent illustrer ce propos sur l’aliénation du corps : l’esclavage ou la prostitution. Lorsque je dis "Mon corps m’appartient", se mettent en place un certain nombre de problèmes qui viennent contredire ce propos : mon corps ne m’appartiendrait pas car soumis à certaines règles sociales. Un intervenant parle par exemple des lois de bioéthiques, avec par exemple les ventes d’organes humaines, l’euthanasie ou la GPA.

Par ailleurs, si mon corps m’appartient, a priori je peux en faire ce que je veux, y compris vendre mes organes, louer mon ventre ou me prostituer. La possession du corps implique beaucoup de problématiques politiques ou éthiques.

Se pose aussi la question, dit un participant, de l’esprit, intrinsèquement emprisonné dans mon corps et dont je ne peux pas être maître. Comme le disais Descartes, "Je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire." Pour un autre intervenant, corps et esprit sont à dissocier : le corps est la première chose que l’autre voir de moi. Le corps est, lui, capable de plasticité et susceptible de s’adapter à la société. "Nous habitons notre corps bien avant de le penser" disait Albert Camus.

Lorsque je dis "Je suis possesseur de mon corps", la question est de savoir qui est ce "je" ? Là, tout de suite, on établit une distance entre ce que je suis et ce corps. Il y a toute une tradition cartésienne : il y a mon corps qui est une machinerie d’organes et d’un autre côté il y a moi. La question est bien : qui est ce "moi" ? Un esprit ? Une âme ? En somme, qui est cet observateur de soi-même qui dit : "Mon corps m’appartient !" Pour un intervenant, le moi est global, qui ressent aussi par son corps. Le moi serait tout, sauf que toutes ces choses semblent être des caractères propre à l’esprit. On peut continuer à penser une dualité entre un esprit immatériel et un corps matériel qui occupe un certain volume dans l’espace. "L’âme ne raisonne jamais mieux que quand elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps" disait Platon. Nietzsche écrivait ceci : ""Notre avidité de connaître la nature est un moyen pour le corps de se perfectionner."

Il y aurait une nouvelle dichotomie entre le moi immatériel et le moi incarné. Finalement, nous resterions dualistes. Pour un animateur, la vraie dépossession du corps, le réceptacle de notre esprit, passe par la manipulation justement de cet esprit, faisant croire, à tort, que corps et esprit sont d’accord. Nous ne serions plus alors maître de notre corps à cause de notre esprit. Si l’on pense à ce type de dépossession, un autre sujet est abordé : celui de la psychanalyse. Parfois, "le corps parle à mes dépens", via les rêves ou les actes manqués : "Ce que nous appelons notre Moi se comporte dans la vie d'une façon toute passive, que nous sommes, pour nous servir de son expression, vécus par des forces inconnues, échappant à notre maîtrise" (Sigmund Freud). Les personnes ayant des soucis psychiatriques sont également marginalisées pour les protéger, si ces personnes, malades mentalement, peuvent faire usage de violence contre les autres et contre elles-mêmes. Les médicaments peuvent parvenir à "niveler" leurs émotions de ces personnes et aussi à les déposséder d’eux-mêmes.

Notre corps et notre esprit forment un être intelligent, dit une intervenante, et l’être humain se doit d’être de plus en plus intelligent face aux nouvelles technologies.

Notre corps intéresse l’autre, dit une autre personne du public. Le manœuvre intéresse par exemple un patron qui, économiquement, demande l’utilisation du corps de cet autre. Un contrat de travail permet la location du corps, avec l’obligation pour un employeur de garantir l’intégrité physique et la sécurité de son employé – avec les progrès sociaux qui ont eu lieu en France durant le XXe siècle. Mais ce qui intéresse l’autre est aussi notre façon de penser. La dépossession du corps n’est pas forcément mauvaise.

La société en général fait que notre corps ne nous appartient pas vraiment dans les faits. Lorsque nous achetons de la nourriture, par exemple, c’est un besoin qui nous échappe. Il y a aussi des contraintes sociales, souvent anodines, mais qui ne nous rendent pas maîtres de nos vies.

Plusieurs personnes du public parlent de la chirurgie esthétique qui nous conduit à changer notre corps, mais avec l’idée que nous nous devenons autre : "Mon corps et mon identité" pourrait aussi bien s’écrire : "Mon corps est mon identité." J’ai un corps autant que je suis mon corps. Mais on peut aussi retrouver sa vraie identité – sexuelle ou autre – grâce au "subterfuge chirurgical". Je peux donc autant m’aliéner en allant faire une opération de chirurgie esthétique mais ces opérations peuvent aussi me permettre de me retrouver moi-même. Or, comment faire ressentir à l’autre quelle est mon identité ? Comment communiquer à l’autre cette problématique ? Comment dire l’indicible ?

Finalement, n’appartient-on pas à son corps plutôt que l’inverse ? Certaines choses me sont interdites par mon corps. "Je suis corps tout entier et rien d'autre ; l'âme n'est qu'un mot désignant une parcelle du corps… [Le corps] ne dit pas moi, mais il est moi" écrit Friedrich Nietzsche.

La société pourrait nous commander inconsciemment ou non d’imposer la manière dont je me comporte avec mon corps, la manière dont je me vêt, etc. Un animateur parle de Charles Darwin (Les Émotions chez l’Homme et l’Animal) et d’une expérience sur une grenouille qui montre qu’un corps sans vie peut aussi agir, comme si le cerveau avait sa propre vie. L’instinct de survie peut aussi empêcher mon corps de mettre fin à ses jours, tout comme la société et les religions m’interdisent en France et ailleurs de mettre fin à mes jours.

Mon corps varie, disait Darwin, selon que l’on est à l’état sauvage ou domestique. À l’état sauvage, le corps varie pour votre bénéfice propre. Par contre, à l’état domestique, le corps varie en fonction des caprices de votre maître. Quand on aime quelque chose, le corps se transforme pour réaliser au mieux ce que l’on aime faire. Il y a cette variabilité de la transformation du corps à prendre en considération.

Un autre participant parle de l’oubli de soi qui peut être une bonne chose, que ce soit dans sa vie privée ou en société : il y a dans ce cas le choix de se sentir dépossédé. Mais une autre intervenante parle de cette dépossession du corps dans le domaine médical, lorsque vous remettez votre corps entre les mains d’un spécialiste. Je ne suis pas immédiatement le possesseur de mon corps : la "possession" est un enjeu politique et social. Les personnes âgées se sentent elles aussi dépossédées de leur corps lorsqu’on les place dans les maisons de retraite.

La société peut imposer des codes aux corps. Pierre Bourdieu parle de cela : il y a une certaine mémoire du corps et la société exploite cette mémoire pour donner un certain nombre de codes, de tenues ou d’apparences. Et ces codes dépendent aussi des strates auxquelles on appartient : "Si les sociétés attachent un tel prix aux détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien, des manières corporelles et verbales, c’est que ‘traitant’ le corps comme une mémoire, elles lui confèrent […] les principes fondamentaux de l’‘arbitraire culturel." Ce qui est ainsi incorporé se trouve placé hors des prises de la conscience." Que l’on soit né dans un milieu bourgeois ou populaire, le corps est contraint d’obéir à certaines contraintes. En parlant de contraintes, Michel Foucault parle lui de la manière dont l’État moderne dompte le corps, via l’emprisonnement. Au contraire, les souverains d’ancien régime faisaient de l’exécution de criminels comme Damiens ou Ravaillac des victimes expiatoires et symboles de la toute puissance royale : "La vieille puissance de la mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie." Foucault lit ça comme une dynamique de gouvernement par le corps, en imposant des mesures d’hygiène ou médicales.
Bourdieu faisait une étude sur les concours des grandes écoles, à l’ENA ou à Ulm : même le jury fait de la sélection de classes, même inconsciemment. Le candidat "incorporait" jouait un rôle lui aussi.

Le débat se conclut sur cette citation de Maurice Merleau-Ponty : "Je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps."

Les animateurs du café philo donnent rendez-vous pour la prochaine séance le vendredi 26 avril 2019 à 18 heures à la médiathèque de Montargis pour un débat qui portera sur cette question : "Un bon artiste est-il un artiste mort ?" Par ailleurs, trois sujets sont mis au vote pour la séance du 24 mai. Ces trois sujets sont : "La démocratie peut-elle échapper à la démagogie ?", "Jusqu’où peut-on se mettre à la place des autres ?" et "Est-on sociable par nature ?" C’est le sujet "Jusqu’où peut-on se mettre à la place des autres ?" qui est élu pour la séance de mai. Prochain rendez-vous donc à la médiathèque de Montargis le 26 avril 2019.

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