Compte-rendu de la séance "Les sciences vont-elles trop loin?" (18/10/2017)
Pour cette première séance de la saison à laquelle assistaient entre 35 et 40 personnes, l’équipe du café philo invitait Thierry Berlanda, philosophe, conférencier et romancier, auteur notamment d’un thriller paru récemment, Nadja (éd. du Rocher). Le sujet de ce débat portait sur cette question : "Les sciences vont-elles trop loin ?" Ce roman a pour sujet une enquête policière qui mène deux enquêteurs jusqu’au Nigeria où une multinationale a fait des biotechnologies un inquiétant projet scientifique autant qu’économique. Thierry Berlanda met en scène sur un plan romanesque un thème qui, philosophiquement, est important : le devenir de l’homme avec les révolutions techno-scientifiques et les périls qu’elles peuvent charrier.
Cette question présente aujourd’hui, et depuis longtemps dans la littérature et le cinéma, n’est plus l’effet d’une mode ou d’un engouement médiatique. Ce n’est plus un épiphénomène : elle nous concerne d’une manière paradoxale. En effet, cette révolution techno-scientifique, la plupart d’entre-nous nous n’y comprenons pratiquement rien et nous n’y adhérons pas. D'autre part, nous ne nous sommes pas appropriés éthiquement cette question. De ce fait, nous sommes doublement dépassés d’un point de vue intellectuel et d’un point de vue moral.
Thierry Berlanda insiste sur la notion de vie. Notre vie, dit-il, "dans laquelle nous ne nous sommes pas apportés nous-même" comme le dit en substance le philosophe Michel Henry, nous précède toujours et nous dépasse. Et pourtant, elle nous concerne très intimement. La techno-science, la révolution biotechnologique, la "prothètisation du vivant" nous dépassent à la fois par la compréhension que nous en avons – ou pas – et par l’appropriation de ce sujet.
Thierry Berlanda insiste sur l’importance de la phénoménologie dans sa vie comme dans la réflexion sur le sujet de de soir. Il cite quelques auteurs marquants : Brentano, Husserl, Heidegger, Scheler, Merleau-Ponty… et jusqu’à Plotin. Il met en avant un autre philosophe, Michel Henry, contemporain et mort en 2002, qu'il citera à plusieurs reprises au cours de la soirée. La phénoménologie, dit-il, n’est pas la science des phénomènes, ni une "science des étants" au sens heideggerien. Ce n’est pas une science dure ni ontique. Il n’y a pas besoin de phénoménologie pour savoir ce qu’est un arbre, du point de vue d’une science des objets (de obiectum, en latin : ce qui est devant nous). L’étant arbre ne se discute pas. La phénoménologie est la science de la phénoménalité, c’est-à-dire l’étude du processus de l’apparaître des choses qui nous entourent, y compris cet arbre ou bien nous-même.
Lorsque l’on est entré dans la salle où se tient le café philo, la question est de savoir quelle est la première forme qui est vue : ça peut être une table, une personne ou une branche de lunettes. Or, pour le phénoménologue, la première chose qui est vue est la lumière dans laquelle ces objets se donnent. La phénoménologie est la science de l’étude de la structure de "l’apparaître des choses", c’est-à-dire la lumière qui a été vue avant de voir les objets. C’est la différence entre une science positive qui voit les objets comme s’ils étaient premiers et la phénoménologie qui voit les objets comme secondairement à la lumière dans laquelle ils se donnent. Mais ça ne concerne pas que les objets sensibles et physiques mais aussi les objets intellectuels et rationnels.
Dans la question "Les sciences vont-elles trop loin?", la question est de savoir ce que c’est que "trop loin" ? Quelle est cette limite au-delà de laquelle on est trop loin ? Quelle est la frontière que les sciences franchissent qui les expulsent de leur propre circonscription épistémologique et de leur propre fondement morale – si encore elles en ont un ? Ce "trop loin" est-il un territoire nébuleux ? A partir de quelle limite sommes-nous arrachés de notre humanité ? Et si nous ne sommes plus nous-même est-ce si terrible que ça ? Et est-ce un si grand malheur qui nous attend ? Savons-nous assez précisément ce que nous sommes pour avoir une conscience assez claire de ce que nous perdrions en ne l’étant plus ? Ces questions ont été mises en scène, d’un point de vue phénoménologique, dans le thriller Naija qui pose la question de la possible disparition de la structure de l’apparaître du "phénomène" humain.
Pour un participant, la science – comme la littérature – ne va jamais trop loin. Derrière la science, il y a la recherche. Par contre, la grande question est celle des applications, a fortiori dans un monde capitaliste. En quoi ces applications vont-t-elle trop loin ? Une autre intervenante cite l’exemple d’essais de greffes humaines sur des cellules souches de cochon afin de soigner des maladies, avec la crainte un jour de créer des chimères. La question est de savoir ce que le philosophe a à dire sur les risques pour l’humanité de ces dépassements technologiques. Est-ce du conservatisme que de dire que "cela va trop loin" ? Les religions ont-elles leur mot à dire ? s’interroge un autre participant.
Peut-être serait-il bon également de définir ce qu’est la science, à différencier de la technologie. Par définition, la science est la connaissance. Elle ne prescrit pas : elle cherche à connaître. Les applications tombent ensuite dans le domaine du politique ou de l’économie et deviennent ces technologies plus ou moins dangereuses, plus ou moins bénéfiques. La science pourrait aller trop loin lorsqu’il y a un risque d’auto-destruction, par exemple lors de l’invention des armes atomiques et nucléaires.
Or, la science, a priori neutre, se suffisant à elle-même et sans contenu éthique, va trop loin dans la mesure où elle s’écarte de ce qui est essentiel. L’essentiel est du domaine de l’humain et de la conscience (le fameux "Science sans conscience n’est que ruine de l’âme" de Rabelais). La question de ce soir, dit un membre du public, n’est peut-être finalement pas tant celle de la science que celle de la conscience.
Il ne s’agit pas d’être dans une naïveté béate mais être optimiste, tout en étant dans une réflexion philosophique authentique. La question est toujours de savoir quelle est la limité de la science, par exemple lorsqu’il est question de la médecine et de la fin de vie. Dans ce domaine, ne passerait-on pas de la médecine de guérison à tout prix à la médecine de soin ? Le mot "valeur" est prononcé, tout comme le mot "conscience". Cependant, le philosophe continue à s’interroger : à partir de quand connaît-on la limite qui fera que j’userai de ma conscience comme vecteur de la science à progresser, ou bien à la restreindre. La limite à fixer est subjective et variable selon les époques, comme le prouve la science agronomique par exemple.
Si la science va trop loin, dit une autre personne du public, c’est qu’elle va déjà dans une direction. Or, qui donne cette direction, sinon des choix politiques ou économiques ? Or, la recherche est assujettie à des décisions : on va préférer investir dans des armes bactériologiques, au risque d’effets collatéraux (l’exemple de la maladie de Lyme). Qui décide finalement du "trop loin" ? Serait-ce celui qui décide où va aller l’argent ? La course au profit et aux technologies a conduit les décideurs à préférer certaines sciences plutôt que d’autres, en privilégiant par exemple les sciences biotechnologiques au détriment des sciences sociales. Par ailleurs, est-il dit, les sciences sont dirigées par les personnes de pouvoir qui peuvent s’en servir pour manipuler les consciences. Un intervenant met en avant le fait que la manipulation se joue dans les deux sens, comme le montre la programmation neuro-linguistique (PNL). Si je ne veux pas tomber dans le piège de la manipulation, est-il dit, il m'appartient d'user aussi d'user de ma raison, de mon libre-arbitre et de "l'autonomie de ma pensée."
Mais ces sciences sociales, justement, ne vont-elles pas assez loin, dans un monde dominé par les sciences "en -ique" (informatique, génétique, technologique, etc.) ? Pour un intervenant, le retard des sciences sociales sur les sciences dures est quelque chose de constant.
Il est beaucoup question de transhumanisme en ce moment avec la sortie de Homo Deus de Harari. Pour Giovanni Botero, spécialiste des sciences antiques, il y a depuis longtemps dans les sociétés l’idée d’une élite d’une part et d’un prolétariat d’autre part, le prolétariat étymologiquement celui qui peut faire durer sa vie un instant de plus. Une élite ploutocratique profite de la misère universelle. Or, que dit le philosophe ? Que c’est la vie qui compte : "aucun vivant n’est plus vivant qu’un autre." Si l’on veut bien juger la science sous le critère de la vie, la question de ce soir mérite d’être posée sous cet angle. Thierry Berlanda a cette réflexion : "Je sais ce que c’est qu’un robot, mais à ce stade je ne sais pas ce que c’est qu’un humain !" Connaître la limite de l’humanité c’est au préalable comprendre ce qu’est un humain.
Il faut bien définir ce qu’est l’humanité, qui n’est pas à restreindre à l’apparence ou aux fonctions qui peuvent être imitées et reproduites par les technologies. Quand on est du point de vue ontique – un arbre c’est un tronc, des branches, des feuilles, des racines – on peut rester à la surface de l’objet et se dire : "ça y ressemble, donc ça doit en être"… Descartes parlait d’inconcussum, c’est-à-dire les points de certitudes absolues pour dire que ceci est vrai et ceci ne l’est pas. Qu’est-ce qui fait donc qu’un homme l’est et qu’un robot ne l’est pas ? Il est question aussi de l’intelligence artificielle, qui est un aspect des choses qui peuvent nous tromper sur l’humanité.
La connaissance, dit un autre intervenant, nous appartient, sans argent, sans aide extérieur. Il est question de partage des sciences que nous pouvons avoir, partage qui est un enrichissement humain. La science, de ce point de vue, ne peut pas aller trop loin. La science pour elle-même, fondamentale, a, par contre, le risque d’être constamment débordée par les technologies applicatives. Le débordement des techno-sciences est un danger. Mais en est-ce vraiment un, réagit un participant ? On parle de surpeuplement mais moins du progrès des sciences pour aider à l’abondance de cultures naturelles. La science ne serait-elle pas une solution à des problèmes plutôt qu’un monstre potentiellement dangereux ?
Il y aussi un préalable politique à cette interrogation sur les sciences et sur le fait qu’elles menacent d’être accaparées par des multinationales. Il y avait une inhumanité avant la naissance des multinationales, considère Thierry Berlanda. Quel est donc le ressort intime de ces multinationales qui, avec tous leurs maux, ne sont pas tombés du ciel ? Elles ont été suscitées par une certaine propension au cœur des hommes. Platon parlait déjà en son temps, de la pleonexia, de la cupidité sans fin et de notre pouvoir à nuire à nous-même. C’est à chacun de s’interroger, et sur les sciences, et sur sa conscience, et sur notre autonomie de la pensée. Et cette autonomie passe notamment par l’école et l’éducation qui doivent se pencher plus encore sur les sciences.
La question qui sous-tend tout le sujet est celle de la limite à partir de laquelle je sais que la science va trop loin. Cette question de limite est la même que celle de la définition de l’humanité comme telle. Descartes, "le philosophe de la certitude", dit dans sa deuxième méditation philosophique que "absolument certainement il me semble que je vois, que j’entends, que je m’échauffe." C’est à dire que ce qui me détermine comme humain, et que n’auront jamais les robots, c’est que ce sentiment que je vis (videor), ce qu' aucun robot, si perfectionné soit-il, ne peut avoir. Ce à quoi il faut absolument nous attacher c’est encourager et déterminer la politique dans un sens qui soit favorable à ce qui est le plus caractéristique d’un humain, c’est-à-dire sa vie en tant que sentiment d’elle-même. Plus on s’en éloigne, plus on va vers la barbarie, théorisée par Michel Henry. Plus on favorise la vie en tant que sentiment d’elle-même, plus on est vertueux. Le critère du "trop loin" de la science c’est cette limite-là, en fonction de laquelle vous favorisez le sentiment joyeux de vivre ou que vous l’empêchiez ou que vous le contraigniez. Naija est l’histoire de cet enjeu sur le mode concret de l’aventure de ce questionnement dans une affaire policière, géopolitique... et phénoménologique.
La séance se termine par la mise du sujet de la séance du 20 octobre 2017. Trois sujets sont proposés : "L’école : est-ce que le niveau baisse ?", "Le bon sens est-elle la chose la mieux partagée?" et "La culture serait-elle une meilleure réponse à la violence ?" C’est ce dernier sujet qui est choisi par les participants. Ce débat aura lieu au café Le Belman, première étape qui mènera cette saison le café philo dans plusieurs lieux de l’agglomération de Montargis.
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