Chacun d'entre nous est engagé dans ce qu'il dit. Notre parole « parle pour nous ». Toutes les paroles tenues n'engagent bien sûr pas de la même façon et il faut tenir compte ici du niveau d'intensité d'une parole. Une parole forte engage la personne qui la tient mais, paradoxalement plus une parole est forte, c'est-à-dire comporte d'implications pour l'interlocuteur, plus celui-ci aura tendance, la plupart du temps, à oublier celui qui l'a tenue pour se concentrer sur l'effet ressenti. L'auteur d'une parole forte tend à disparaître derrière elle. Il n'empêche que prendre la parole, du point de vue de celui qui parle, mobilise toute la géographie personnelle de l'implication et de l'engagement. Toute la panoplie est là, qui accompagne la parole, jusqu'à la plus petite d'entre elles : le désir, le plaisir, la peur, le stress. Il n'y a pas de parole sans désir, sans une tension vers l'autre et, dans le dialogue intérieur, vers soi-même. Le désir est l'énergie de la parole et celle-ci s'atténue avec celle-là. Qu'est-ce que la solitude, sinon le produit d'une absence de désir ? Qu'est-ce que la dépression, cette « panne de projet », sinon une suspension du désir ? On ne parle pas parce qu'on est solitaire, on est solitaire parce qu'on ne parle pas. La « fatigue d'être soi », que nous décrit Alain Ehrenberg comme un mal contemporain lié à l'angoisse de la performance, est aussi une fatigue de la parole.
Le plaisir lié à la parole peut certes être trouble. N'y a-t-il pas une jouissance à tenir une parole dominatrice, mais aussi, dans l'autre sens, un plaisir à tenir une parole pacifiée ? II faudra s'interroger plus avant sur le fait que le plaisir, dans nos sociétés, semble encore plus associé à l'exercice de la domination qu'à celui, peut-être, d'une parole juste. C'est que celle-ci est souvent un renoncement et que les représentations que nous avons du plaisir et qui en conditionnent en partie le ressenti l'associent plus à un déploiement sans retenue, à une sorte d'abondance quantitative qu'à une restriction. C'est aussi que nous voyons mal les bénéfices de la restriction, qui libère des possibilités inédites.
La prise de parole, notamment la prise de parole en public, est en soi source de plaisir, pour ceux qui sont à l'aise dans l'exercice, mais aussi, et plus souvent sans doute, une source d'angoisse, de stress non souhaité. Nous avons là un des symptômes les plus évidents du caractère globalement mobilisant et engageant de la parole. Si nous avons peur de parler en public, c'est que notre parole nous révèle, nous met à nu. Cette métaphore de la mise à nu revient très fréquemment dans le propos de ceux pour qui la parole en public recouvre un problème majeur, parfois insurmontable.
Jerilyn Ross, présidente de l'association américaine des troubles anxieux, témoigne ainsi de cette difficulté : "Imaginez qu'en rentrant dans cette salle, vous vous aperceviez soudain que vous êtes tout nu... Imaginez bien tout ce que vous ressentiriez alors... Sans doute de la gêne, de la honte. Que feriez-vous ? Chercheriez-vous à fuir, à vous dérober aux regards des gens ? Et si, peu après, vous deviez rencontrer à nouveau les personnes vous ayant vu ainsi, dans quelles dispositions seriez-vous ? Tout cela c'est ce que vivent, avec plus ou moins d'intensité, il est vrai, les anxieux et les phobiques sociaux, mais dans des situations d'une banalité extrême, comme prendre la parole devant un groupe d'amis, où aller acheter une baguette."
La parole est ici doublement associée au corps — mis à nu — et à l'engagement. Nous sommes là dans une caractéristique essentielle de la parole, déjà soulignée par Gusdorf, lorsqu'il nous dit que la « parole donnée manifeste la capacité humaine de s'affirmer soi-même en dépit de toutes les contraintes matérielles. Elle est le dévoilement de l'être dans sa nudité essentielle, la transcription de la valeur dans l'existence ».
Toute la personne est contenue dans sa parole et toute la parole est visible. C'est donc tout l'être qui est rendu transparent. La parole constitue un tunnel entre les personnes qui donne accès à l'être de chacun. Dans la prise de parole en public, l'autre n'est pas toujours vécu comme un partenaire attentif et indulgent, mais à peu près systématiquement comme un juge, qui va évaluer et éventuellement punir une mauvaise performance, laquelle ne serait ainsi que la façade d'une parole mal fondée, donc d'un être peu assuré.
Philippe Breton, Éloge de la parole (2003)
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