Café philo décembre 100e
Un peu de vacances pour le Café philo
Le café philo prend quelques semaines de vacances., histoire de bien commencer la saison 15...
A bientôt !
Photo : Pexels - Oliver Sjöström
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Le café philo prend quelques semaines de vacances., histoire de bien commencer la saison 15...
A bientôt !
Photo : Pexels - Oliver Sjöström
Dans son boulot, il en voyait des horreurs : les crimes, les violences, les suicides, les overdoses… Il avait les reins solides. Mais dès qu’il s’agissait de son fils, Rodolphe se trouvait en équilibre précaire. Son petit bonhomme, c’était sa raison de vivre. Lorsqu’il était né, un amour immense l’avait submergé, amour décuplé par la mort de Nathalie, qui avait exacerbé à l’extrême son besoin de le protéger. Hélas, ses muscles n’y suffisaient pas. Il fallait composer avec les institutions, les relations avec ses petits camarades, le regard des autres, le moule dans lequel Gabin devait absolument entrer. Face à tout cela, Rodolphe se sentait souvent seul et démuni.
Stéphanie Exbrayat, Colère assassine (2019)
Quand on craint d'être assiégé, sans espoir d'aucun secours étranger, on rassemble avec soin toutes les provisions nécessaires. Il faut de même se pourvoir d'avance, contre la colère, des ressources que donne la philosophie. Ce n'est pas au moment d'en faire usage qu'il est facile d'y avoir recours. L'âme, étourdie par le tumulte qu'excité la passion, ne peut rien entendre de ce qui se passe au dehors, à moins que sa propre raison, comme un modérateur salutaire, n'écoute et ne reçoive les avis qu'on lui donne.
Lors même qu'elle peut les entendre, elle méprise des représentations faites avec douceur, et s'irrite d'une généreuse liberté. La colère, naturellement fière, opiniâtre, et, telle qu'un tyran redoutable, inaccessible aux remontrances d'autrui, a besoin d'un contrepoids continuel qui la retienne. Un emportement habituel et des offenses fréquentes produisent un vice que nous appelons colère; et ce vice engendre l'impatience, l'aigreur et une humeur chagrine; et quand une fois l'esprit est ulcéré, les plus petites choses le blessent et l'irritent, semblable à un fer mou et flexible, qui cède à la plus légère pression. Mais quand la réflexion arrête sur-le-champ le mouvement de la colère et en réprime les saillies, elle remédie au mal présent, le prévient pour l'avenir, et fortifie l'âme contre les atteintes de la passion. Pour moi, après avoir résisté deux ou trois fois à la colère, j'ai été comme les Thébains, qui, vainqueurs une fois des Spartiates, qu'ils avaient cru jusqu'alors invincibles, n'eurent plus le dessous dans aucun combat. J'ai senti que la raison pouvait vaincre la colère. J'ai vu, comme le dit Aristote, cette passion s'éteindre par l'eau froide : la crainte et une joie subite ont produit le même effet, selon le témoignage d'Homère.
Je crois donc que cette maladie de l'âme n'est pas incurable, et qu'on peut en guérir quand on le veut sincèrement. Ses commencements sont souvent faibles. C'est un bon mot, une plaisanterie, un signe de tête, un sourire et bien d'autres choses de cette espèce qui la provoquent.
Plutarque, Sur les moyens de réprimer sa Colère (Ier s. ap. JC)
Stratagème XXVII
La colère est une faiblesseSi l’adversaire se met particulièrement en colère lorsqu’on utilise un certain argument, il faut l’utiliser avec d’autant plus de zèle : non seulement parce qu’il est bon de le mettre en colère, mais parce qu’on peut présumer avoir mis le doigt sur le point faible de son argumentation et qu’il est d’autant plus exposé que maintenant qu’il s’est trahi.
Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison (v. 1830)
Photo : Pexels - Jan Kopřiva
J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. — Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! — Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
J’avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes ! C’était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?
Les nobles ambitions !
Et c’est encore la vie ! — Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! L’enfer ne peut attaquer les païens. — C’est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.
Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer (1873)
Photo : Pexels - Evelyn Chong
Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d’abord divisa le fils d’Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.
Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? Le fils de Létô et de Zeus. C’est lui qui, courroucé contre le roi, fit par toute l’armée grandir un mal cruel, dont les hommes allaient mourant; cela, parce que le fils d’Atrée avait fait affront à Chrysès, son prêtre. Chrysès était venu aux fines nefs des Achéens, pour racheter sa fille, porteur d’une immense rançon et tenant en main, sur son bâton d’or, les bandelettes de l’archer Apollon ; et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les deux fils d’Atrée, bons rangeurs de guerriers :
"Atrides, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières, puissent les dieux, habitants de l’Olympe, vous donner de détruire la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans vos foyers ! Mais, à moi, puissiez-vous aussi rendre ma fille ! et, pour ce, agréez la rançon que voici, par égard pour le fils de Zeus, pour l’archer Apollon."
Lors tous les Achéens en rumeur d’acquiescer: qu’on ait respect du prêtre ! que l’on agrée la splendide rançon ! Mais cela n’est point du goût d’Agamemnon, le fils d’Atrée. Brutalement il congédie Chrysès, avec rudesse il ordonne :
"Prends garde, vieux, que je ne te rencontre encore près des nefs creuses, soit à y traîner aujourd’hui, ou à y revenir demain. Ton bâton, la parure même du dieu pourraient alors ne te servir de rien. Celle que tu veux, je ne la rendrai pas. La vieillesse l’atteindra auparavant dans mon palais, en Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant le métier et, quand je l’y appelle, accourant à mon lit. Va, et plus ne m’irrite, si tu veux partir sans dommage."
Homère, Iliade (env. VIIIe s. av. JC)
La philosophie peut-elle être à la fois cool, sexy et feel-good ? La réponse – positive – pourrait bien venir du recueil de chroniques de Marie Robert, Une Année de Philosophie, paru chez Flammarion il y a deux ans et republié en poche cette année, chez J’ai lu.
Le lecteur aura deux choix. Soit picorer chaque jour de l’année ce livre découpé en quatre saisons (printemps, été, automne, hiver), soit le déguster in-extenso comme le bloggeur l’a fait pour écrire cette chronique.
Le point de départ d’Une Année de Philosophie est la publication quotidienne de textes sur les réseaux sociaux, à commencer par facebook puis Instagram. Un vrai succès pour ces chroniques qui parlent de grands sujets philosophiques – le bonheur, le temps, le corps, autrui – comme de petites choses quotidiennes – une carte postale, une paire de lunettes, une invitation ou un vieil album-photos. Ces pensées pour soi-même ont été le point de départ d’autres projets – podcasts, site Internet et livres à succès – dont celui-ci.
La philosophie est un univers à la fois vaste, protéiforme et vite intimidant. Or, intimidante, Marie Robert ne l’est pas. Elle apparaît comme une amie proche et on aime à la fois ses doutes – qui est la base de la philosophie depuis Socrate –, les failles, les interrogations et les petits défauts.
Chaque chronique commence de la même manière : "Ceci est…" Suivi d’un sujet qu’elle va développer en quelques lignes ("Une lettre d’amour", "Un réconfort", Ses textes sont autant d’anecdotes quotidiennes chez elle au travail devant ses élèves et le lecteur y retrouvera ses propres interrogations. Comment retrouver la sérénité ? Peut-on aimer comme au premier jour ? Comment prendre une décision ? Comment fixer son attention ?
Le lecteur trouvera forcément des sujets qui vont le remuer. Cela peut être la crise d’adolescence pour des parents perdus, un texte destiné "à tous ceux qui ce matin se réveillent épuisés", à ces moments de honte que chacun a pu ressentir dans une situation embarrassante, à "l’art du sabordage" ou tout simplement nos routines quotidiennes.
Un livre de feel-good comme il en existe des milliers ? Non, l’ouvrage de Marie Robert est un vrai livre de philosophie, dans la mesure où il n’offre pas de conseils ou de recettes clé en main pour parvenir à un bonheur souvent illusoire. Il est par contre une compilation de chroniques précises, sensibles, intelligentes, déroulées consciencieusement et posant avant tout des questions. Or, le questionnement n’est-il pas la base de la philosophie ?
Marie Robert, Une année de philosophie, éd. J’ai Lu, 2024, 288 p.
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Article 1 : Peut-il être permis de se mettre en colère ?
Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis de se mettre en colère. Car saint Jérôme, expliquant ce passage de l’Evangile (Matth., 5, 22) : Quiconque se met en colère contre son frère, dit que dans quelques exemplaires on ajoute sine causâ. Mais qu’au reste, d’après les manuscrits les plus certains, cette maxime est absolue et que la colère est absolument condamnable. Il n’est donc permis d’aucune manière de se fâcher.
Réponse à l’objection N°1 : Les stoïciens faisaient de la colère et de toutes les autres passions des affections qui existent en dehors de l’ordre de la raison. Ils supposaient d’après cela que la colère et toutes les autres passions sont mauvaises, comme nous l’avons dit en traitant des passions (1a 2æ, quest. 24, art. 2). C’est ainsi que saint Jérôme entend la colère, car il parle de cette colère par laquelle on se fâche contre le prochain, dans l’intention de lui faire du mal. Mais d’après les péripatéticiens, dont saint Augustin préfère le sentiment (De civ. Dei, liv. 9, chap. 9), la colère et les autres passions de l’âme sont les mouvements de l’appétit sensitif, que la raison règle ou qu’elle ne règle pas. En ce sens la colère n’est pas toujours mauvaise (Comme tontes les passions, elle est mauvaise quand elle est contraire à la raison et elle est bonne quand elle lui est conforme.).
Objection N°2. D’après saint Denis (De div. nom., chap. 4), le mal de l’âme, c’est d’être sans raison. Or, la colère existe toujours ainsi : car Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 6) que la colère n’écoute pas parfaitement la raison. Saint Grégoire observe (Mor., liv. 5, chap. 30) que quand la colère ébranle la tranquillité de l’âme, elle la trouble après l’avoir en quelque sorte divisée et déchirée ; et Cassien dit (De instit., liv. 8, chap. 6), que tout mouvement d’effervescence produit par la colère aveugle le cœur. La colère est donc toujours une chose mauvaise.
Réponse à l’objection N°2 : La colère peut se rapporter à la raison de deux manières : 1° antécédemment ; dans ce cas, elle empêche la raison d’être droite, et par conséquent elle est mauvaise ; 2° conséquemment ; selon que l’appétit sensitif s’élève contre les vices conformément à l’ordre de la raison. Cette colère est bonne, c’est celle que le zèle désigne. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 5, chap. 30) : Il faut bien prendre garde que la colère que l’on emploie comme un instrument de vertu, ne l’emporte sur l’âme au point de la dominer d’une manière souveraine, mais il faut qu’elle ne s’écarte jamais de la raison, et qu’elle la suive comme une esclave toujours prête à lui obéir. Cette colère ne détruit pas la droiture de la raison, quoique dans l’exécution de ses actes elle soit un obstacle à la liberté de ses jugements. C’est pourquoi le même docteur ajoute : que la colère excitée par le zèle trouble l’œil de la raison, tandis que celle qui est provoquée par le vice l’aveugle. Mais il n’est pas contraire à l’essence de la vertu que la délibération de la raison soit interrompue dans l’exécution de ce qui a été statué par elle : parce que l’art serait aussi empêché dans son acte, si, quand il doit agir, il délibérait sur ce qui est à faire.
Objection N°3. La colère est le désir de la vengeance, comme le dit la glose (ord. Aug., lib. de Quæst. in Levit., quest. 70) sur ces paroles du Lévitique (chap. 19) : Vous ne haïrez pas votre frère dans votre cœur. Or, le désir de la vengeance ne parait pas être une chose permise, mais on doit la réserver à Dieu, d’après ces paroles de la loi (Deut., 32, 35) : La vengeance m’appartient. Il semble donc que la colère soit toujours un mal.
Réponse à l’objection N°3 : Il est défendu de désirer la vengeance uniquement pour faire du mal à celui qui doit être puni ; mais c’est une bonne chose que de désirer la vengeance pour corriger les vices et conserver le bien de la justice. L’appétit sensitif peut tendre à cette vengeance, selon qu’il est mû par la raison. Et quand elle s’exerce selon l’ordre de la justice, elle est produite par Dieu, dont le pouvoir qui punit est le ministre, selon la pensée de saint Paul (Rom., chap. 13).
Objection N°4. Tout ce qui nous éloigne de la ressemblance divine est un mal. Or, la colère nous en éloigne toujours ; parce que Dieu juge avec tranquillité, comme on le voit (Sag., chap. 12). On a donc toujours tort de se fâcher.
Réponse à l’objection N°4 : Nous pouvons et nous devons ressembler à Dieu pour le désir du bien. Mais quant à la manière de le désirer, nous ne pouvons pas absolument lui ressembler, parce qu’il n’y a pas en Dieu, comme en nous, un appétit sensitif dont le mouvement doit obéir à la raison. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 5, loc. cit.) que la raison s’élève d’autant plus fortement contre les vices qu’elle est plus parfaitement secondée par la colère qui lui est soumise.
Mais c’est le contraire. Saint Chrysostome dit (Sup. Matth., hom. 11 in op. imperf.) : Celui qui se fâche sans motif sera condamné ; mais celui qui a un motif ne le sera pas : car si l’on ne se fâche pas, les avis ne profitent point, les jugements ne sont pas exécutés et on n’empêche pas les crimes (Cette colère n’est que l’émotion qu’on éprouve quand on voit qu’il s’agit de l’intérêt de Dieu et de la justice. C’est ce qui fait dire au Roi prophète : Irritez-vous, mais ne péchez point (Ps. 4, 5).). On n’a donc pas toujours tort de se fâcher.
S.Thomas d ’Aquin, Somme Théologique (1266-1273)
Photo : Pexels - Vera Arsic
Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au coeur
Et sur un col flexible une tête indomptée ;
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur. Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur,
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d’Abel, hélas ! ensanglantée,
J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur ! Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait : » Ô tyrannie ! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.Gérard de Nerval, Les Chimères (1854)
Je me ferai savant en la philosophie,
En la mathématique et médecine aussi :
Je me ferai légiste, et d'un plus haut souci
Apprendrai les secrets de la théologie :Du luth et du pinceau j'ébatterai ma vie,
De l'escrime et du bal. Je discourais ainsi,
Et me vantais en moi d'apprendre tout ceci,
Quand je changeai la France au séjour d'Italie.O beaux discours humains ! Je suis venu si loin,
Pour m'enrichir d'ennui, de vieillesse et de soin,
Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.Ainsi le marinier souvent pour tout trésor
Rapporte des harengs en lieu de lingots d'or,
Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage.Joachim Du Bellay, Les Regrets (1558)
Car n’est-ce pas, j’ai le cafard, vous vous en doutez, et je désespère de le chasser. Il y a de quoi, et ce n’est pas aujourd’hui qu’)il passera ; la perspective de retourner ce soir dans le vieux secteur du bois carré, et de reprendre la vie souterraine, nocturne et marécageuse n’étant pas pour le dissiper.
Voilà six mois bientôt que ça dure, six mois, une demi-année qu’on traîne entre vie et mort, jour et nuit, cette misérable existence qui n’a plus rien d’humain ; six mois, et il n’y a encore rien de fait, aucun espoir ; six mois qu’on a quitté le fort, et l’on est un peu moins avancé qu’au lendemain du Châtelet. Tout est à recommencer. Tout cela n’a été qu’un prélude, nous n’en sommes donc encore qu’au prologue de la tragédie dont le premier acte commencera au printemps. Alors, les canons seront prêts et dans l’arène lamentable des tranchées, la boucherie néronienne reprendra plus sanglante que jamais, et pareils aux esclaves antiques, on ne nous tirera de nos cachots que pour nous jeter en pâture aux monstres d’acier. Et ce sera au retour du printemps, au renouveau de la terre. Et pourquoi tout ce massacre ? Est-ce la peine de faire attendre la mort si longtemps à tant de milliers de malheureux, après les avoir privés de la vie pendant des mois.
Lettre d'Étienne Tanty, poilu de la Grande Guerre (28 janvier 1915)
Toute notre culture est basée sur la peur. Toutes nos énergies sont consacrées à refuser la mort. Et nous ne voyons pas qu'à refuser la mort c'est à la vie que nous disons non. Car la mort et la vie ne sont qu'une seule et même réalité. Cela, les Indiens le savent...
Nous, les Blancs, qui dominons le monde, avons trop peur de sentir la vie parcourir notre chair, trop peur de savourer notre appartenance à la Terre, parce que c'est aussi garder mémoire qu'il faudra retourner, un jour, à la terre.
L'Indien sait, d'un savoir cellulaire, qu'il n'est pas distinct de la Terre dont il provient et dont il est fait. Avec mes frères, j'ai appris à marcher pieds nus sur la terre brûlante, comme eux je me suis étendu sur la Terre à me laisser bercer par la pulsation profonde de sa vie.Aimer la vie, me disait Lololma, c'est se souvenir que l'on n'est rien. L'homme blanc préfère se faire croire qu'il est tout. Il est rempli de haine pour la Terre dont il est fait. Il veut la posséder. Il met la Terre en demeure de produire, toujours davantage. Il ne veut aucune limite à sa puissance. Il détruit ce qui lui échappe, il se rend sourd et aveugle à ce qu'il ne peut détruire.
Il ne connaît plus rien du Grand Mystère.Denis Marquet, Colère (2003)
Je n’ai point de colère et cela vous étonne.
Votre tonnerre tousse et vous croyez qu’il tonne ;
Grondants, vous essoufflez sur moi votre aquilon :
Votre petit éclair me pique le talon ;
Je n’ai pas l’air de voir la peine qu’il se donne ;
Vous sentez quelque chose en moi qui vous pardonne,
Cela vous froisse. Au fait, on est trop châtié
De vouloir faire mal et de faire pitié.
Quoi ! s’unir contre un homme, en tenter l’escalade,
Et n’avoir même pas l’honneur d’une ruade !
Ne pas recevoir même un soufflet ! c’est blessant.
Le proscrit parfois tombe et jamais ne descend ;
Il laisse autour de lui grincer la haine infâme ;
Ce n’est pas pour cela qu’il dérange son âme,
Donc soyez furieux. Serai-je irrité ? Non.
Je doute que j’en vienne à savoir votre nom.
Les vieux bannis pensifs sont une race inculte ;
Avant de nous fâcher parce qu’on nous insulte,
C’est notre usage à nous qui sommes exigeants
De regarder un peu la stature des gens.Victor Hugo, L’Année terrible (1872)
Il n’est pas aisé de déterminer comment, à l’égard de qui, pour quels motifs et pendant combien de temps on doit être en colère, et à quel point précis, en agissant ainsi, on cesse d’avoir raison et on commence à avoir tort. En effet, une légère transgression de la limite permise n’est pas pour autant blâmée, qu’elle se produise du côté du plus ou du côté du moins : ainsi parfois nous louons ceux qui pèchent par insuffisance et les qualifions de doux, et, d’autre part, nous louons les caractères difficiles, pour leur virilité qui, dans notre pensée, les rend aptes au commandement. Dès lors il n’est pas aisé de définir dans l’abstrait de combien et de quelle façon il faut franchir la juste limite pour encourir le blâme : cela rentre dans le domaine de l’individuel, et la discrimination est du ressort de la sensation. Mais ce qui du moins est clair, c’est l’appréciation favorable que mérite la disposition moyenne, selon laquelle nous nous mettons en colère avec les personnes qu’il faut, pour des choses qui en valent la peine, de la façon qui convient, et ainsi de suite, et que, d’autre part, l’excès et le défaut sont également blâmables, blâme léger pour un faible écart, plus accentué si l’écart est plus grand, et d’une grande sévérité enfin quand l’écart est considérable.
Aristote, Rhétorique (IVe s. av JC)
Photo : Pexels - Anna Tarazévitch
"Souvent, dira-t-on, l'homme s'irrite non contre des gens qui lui ont fait tort, mais qui doivent lui en faire, preuve que la colère ne vient pas uniquement de l'offense." Oui, sans doute, le pressentiment du mal irrite ; mais c'est que l'intention est déjà une injure, et que la méditer, c'est l'avoir commise.
On dit encore : "La colère n'est point un désir de vengeance, puisque fréquemment les plus faibles la ressentent contre les plus forts ; peuvent-ils prétendre à des représailles qu'ils n'espèrent même pas ?" Mais d'abord par colère, nous entendons le désir, et non la faculté de se venger ; or, on désire même ce qu'on ne peut. Est-il en outre si humble mortel qui n'espère, avec quelque raison, tirer satisfaction de l'homme le plus puissant ? On est toujours assez puissant pour nuire.
La définition d'Aristote n'est pas bien éloignée de la nôtre ; car il dit que la colère est le désir de rendre mal pour mal. Il serait trop long de faire ressortir en détail en quoi cette définition diffère de la nôtre. On objecte à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées, sans idée de punir ou de causer aucune peine ; car le mal qu'elles font, elles ne le méditent pas.
Il faut répondre que l'animal, que tout, excepté l'homme, est étranger à la colère ; car, quoique ennemie de la raison, elle ne naît pourtant que chez des êtres capables de raison. Les bêtes ont de l'impétuosité, de la rage, de la férocité, de la fougue ; mais elles ne connaissent pas plus la colère que la luxure, bien que pour certains plaisirs elles aient moins de retenue que l'homme.
Ne croyez pas le poète qui dit : "Le sanglier a perdu sa colère ; le cerf ne se fie plus à sa course légère ; et, dans leurs brusques assauts, les ours ne songent plus à s'élancer sur les troupeaux de boeufs." Il appelle colère l'élan, la violence du choc : or, la brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner ; les animaux muets sont étrangers aux passions de l'homme ; ils n'ont que des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu'il y ait chez eux de l'amour, il y aura de la haine ; l'amitié supposera l'inimitié, et les dissensions, la concorde : toutes choses dont ils offrent bien quelques traces, mais le bien et le mal appartiennent en propre au coeur humain.
À l'homme seul furent donnés la prévoyance, le discernement, la pensée ; nos vertus et nos vices même sont interdits aux animaux, dont l'intérieur, non moins que les dehors, diffèrent absolument de nous. Ils ont, c'est vrai, cette faculté souveraine, autrement dite principe moteur, comme ils ont une voix, mais inarticulée, embarrassée, incapable de former des mots ; comme ils ont une langue, mais enchaînée et inhabile aux inflexions variées de la nôtre ; de même ce principe moteur est chez eux à peine éclairé, à peine ébauché. Il perçoit la vue et l'apparence de ce qui excite leurs mouvements, mais cette vue est trouble et confuse.
De là la violence de leurs transports, de leur attaques ; mais rien qui soit appréhension, souci, tristesse ni colère : ils n'en ont que les semblants. Aussi leur ardeur tombe bien vite et passe à l'état opposé : après le plus furieux carnage, comme après la plus vive frayeur, ils paissent tranquillement, et aux frémissements, aux agitations de la rage succèdent à l'instant le repos et le sommeil.
Sénèque, De la colère, I (Ier s. ap. JC)
Ce que l'émotion de la colère ne fait pas dans le moment de l'exaspération, elle ne le fait pas du tout ; de plus, elle s'oublie aisément. Mais la passion de la haine prend son temps pour s'enraciner profondément et pour penser à son ennemi...
Celui qui va en colère vous trouver dans votre chambre pour vous dire des gros mots dans son emportement, engagez-le poliment à s'asseoir ; si cela réussit, ses injures seront déjà moins violentes, parce que la commodité d'être assis est une absence de tension musculaire qui va mal avec des gestes menaçants et les cris de l'homme dressé. La passion, au contraire, se donne du temps, si violente qu'elle puisse être, pour atteindre sa fin ; elle est réfléchie. L'émotion agit comme une eau qui rompt sa digue ; la passion comme un torrent qui se creuse un lit de plus en plus profond [...]. Où il y a beaucoup d'émotion, il y a généralement peu de passion. On voit facilement que les passions, justement parce qu'elles peuvent se concilier avec la réflexion la plus tranquille, portent une grande atteinte à la liberté, et que, si l'émotion est une ivresse, la passion est une maladie qui résiste à tous les moyens thérapeutiques...
L'émotion ne porte qu'une atteinte momentanée à la liberté et à l'empire sur soi. La passion en est l'abandon et trouve son contentement dans le sentiment de la servitude.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790)
Photo : Pexels - Andrea Piacquadio
Alors des hommes armés de lances d'arrosage aspergent de pétrole les tas d'oranges, et ces hommes sont furieux d'avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d'affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.
Et l'odeur de pourriture envahit la contrée.
On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol.
Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement.
Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu'elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d'arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu'il faut la pousser à pourrir.
Les gens s'en viennent armés d'épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s'amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu'on saigne dans un fossé et qu'on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d'oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.
John Steinbeck, Les Raisins de la Colère (1939)
Une révolte invincible, la colère d’une épouse souffletée chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l’autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l’exaltation de l’irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d’ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.
Emile Zola, L'Œuvre (1886)
La quinzième saison du Café Philosophique de Montargis s'ouvrira le 27 septembre prochain avec une séance qui aura pour sujet : "Y a-t-il des colères saines ?"
Rendez-vous à la Médiathèque de Montargis à 19 heures le vendredi 27 septembre.
Et bonnes vacances en attendant.
Photo : Pexels - Anastasia Popova