Café philo janvier 2025
"L'art du mensonge"


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Il s'en faut bien que les faits décrits dans l'histoire ne soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu'ils sont arrivés. Ils changent de forme dans la tête de l'historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu'il s'est passé ? L'ignorance ou la partialité déguisent tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui s'y rapportent, que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et pourtant rien n'aura changé que l’œil du spectateur. Suffit-il pour l'honneur de la vérité de me dire un fait véritable, en me le faisant voir tout autrement qu'il n'est arrivé ? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent ont décidé de l'événement d'un combat sans que personne s'en soit aperçu ?... Or que m'importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m'en reste inconnue, et quelles leçons puis-je tirer d'un événement dont j'ignore la vraie cause ?... La critique elle-même, dont on fait tant de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, l'art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité.
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l'éducation (1762)
On pourrait alléguer des exemples innombrables dans le temps présent, montrer combien de traités, combien d'engagements sont partis en fumée par la déloyauté des princes ; et celui qui a su le mieux user du renard en a tiré les plus grands avantages. Toutefois, il est bon de déguiser adroitement ce caractère, d'être parfait simulateur et dissimulateur. Et les hommes ont tant de crédulité, ils se plient si servilement aux nécessités du moment que le trompeur trouvera toujours quelqu'un qui se laisse tromper...
Il n'est donc pas nécessaire à un prince de posséder toutes les vertus énumérées plus haut ; ce qu'il faut, c'est qu'il paraisse les avoir. Bien mieux, j'affirme que s'il les avait et les appliquait toujours, elles lui porteraient préjudice ; mais si ce sont de simples apparences, il en tirera profit. Ainsi, tu peux sembler - et être réellement - pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux : fort bien ; mais tu dois avoir entraîné ton cœur à être exactement l'opposé, si les circonstances l'exigent. Si bien qu'un prince doit comprendre - et spécialement un prince nouveau - qu'il ne peut pratiquer toutes ces vertus qui rendent les hommes dignes de louanges, puisqu'il lui faut souvent, s'il veut garder le pouvoir, agir contre la foi, contre la charité, contre l'humanité, contre la religion.
Nicolas Machiavel, Le Prince (1532)
Mais c'est un fait qu'il y a aussi la vérité, et que nous devons en faire le plus grand cas ! Car, si nous avons eu raison de dire tout à l'heure que, en réalité, tandis que la fausseté est inutilisable par les Dieux, elle est utilisable par les hommes sous la forme d'un remède, il est dès lors manifeste qu'une telle utilisation doit être réservée à des médecins, et que des particuliers incompétents n'y doivent pas toucher. — C'est manifeste, dit-il. — C'est donc aux gouvernants de l'État qu'il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté, en vue de tromper, soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l'intérêt de l'État ; toucher à pareille matière ne doit appartenir à personne d'autre. Au contraire, adresser à des gouvernants tels que sont les nôtres des paroles fausses est pour un particulier une faute identique, plus grave même, à celle d'un malade envers son médecin, ou de celui qui s'entraîne aux exercices physiques envers son professeur, quand, sur les dispositions de leur corps, ils disent des choses qui ne sont point vraies ; ou bien encore envers le capitaine de navire, quand, sur son navire ou sur l'équipage, un des membres de cet équipage ne lui rapporte pas ce qui est, eu égard aux circonstances, tant de sa propre activité que de celle de ses compagnons. — Rien de plus vrai, dit-il. — Concluons donc que tout membre particulier de l'équipage de l'État, pris en flagrant délit de tromperie, « quelle que soit sa profession, devin, guérisseur de maux, ou bien artisan du bois », sera châtié, pour introduire ainsi, dans ce que j'appellerais le navire de l'État, une pratique qui doit en amener le naufrage et la perte. — Châtié ? dit Adimante. Au moins le sera-t-il dans le cas où nos propos seront suivis de réalisation."
Platon, La République (IVe s. av. JC)
Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un autre droit. Cette distinction nécessaire entre une violation ouverte et publique de la loi et une violation clandestine a un tel caractère d’évidence que le refus d’en tenir compte ne saurait provenir que d’un préjugé allié à de la mauvaise volonté. Reconnue désormais par tous les auteurs sérieux qui abordent ce sujet, cette distinction est naturellement invoquée comme un argument primordial par tous ceux qui s’efforcent de faire reconnaître que la désobéissance civile n’est pas incompatible avec les lois et les institutions publiques... Le délinquant de droit commun, par contre, même s’il appartient à une organisation criminelle, agit uniquement dans son propre intérêt ; il refuse de s’incliner devant la volonté du groupe et ne cédera qu’à la violence des services chargés d’imposer le respect de la loi. Celui qui fait acte de désobéissance civile, tout en étant généralement en désaccord avec une majorité, agit au nom et en faveur d’un groupe particulier. Il lance un défi aux lois et à l’autorité établie à partir d’un désaccord fondamental, et non parce qu’il entend personnellement bénéficier d’un passe-droit.
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence (1972)
Si tu as, par exemple, empêché d'agir par un mensonge quelqu'un qui se trouvait avoir alors des intentions meurtrières, tu es responsable d'un point de vue juridique de toutes les conséquences qui pourraient en résulter. Mais si tu t'en es tenu strictement à la vérité, la justice publique ne peut rien te faire quelles que soient les conséquences imprévues. Il peut toutefois se produire qu'après que tu as honnêtement répondu oui au meurtrier qui te demandait si celui qu'il voulait tuer était chez toi, celui-ci soit cependant sorti sans être remarqué et qu'ainsi il ait échappé au meurtrier, que le crime alors n'ait pas eu lieu; mais supposons que tu aies menti et dit qu'il n'était pas chez toi, et qu'il soit réellement sorti (bien qu'à ton insu); si le meurtrier le rencontrant en train de sortir, accomplissait son crime, tu peux alors être à bon droit accusé d'être la cause de sa mort... Par conséquent celui qui ment, quelque bien intentionné qu'il puisse être, doit répondre des conséquences de son mensonge (...) et en payer le prix, quel que soit leur caractère imprévisible. Car dire la vérité constitue un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs qui sont à fonder sur un contrat, et dont la loi, si on y tolère ne serait-ce que la plus petite exception, est rendue chancelante et vaine.
Emmanuel Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité (1797)
J'ai cherché à comprendre ce que voulait dire le mensonge pour nous, pour les humains, dans une démarche d'anthropologie philosophique. La question de la vérité ne peut pas être complètement effacée de nos existences. Je ne cherche pas à justifier le mensonge, ni à le condamner comme pouvait le faire Kant ou Constant. Je ne tente pas, comme Augustin, de savoir si l'intention trompeuse est mauvaise. Je tente de faire une phénoménologie du mensonge, j'essaie de comprendre ce qu'est une existence qui est baignée dans le secret et le mensonge, qui sont contiguës, et qui fait qu'à un certain moment, l'exigence de vérité qui se trouve logée au cœur de nos existences n'est plus rencontrée.
Nathalie Frogneux
Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.
Blaise Pascal, Pensées (+1662)
Le menteur utilise les désignations pertinentes, les mots, pour faire paraître réel l’irréel ; il dit par exemple : "Je suis riche", alors que pour qualifier son état c’est justement "pauvre" qui serait la désignation correcte. Il fait un mauvais usage des conventions établies en opérant des substitutions arbitraires ou même en inversant les noms. S’il agit ainsi de façon intéressée et de plus préjudiciable, la société ne lui fera plus confiance et par là même l’exclura. En l’occurrence, les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice provoqué par un mensonge. Fondamentalement, ils ne haïssent pas l’illusion mais les conséquences fâcheuses et néfastes de certains types d’illusions. C’est seulement dans ce sens ainsi restreint que l’homme veut la vérité. Il désire les suites favorables de la vérité, celles qui conservent l’existence ; mais il est indifférent à l’égard de la connaissance pure et sans conséquence, et il est même hostile aux vérités qui peuvent être préjudiciables ou destructrices.
Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873)
Seules les parties civiles ne le regardaient pas. Assise juste devant moi, entre ses deux fils, la mère de Florence fixait le plancher comme si elle s'accrochait à un point invisible pour ne pas s'évanouir. Il avait fallu qu'elle se lève ce matin, qu'elle prenne un petit déjeuner, qu'elle choisisse des vêtements, qu'elle fasse depuis Annecy le trajet en voiture et à présent elle était là, elle écoutait la lecture des 24 pages de l'acte d'accusation. Quand on est arrivé à l'autopsie de sa fille et de ses petits-enfants, la main crispée qui serrait devant sa bouche un mouchoir roulé en boule s'est mise à trembler un peu. J'aurais pu, en tendant le bras, toucher son épaule, mais un abîme me séparait d'elle, qui n'était pas seulement l'intolérable intensité de sa souffrance. Ce n'est pas à elle et aux siens qui j'avais écrit, mais à celui qui avait détruit leurs vies. C'est à lui que je croyais devoir des égards parce que, voulant raconter cette histoire, je la considérais comme "son" histoire. C'est avec son avocat que je déjeunais. J'étais de l'autre côté.
Emmanuel Carrère, L'Adversaire (2000)
Le café philosophique de Montargis proposera sa prochaine séance au café Le Belman le vendredi 21 février 2020 à 19 heures.
Le débat portera sur cette question : "Peut-on mentir ?"
La participation sera libre et gratuite.
Photo : Mike Chai - Pexels
Le café philosophique de Montargis se réunissait le vendredi 24 janvier. Le débat portait autour de cette question : "Peut-on faire le bonheur des autres malgré eux ?"
Environ 30 personnes étaient présentes pour cette séance. Merci à l'équipe de l'Hôtel de France et du Belman.
La prochaine séance aura lieu au Belman le vendredi 21 février à 19H au Belman et portera sur ce sujet : "Peut-on mentir ?"
Le café philosophique de Montargis proposera sa prochaine séance au Belman le vendredi 24 janvier 2020 à 19 heures. Le débat portera sur la question : "Peut-on faire le bonheur des autres malgré eux ? "
Tous les hommes cherchent à être heureux, disait Blaise Pascal. Le bonheur est un élan universellement partagé tout en étant une aspiration individuelle. Faire le bonheur d’autrui a-t-il donc du sens ? Comment appréhender le bonheur de l’autre ? Est-il possible de rendre heureux un autre sujet heureux "malgré lui" ? En ai-je la possibilité et le droit ? Chacun ayant sa propre conception du bonheur, un bonheur collectif a-t-il du sens ? Le bonheur peut-il être affaire commune ?
Ce sont autant de questions qui seront débattues au cours de la séance du 24 janvier prochain au Belman (entrée par l’Hôtel de France).
La participation sera libre et gratuite.
Photo : Kristin De Soto - Pexels
Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel. Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu lui même.
Blaise Pascal, Pensées, 138 (+1662)
Voilà où nous en sommes arrivés, à considérer le bonheur comme un péché. Nous avons pris l’humanité à la gorge. Offrez votre premier-né en sacrifice expiatoire ; couchez-vous sur un lit de clou ; allez dans le désert mortifier votre chair ; ne dansez pas ; n’allez pas au cinéma le dimanche ; n’essayez pas de devenir riche ; ne fumez pas ; ne buvez pas. Et tout cela de la même idée. Une grande idée ! Les imbéciles s’imaginent que ces tabous sont des non-sens, les reliquats d’une époque disparue. Mais il y a toujours un but à ces non-sens. Chacun de ces systèmes d’éthique qui prêchait le sacrifice de soi a régné sur des millions d’hommes. Bien entendu, il faut déguiser votre pensée. Dire aux gens par exemple qu’ils parviendront à une forme de bonheur plus haute s’ils renoncent à tout ce qui les rendrait heureux. Vous n’avez pas besoin de vous exprimer très clairement. Employez de grands mots vagues tels que « Harmonie universelle », « Esprit éternel », « But divin », « Nirvana », « Paradis », « Suprématie raciale », « Dictature du Prolétariat ». La corruption intérieure, Peter, le moyen le plus ancien, la farce qui a réussi et qui réussira toujours. Et pourtant le piège serait si facile à éviter. Lorsque les hommes entendant un prophète leur parler de sacrifices, ils devraient s’enfuir comme devant la peste. Car là où il y a sacrifice, il y a quelqu’un à qui ce sacrifice profite. L’homme qui exalte le sacrifice parle en réalité de maîtres et d’esclaves avec l’intention, bien entendu, d’être le maître. Mais si vous entendez au contraire un homme vous dire que vous devez être heureux, que c’est votre droit naturel, vous premier devoir envers vous-même, alors vous pouvez être sûr que cet homme n’a aucune mauvaise intention et qu’il n’a rien à gagner de vous. Mais lorsqu’un homme parle ainsi on dit de lui qu’il est un monstre d’égoïsme.
Ayn Rand, La Source Vive (1943)
- Mon cher jeune ami, dit Mustapha Menier, la civilisation n'a pas le moindre besoin de noblesse ou d'héroïsme. Ces choses-là sont des symptômes d'incapacité politique. Dans une société convenablement organisée comme la nôtre, personne n'a l'occasion d'être noble ou héroïque. Il faut que les conditions deviennent foncièrement instables avant qu'une telle occasion puisse se présenter. Là où il y a des guerres, là où il y a des serments de fidélité multiples et divisés, là où il y a des tentations auxquelles on doit résister, des objets d'amour pour lesquels il faut combattre ou qu'il faut défendre, là, manifestement, la noblesse et l'héroïsme ont un sens. Mais il n'y a pas de guerres, de nos jours. On prend le plus grand soin de vous empêcher d'aimer exagérément qui que ce soit. Il n'y a rien qui ressemble à un serment de fidélité multiple ; vous êtes conditionné de telle sorte que vous ne pouvez vous empêcher de faire ce que vous avez à faire. Et ce que vous avez à faire est, dans l'ensemble, si agréable, on laisse leur libre jeu à un si grand nombre de vos impulsions naturelles, qu'il n'y a véritablement pas de tentations auxquelles il faille résister. Et si jamais, par quelque malchance, il se produisait d'une façon ou d'une autre quelque chose de désagréable, eh bien, il y a toujours le soma qui vous permet de prendre un congé, de vous évader de la réalité. Et il y a toujours le soma pour calmer votre colère, pour vous réconcilier avec vos ennemis, pour vous rendre patient et vous aider à supporter les ennuis. Autrefois, on ne pouvait accomplir ces choses-là qu'en faisant un gros effort et après des années d'entraînement moral pénible. A présent, on avale deux ou trois comprimés d'un demi-gramme, et voilà. Tout le monde peut être vertueux, à présent. On peut porter sur soi, en flacon, au moins la moitié de sa moralité. Le christianisme sans larmes, voilà ce qu'est le soma.
- Mais les larmes sont nécessaires. Ne vous souvenez-vous pas de ce qu'a dit Othello ? « Si, après toute tempête, il advient de tels calmes, alors, que les vents soufflent jusqu'à ce qu'ils aient réveillé la mort! » Il y a une histoire que nous contait l'un des vieux Indiens, au sujet de la Fille de Matsaki. Les jeunes gens qui désiraient l'épouser devaient passer une matinée à sarcler son jardin avec une houe. Cela semblait facile; mais il y avait des mouches et des moustiques, tous enchantés. La plupart des jeunes gens étaient absolument incapables de supporter les morsures et les piqûres. Mais celui qui en était capable, celui-là obtenait la jeune fille.
-- Charmant! Mais dans les pays civilisés, dit ]'Administrateur, on peut avoir des jeunes filles sans sarcler pour elles avec une houe; et il n'y a pas de mouches ni de moustiques pour vous piquer. Il y a des siècles que nous nous en sommes complètement débarrassés.
Le Sauvage eut un signe de tête d'acquiescement, avec un froncement des sourcils,
- Vous vous en êtes débarrassés. Oui, c'est bien là votre manière. Se débarrasser de tout ce qui est désagréable, au lieu d'apprendre à s'en accommoder.
Savoir s'il est plus noble en esprit de subir les coups et les flèches de la fortune adverse, ou de prendre. les armes contre un océan de malheurs, et, en leur tenant tête, d'y mettre fin... Mais vous ne faites ni l'un ni l'autre. Vous ne subissez ni ne tenez tète. Vous abolissez tout bonnement les coups et les flèches. C'est trop facile... N'est-ce pas quelque chose, que de vivre dangereusement ?- Je crois bien, que c'est quelque chose! répondit l'Administrateur. Les hommes et les femmes ont besoin qu'on leur stimule de temps en temps les capsules surrénales.
- Comment ? interrogea le Sauvage, qui ne comprenait pas.
- C'est l'une des conditions de la santé parfaite. C'est pourquoi nous avons rendu obligatoires les traitements de S.P.V.
- S.P.V. ?
- Succédané de Passion Violente. Régulièrement, une fois par mois, nous irriguons tout l'organisme avec un flot d'adrénaline. C'est l'équivalent physiologique complet de la peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et le fait d'être tuée par Othello, sans aucun des désagréments.
- Mais cela me plaît, les désagréments.
- Pas à nous, dit l'Administrateur - Nous préférons faire les choses en plein confort.
- Mais je n'en 'veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.
- En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d'être malheureux.
- Eh bien, soit, dit le Sauvage d'un ton de défi, je réclame le droit d'être malheureux.
- Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent ; du droit d'avoir la syphilis et le cancer; du droit d'avoir trop peu à manger; du droit d'avoir des poux; du droit de vivre dans l'appréhension constante de ce qui pourra se produire demain; du droit d'attraper la typhoïde; du droit d'être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes.
Il y eut un long silence.
- Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage. Mustapha Menier haussa les épaules.
- On vous les offre de grand cœur, dit-il.
Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes (1931)
Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à faire bon usage de sa liberté. Sans cela il n’y aurait en lui que pur mécanisme ; l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il est nécessaire qu’il sente de bonne heure la résistance inévitable de la société, afin d’apprendre à connaître combien il est difficile de se suffire à soi-même, de supporter les privations et d’acquérir de quoi se rendre indépendant. On doit observer ici les règles suivantes : 1°) Il faut laisser l’enfant libre dès sa première enfance et dans tous les moments (excepté dans les circonstances où il peut se nuire à lui-même, comme par exemple s’il vient à saisir un instrument tranchant), mais à la condition qu’il ne fasse pas lui-même obstacle à la liberté d’autrui, comme par exemple quand il crie, ou que sa gaieté se manifeste d’une manière trop bruyante et qu’il incommode les autres… 2°) Il faut lui prouver que la contrainte qu’on lui impose a pour but de lui apprendre à faire usage de sa propre liberté, qu’on le cultive afin qu’il puisse un jour être libre, c’est-à-dire se passer du secours d’autrui.
Emmanuel Kant, Traité de Pédagogie (1803)
S'il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de Sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui esquissent Sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations historiques varient: L’homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres et d'y être mortel... Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout à fait étranger parce qu'ils se présentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s'en accommoder.
Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un humanisme (1946)
Puis-je commencer par une profession de foi politique ? La voici : l'État est fait pour les hommes et non pas les hommes pour l'État. On peut dire pour la Science la même chose que pour l'État. Ce sont là de vieilles formules, gravées par ceux qui considèrent la personnalité humaine comme la valeur la plus précieuse de l'humanité J'aurais honte de les répéter, si elles n'étaient pas sans cesse menacées de tomber dans l'oubli, surtout à notre époque d'organisation et de clichés. Comme mission la plus importante de l'État, je vois celle de protéger l'individu et de lui offrir la possibilité d'épanouir sa personnalité créatrice.
Albert Einstein, Comment je vois le Monde (1949)
Si donc il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres seulement à cause d’elle, et si nous ne choisissons pas w indéfiniment une chose en vue d’une autre (car on procéderait ainsi à l’infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que le bien, le Souverain Bien. N’est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie, la connaissance de ce bien est d’un grand poids et que, semblables à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient ? S’il en est ainsi, nous devons essayer d’embrasser, tout au moins dans ses grandes lignes, la nature du Souverain Bien, et de dire de quelle science particulière ou de quelle potentialité il relève. On sera d’avis qu’il dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique car c’est elle qui dispose quelles sont parmi les sciences celles qui sont nécessaires dans les cités, et quelles sortes de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre, et jusqu’à quel point l’étude en sera poussée ; et nous voyons encore que même les potentialités les plus appréciées sont subordonnées à la Politique par exemple la stratégie, l’économique, la rhétorique. Et puisque la Politique se sert des autres sciences pratiques et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain Même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : carie bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités.
Aristote, Etique à Nicomaque (IVe s. av JC)
Le bonheur que les utilitaristes ont adopté comme critérium de la moralité de la conduite n’est pas le bonheur personnel de l’agent, mais celui de tous les intéressés. Ainsi, entre son propre bonheur et celui des autres, l’utilitarisme exige de l’individu qu’il soit aussi rigoureusement impartial qu’un spectateur désintéressé et bienveillant. Dans la règle d’or de Jésus de Nazareth, nous retrouvons tout l’esprit de la morale de l’utilité. Faire ce que nous voudrions que l’on nous fît, aimer notre prochain comme nous-mêmes : voilà qui constitue la perfection idéale de la moralité utilitariste. Pour nous rapprocher de cet idéal autant qu’il est possible, l’utilitarisme prescrirait les moyens qui suivent : En premier lieu, les lois et les arrangements sociaux devraient mettre autant que possible le bonheur ou (comme on pourrait l’appeler dans la vie courante) l’intérêt de chaque individu en harmonie avec l’intérêt de la société. En second lieu, l’éducation et l’opinion, qui ont un si grand pouvoir sur le caractère des hommes, devraient user de ce pouvoir pour créer dans l’esprit de chaque individu une association indissoluble entre son bonheur personnel et le bien de la société, et tout particulièrement entre son bonheur personnel et la pratique des conduites négatives et positives que prescrit le souci du bonheur universel.
John Stuart Mill, L’utilitarisme (1861)
Ils se cherchent des retraites, maisons de campagne, plages ou montagne ; et toi aussi, tu prends l'habitude de désirer fortement des choses de ce genre. Voilà qui est absolument vulgaire, puisqu'il t'est loisible de faire retraite en toi-même à l'heure que tu voudras. Il n'est pas pour l'homme de retraite plus tranquille ni plus débarrassée d'affaires que dans sa propre âme, et surtout quand on possède en soi-même tout ce qu'il faut pour arriver, à condition d'y porter attention, à cette aisance facile, qui n'est qu'un autre nom de l'ordre. Accorde-toi continuellement cette retraite ; renouvelle-toi ; aie des formules brèves, élémentaires qui, dès qu'elles se présentent, suffiront à écarter tout chagrin et à te renvoyer sans irritation aux affaires quand tu y reviens. Contre quoi te fâcher ? Contre la méchanceté des hommes ? Reprends ce raisonnement : "Les vivants raisonnables sont nés les uns pour les autres ; la justice consiste, pour une part, à les supporter ; c'est malgré eux qu'ils pèchent ; combien de gens ennemis, soupçonneux, haineux, combatifs sont étendus à jamais ou réduits en cendre ?" (...) Contre la part qui t'est réservée dans l'univers ? Répète-toi l'alternative : ou bien providence ou bien atomes ; et tout ce qui démontre que le monde est comme une cité. - Mais tu es encore en contact avec le corps ? Réfléchis : la pensée n'est plus mélangée à ce souffle vital dont les mouvements sont aisés ou violents, dès que tu te reprends et que tu connais la liberté qui t'est propre...
Reste à songer à la retraite dans ce petit champ bien à toi ; avant tout, ne te tourmente pas, ne fais pas d'effort ; sois libre ; vois les choses virilement, en homme, en citoyen, en animal mortel. Aie toujours à ta disposition et sous ton regard ces deux principes : d'abord les choses ne touchent pas l'âme, elles restent dehors, immobiles, et les troubles ne viennent que de l'opinion intérieure. Ensuite, tous les êtres que tu vois, à peine changent-ils, ne seront bientôt plus, pense aussi à tous ceux que tu as vu toi-même se transformer. « Le monde est changement, la vie est opinion.
Marc-Aurèle, Pensées (IIe s. ap. JC)