Beauvoir : Fille ou garçon (05/03/2020)

C'est ici que les petites filles vont d'abord apparaître comme privilégiées. Un second sevrage, moins brutal, plus lent que le premier, soustrait le corps de la mère aux étreintes de l'enfant ; mais c'est aux garçons surtout qu'on refuse peu à peu baisers et caresses ; quant à la fillette, on continue à la cajoler, on lui permet de vivre dans les jupes de sa mère, le père la prend sur ses genoux et flatte ses cheveux ; on l'habille avec des robes douces comme des baisers, on est indulgent à ses larmes et à ses caprices, on la coiffe avec soin, on s'amuse de ses mines et de ses coquetteries : des contacts charnels et des regards complaisants la protègent contre l'angoisse de la solitude. Au petit garçon, au contraire, on va interdire même la coquetterie, ses manoeuvres de séduction, ses comédies agacent. "Un homme ne demande pas qu'on l'embrasse... Un homme ne se regarde pas dans les glaces... Un homme ne pleure pas", lui dit-on. On veut qu'il soit "un petit homme" ; c'est en s'affranchissant des adultes qu'il obtiendra leur suffrage. Il plaira en ne paraissant pas chercher à plaire.

Beaucoup de garçons, effrayés de la dure indépendance à laquelle on les condamne, souhaitent alors être des filles ; au temps où on les habillait d'abord comme elles, c'est souvent avec des larmes qu'ils abandonnaient la robe pour le pantalon, qu'ils voyaient couper leurs boucles. Certains choisissent obstinément la féminité, ce qui est une des manières de s'orienter vers l'homosexualité : "Je souhaitai passionnément d'être fille et je poussai l'inconscience de la grandeur d'être homme jusqu'à prétendre pisser assis", raconte Maurice Sachs. Cependant si le garçon apparaît d'abord comme moins favorisé que ses soeurs, c'est qu'on a sur lui de plus grands desseins. Les exigences auxquelles on le soumet impliquent immédiatement une valorisation. Dans ses souvenirs Maurras raconte qu'il était jaloux d'un cadet que sa mère et sa grand-mère cajolaient : son père le saisit par la main et l'emmena hors de la chambre : "Nous sommes des hommes ; laissons ces femmes", lui dit-il. On persuade l'enfant que c'est à cause de la supériorité des garçons qu'il leur est demandé davantage ; pour l'encourager dans le chemin difficile qui est le sien, on lui insuffle l'orgueil de sa virilité.

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 1 (1949)

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