Beauvoir : "Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence" (03/03/2020)
Comment les femmes auraient-elles jamais eu du génie alors que toute possibilité d’accomplir une œuvre géniale – ou même une œuvre tout court – leur était refusée ? La vieille Europe a naguère accablé de son mépris les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains : « Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence », répondit en substance Jefferson. Les Noirs font les mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit ni un Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne peut non plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train de naître ; quand elle se sera conquise, peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons ». Il n’’est pas sûr que ces « mondes d’idées » soient différents de ceux des hommes puisque c’est en s’assimilant à eux qu’elle s’affranchira ; pour savoir dans quelle mesure elle demeurera singulière, dans quelle mesure ces singularités garderont de l’importance, il faudrait se hasarder à des anticipations bien hardies. Ce qui est certain, c’est que jusqu’ici les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pour l’humanité et qu’il est grand temps dans son intérêt et dans celui de tous qu’on lui laisse enfin courir toutes ses chances.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949)
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