Café philo janvier 2025
=>Saison. 15 - Page 10
-
-
Nerval : La rage au cœur
Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au coeur
Et sur un col flexible une tête indomptée ;
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur. Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur,
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d’Abel, hélas ! ensanglantée,
J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur ! Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait : » Ô tyrannie ! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.Gérard de Nerval, Les Chimères (1854)
-
France Gall : "Les gens bien élevés"
-
Tanty : Colère dans les tranchées
Car n’est-ce pas, j’ai le cafard, vous vous en doutez, et je désespère de le chasser. Il y a de quoi, et ce n’est pas aujourd’hui qu’)il passera ; la perspective de retourner ce soir dans le vieux secteur du bois carré, et de reprendre la vie souterraine, nocturne et marécageuse n’étant pas pour le dissiper.
Voilà six mois bientôt que ça dure, six mois, une demi-année qu’on traîne entre vie et mort, jour et nuit, cette misérable existence qui n’a plus rien d’humain ; six mois, et il n’y a encore rien de fait, aucun espoir ; six mois qu’on a quitté le fort, et l’on est un peu moins avancé qu’au lendemain du Châtelet. Tout est à recommencer. Tout cela n’a été qu’un prélude, nous n’en sommes donc encore qu’au prologue de la tragédie dont le premier acte commencera au printemps. Alors, les canons seront prêts et dans l’arène lamentable des tranchées, la boucherie néronienne reprendra plus sanglante que jamais, et pareils aux esclaves antiques, on ne nous tirera de nos cachots que pour nous jeter en pâture aux monstres d’acier. Et ce sera au retour du printemps, au renouveau de la terre. Et pourquoi tout ce massacre ? Est-ce la peine de faire attendre la mort si longtemps à tant de milliers de malheureux, après les avoir privés de la vie pendant des mois.
Lettre d'Étienne Tanty, poilu de la Grande Guerre (28 janvier 1915)
-
"Angry"
-
Marquet : Colère
Toute notre culture est basée sur la peur. Toutes nos énergies sont consacrées à refuser la mort. Et nous ne voyons pas qu'à refuser la mort c'est à la vie que nous disons non. Car la mort et la vie ne sont qu'une seule et même réalité. Cela, les Indiens le savent...
Nous, les Blancs, qui dominons le monde, avons trop peur de sentir la vie parcourir notre chair, trop peur de savourer notre appartenance à la Terre, parce que c'est aussi garder mémoire qu'il faudra retourner, un jour, à la terre.
L'Indien sait, d'un savoir cellulaire, qu'il n'est pas distinct de la Terre dont il provient et dont il est fait. Avec mes frères, j'ai appris à marcher pieds nus sur la terre brûlante, comme eux je me suis étendu sur la Terre à me laisser bercer par la pulsation profonde de sa vie.Aimer la vie, me disait Lololma, c'est se souvenir que l'on n'est rien. L'homme blanc préfère se faire croire qu'il est tout. Il est rempli de haine pour la Terre dont il est fait. Il veut la posséder. Il met la Terre en demeure de produire, toujours davantage. Il ne veut aucune limite à sa puissance. Il détruit ce qui lui échappe, il se rend sourd et aveugle à ce qu'il ne peut détruire.
Il ne connaît plus rien du Grand Mystère.Denis Marquet, Colère (2003)
-
"La partie de cartes"
-
Victor Hugo : Je n’ai point de colère et cela vous étonne
Je n’ai point de colère et cela vous étonne.
Votre tonnerre tousse et vous croyez qu’il tonne ;
Grondants, vous essoufflez sur moi votre aquilon :
Votre petit éclair me pique le talon ;
Je n’ai pas l’air de voir la peine qu’il se donne ;
Vous sentez quelque chose en moi qui vous pardonne,
Cela vous froisse. Au fait, on est trop châtié
De vouloir faire mal et de faire pitié.
Quoi ! s’unir contre un homme, en tenter l’escalade,
Et n’avoir même pas l’honneur d’une ruade !
Ne pas recevoir même un soufflet ! c’est blessant.
Le proscrit parfois tombe et jamais ne descend ;
Il laisse autour de lui grincer la haine infâme ;
Ce n’est pas pour cela qu’il dérange son âme,
Donc soyez furieux. Serai-je irrité ? Non.
Je doute que j’en vienne à savoir votre nom.
Les vieux bannis pensifs sont une race inculte ;
Avant de nous fâcher parce qu’on nous insulte,
C’est notre usage à nous qui sommes exigeants
De regarder un peu la stature des gens.Victor Hugo, L’Année terrible (1872)
-
Aristote : Colères et passions
Il n’est pas aisé de déterminer comment, à l’égard de qui, pour quels motifs et pendant combien de temps on doit être en colère, et à quel point précis, en agissant ainsi, on cesse d’avoir raison et on commence à avoir tort. En effet, une légère transgression de la limite permise n’est pas pour autant blâmée, qu’elle se produise du côté du plus ou du côté du moins : ainsi parfois nous louons ceux qui pèchent par insuffisance et les qualifions de doux, et, d’autre part, nous louons les caractères difficiles, pour leur virilité qui, dans notre pensée, les rend aptes au commandement. Dès lors il n’est pas aisé de définir dans l’abstrait de combien et de quelle façon il faut franchir la juste limite pour encourir le blâme : cela rentre dans le domaine de l’individuel, et la discrimination est du ressort de la sensation. Mais ce qui du moins est clair, c’est l’appréciation favorable que mérite la disposition moyenne, selon laquelle nous nous mettons en colère avec les personnes qu’il faut, pour des choses qui en valent la peine, de la façon qui convient, et ainsi de suite, et que, d’autre part, l’excès et le défaut sont également blâmables, blâme léger pour un faible écart, plus accentué si l’écart est plus grand, et d’une grande sévérité enfin quand l’écart est considérable.
Aristote, Rhétorique (IVe s. av JC)
Photo : Pexels - Anna Tarazévitch
-
Sénèque : Qu'est-ce que la colère ?
"Souvent, dira-t-on, l'homme s'irrite non contre des gens qui lui ont fait tort, mais qui doivent lui en faire, preuve que la colère ne vient pas uniquement de l'offense." Oui, sans doute, le pressentiment du mal irrite ; mais c'est que l'intention est déjà une injure, et que la méditer, c'est l'avoir commise.
On dit encore : "La colère n'est point un désir de vengeance, puisque fréquemment les plus faibles la ressentent contre les plus forts ; peuvent-ils prétendre à des représailles qu'ils n'espèrent même pas ?" Mais d'abord par colère, nous entendons le désir, et non la faculté de se venger ; or, on désire même ce qu'on ne peut. Est-il en outre si humble mortel qui n'espère, avec quelque raison, tirer satisfaction de l'homme le plus puissant ? On est toujours assez puissant pour nuire.
La définition d'Aristote n'est pas bien éloignée de la nôtre ; car il dit que la colère est le désir de rendre mal pour mal. Il serait trop long de faire ressortir en détail en quoi cette définition diffère de la nôtre. On objecte à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées, sans idée de punir ou de causer aucune peine ; car le mal qu'elles font, elles ne le méditent pas.
Il faut répondre que l'animal, que tout, excepté l'homme, est étranger à la colère ; car, quoique ennemie de la raison, elle ne naît pourtant que chez des êtres capables de raison. Les bêtes ont de l'impétuosité, de la rage, de la férocité, de la fougue ; mais elles ne connaissent pas plus la colère que la luxure, bien que pour certains plaisirs elles aient moins de retenue que l'homme.
Ne croyez pas le poète qui dit : "Le sanglier a perdu sa colère ; le cerf ne se fie plus à sa course légère ; et, dans leurs brusques assauts, les ours ne songent plus à s'élancer sur les troupeaux de boeufs." Il appelle colère l'élan, la violence du choc : or, la brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner ; les animaux muets sont étrangers aux passions de l'homme ; ils n'ont que des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu'il y ait chez eux de l'amour, il y aura de la haine ; l'amitié supposera l'inimitié, et les dissensions, la concorde : toutes choses dont ils offrent bien quelques traces, mais le bien et le mal appartiennent en propre au coeur humain.
À l'homme seul furent donnés la prévoyance, le discernement, la pensée ; nos vertus et nos vices même sont interdits aux animaux, dont l'intérieur, non moins que les dehors, diffèrent absolument de nous. Ils ont, c'est vrai, cette faculté souveraine, autrement dite principe moteur, comme ils ont une voix, mais inarticulée, embarrassée, incapable de former des mots ; comme ils ont une langue, mais enchaînée et inhabile aux inflexions variées de la nôtre ; de même ce principe moteur est chez eux à peine éclairé, à peine ébauché. Il perçoit la vue et l'apparence de ce qui excite leurs mouvements, mais cette vue est trouble et confuse.
De là la violence de leurs transports, de leur attaques ; mais rien qui soit appréhension, souci, tristesse ni colère : ils n'en ont que les semblants. Aussi leur ardeur tombe bien vite et passe à l'état opposé : après le plus furieux carnage, comme après la plus vive frayeur, ils paissent tranquillement, et aux frémissements, aux agitations de la rage succèdent à l'instant le repos et le sommeil.
Sénèque, De la colère, I (Ier s. ap. JC)
-
Kant : La colère
Ce que l'émotion de la colère ne fait pas dans le moment de l'exaspération, elle ne le fait pas du tout ; de plus, elle s'oublie aisément. Mais la passion de la haine prend son temps pour s'enraciner profondément et pour penser à son ennemi...
Celui qui va en colère vous trouver dans votre chambre pour vous dire des gros mots dans son emportement, engagez-le poliment à s'asseoir ; si cela réussit, ses injures seront déjà moins violentes, parce que la commodité d'être assis est une absence de tension musculaire qui va mal avec des gestes menaçants et les cris de l'homme dressé. La passion, au contraire, se donne du temps, si violente qu'elle puisse être, pour atteindre sa fin ; elle est réfléchie. L'émotion agit comme une eau qui rompt sa digue ; la passion comme un torrent qui se creuse un lit de plus en plus profond [...]. Où il y a beaucoup d'émotion, il y a généralement peu de passion. On voit facilement que les passions, justement parce qu'elles peuvent se concilier avec la réflexion la plus tranquille, portent une grande atteinte à la liberté, et que, si l'émotion est une ivresse, la passion est une maladie qui résiste à tous les moyens thérapeutiques...
L'émotion ne porte qu'une atteinte momentanée à la liberté et à l'empire sur soi. La passion en est l'abandon et trouve son contentement dans le sentiment de la servitude.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790)
Photo : Pexels - Andrea Piacquadio
-
"Les raisins de la colère"
-
Steinbeck : Les raisons de la colère
Alors des hommes armés de lances d'arrosage aspergent de pétrole les tas d'oranges, et ces hommes sont furieux d'avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d'affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.
Et l'odeur de pourriture envahit la contrée.
On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol.
Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement.
Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu'elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d'arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu'il faut la pousser à pourrir.
Les gens s'en viennent armés d'épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s'amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu'on saigne dans un fossé et qu'on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d'oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.
John Steinbeck, Les Raisins de la Colère (1939)
-
Gaëtan Roussel : "La Colère"
-
Zola : La colère d'une femme trompée
Une révolte invincible, la colère d’une épouse souffletée chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l’autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l’exaltation de l’irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d’ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.
Emile Zola, L'Œuvre (1886)
-
Prochaine séance, prochaine saison
La quinzième saison du Café Philosophique de Montargis s'ouvrira le 27 septembre prochain avec une séance qui aura pour sujet : "Y a-t-il des colères saines ?"
Rendez-vous à la Médiathèque de Montargis à 19 heures le vendredi 27 septembre.
Et bonnes vacances en attendant.
Photo : Pexels - Anastasia Popova
-
Merci aux participants de la séance du vendredi 28 juin
Environ 20 personnes participaient à la séance du vendredi 28 juin à la Médiathèque de Montargis. Merci à l'équipe de la Médiathèque pour son accueil et pour l'organisation.
La séance portait sur cette question : "A-t-on le droit de se mentir ?"
Merci aux participants et participantes.
La prochaine séance aura lieu à la Médiathèque de Montargis, le vendredi 27 septembre 2024 à 19 heures pour une nouvelle saison. Le sujet choisi par les participants sera celui-ci : "Y a-t-il des colères saines ?"
A bientôt.
Photo - Pexels - Lisa Fotios