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=>Saison. 14 - Page 6

  • Spinoza : Fondements de l'Etat

    717IGDnjYeL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgDes fondements de l'Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre, que l'Etat est institué ; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. Non, je le répète, la fin de l'Etat n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'Etat est donc en réalité la liberté.

    Baruck Spinoza, Traité théologico-politique (1670)

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  • Locke : "Une société politique, où chacun des membres s'est dépouillé de son pouvoir naturel"

    9782080704085.jpgLes hommes étant nés tous également, ainsi qu'il a été prouvé, dans une liberté parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction, de tous les droits et de tous les privilèges des lois de la nature ; chacun a, par la nature, le pouvoir, non seulement de conserver ses biens propres, c'est-à-dire, sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres; mais encore de juger et de punir ceux qui violent les lois de la nature, selon qu'il croit que l'offense le mérite, de punir même de mort, lorsqu'il s'agit de quelque crime énorme, qu'il pense mériter la mort. Or, parce qu'il ne peut y avoir de société politique, et qu'une telle société ne peut se maintenir, si elle n'a en soi le pouvoir de conserver ce qui lui appartient en propre, et, pour cela, de punir les fautes de ses membres ; ici seulement se trouve une société politique, où chacun des membres s'est dépouillé de son pouvoir naturel, et l'a remis entre les mains de la société, afin queue en dispose dans toutes sortes de causes, qui n'empêchent point d'appeler toujours aux lois établies par elle, Par ce moyen, tout jugement des particuliers étant exclu, la société acquiert le droit de souveraineté ; et certaines lois étant établies, et certains hommes autorisés par la communauté pour les faire exécuter, ils terminent tous les différends qui peuvent arriver entre les membres de cette société, touchant quelque matière de droit, et punissent les fautes que quelque membre aura commises contre la société en général, ou contre quelqu'un de son corps, conformément aux peines marquées par les lois.

    John Locke, Second traité (1689)

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  • Hobbes : Le peuple, l'Etat et le Leviathan 2

    téléchargement.jpgToutes les conséquences d'un temps de guerre où chacun est l'ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur propre ingéniosité. Dans un tel état, il n'y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n'en est pas assuré : et conséquemment il ne se trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par la mer ; pas de constructions commodes ; pas d'appareils capables de mouvoir et d'enlever les choses qui pour ce faire exigent beaucoup de force ; pas de connaissances de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d'arts ; pas de lettres ; pas de société ; et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque continuel d'une mort violente ; la vie de l'homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brêve.

    Thomas Hobbes, Léviathan (1651)

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  • Hobbes : Le peuple, l'Etat et le Leviathan

    1310281-Thomas_Hobbes_Léviathan.jpgLa nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitée par l'art de l'homme, en ceci comme en beaucoup d'autres choses, qu'un tel art peut produire un animal artificiel. En effet, étant donné que la vie n'est qu'un mouvement des membres, dont le commencement se trouve en quelque partie principale située au dedans, pourquoi ne dirait-on pas que tous les automates (c'est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes, comme le fait une montre, par des ressorts et des roues), possèdent une vie artificielle ? Car qu'est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le tout donnant le mouvement à l'ensemble du corps conformément à l'intention de l'artisan ? Mais l'art va encore plus loin, en imitant cet ouvrage raisonnable, et le plus excellent de la nature : l'homme. Car c'est l'art qui crée ce grand Léviathan qu'on appelle RÉPUBLIQUE OU ÉTAT (Civitas en latin), lequel n'est qu'un homme artificiel quoique d'une stature et d'une force plus grandes que celles de l'homme naturel, pour la défense et protection duquel il a été conçu ; en lui la souveraineté est une âme artificielle, puisqu'elle donne la vie et le mouvement à l'ensemble du corps ; les magistrats et les autres fonctionnaires préposés aux tâches judiciaires et exécutives sont les articulations artificielles ; la récompense ou le châtiment qui, attachés au siège de la souveraineté, meuvent chaque articulation et chaque membre en vue de l'accomplissement de sa tâche, sont les nerfs, car ceux-ci jouent le même rôle dans le corps naturel ; la prospérité et la richesse de tous les membres particuliers sont la force; la sauvegarde du peuple (salus populi) est son occupation ; les conseillers qui proposent à son attention toutes les choses qu'il lui faut connaître sont sa mémoire ; l'équité et les lois lui sont une raison et une volonté artificielles ; la concorde est sa santé, les troubles civils sa maladie, et la guerre civile, sa mort. Enfin les pactes et conventions par lesquels les parties de ce corps politique ont été à l'origine produites, assemblées et unifiées rassemblent au "Fiat" - ou au "Faisons l'homme" que prononça Dieu lors de la création.

    Thomas Hobbes, Léviathan (1651)

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  • Un peu de vacances pour le Café Philo

    Le café philosophique de Montargis prend ses quartiers d'été pour quelques jours. 

    A très bientôt, sur notre site et dans la vie réelle au Saint-Firmin d'Amilly pour la séance de la rentrée, le vendredi 22 septembre à 19 heures. Thème de la séance : "La foule a-t-elle toujours raison ?"

    Bonnes vacances pour celles et ceux qui en prennent ! 

    Photo : Pexels - Marianna Ole

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  • Rousseau : La souveraineté est inaliénable

    Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible ; car la volonté est générale, ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi ; dans le second, ce n’est qu’une volonté particulière, ou un acte de magistrature ; c’est un décret tout au plus. Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet : ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance, exécutive ; en droits d’impôt, de justice et de guerre ; en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l’étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties, et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées ; c’est comme s’ils composaient l’homme de plusieurs corps, dont l’un aurait des yeux, l’autre des bras, l’autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l’air tous ses membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment. Cette erreur vient de ne s’être pas fait des notions exactes de l’autorité souveraine, et d’avoir pris pour des parties de cette autorité ce qui n’en était que des émanations. Ainsi, par exemple, on a regardé l’acte de déclarer la guerre et celui de faire la paix comme des actes de souveraineté ; ce qui n’est pas puisque chacun de ces actes n’est point une loi, mais seulement une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas de la loi, comme on le verra clairement quand l’idée attachée au mot loi sera fixée. En suivant de même les autres divisions, on trouverait que, toutes les fois qu’on croit voir la souveraineté partagée, on se trompe ; que les droits qu’on prend pour des parties de cette souveraineté lui sont tous subordonnés, et supposent toujours des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent que l’exécution. On ne saurait dire combien ce défaut d’exactitude a jeté d’obscurité sur les décisions des auteurs en matière de droit politique, quand ils ont voulu juger des droits respectifs des rois et des peuples sur les principes qu’ils avaient établis. Chacun peut voir, dans les chapitres III et IV du premier livre de Grotius, comment ce savant homme et son traducteur Barbeyrac s’enchevêtrent, s’embarrassent dans leurs sophismes, crainte d’en dire trop ou de n’en dire pas assez selon leurs vues, et de choquer les intérêts qu’ils avaient à concilier. Grotius, réfugié en France, mécontent de sa patrie, et voulant faire sa cour à Louis XIII, à qui son livre est dédié, n’épargne rien pour dépouiller les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir les rois avec tout l’art possible. C’eût bien été aussi le goût de Barbeyrac, qui dédiait sa traduction au roi d’Angleterre Georges 1er. Mais, malheureusement, l’expulsion de Jacques II, qu’il appelle abdication, le forçait à se tenir sur la réserve, à gauchir, à tergiverser, pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur. Si ces deux écrivains avaient adopté les vrais principes, toutes les difficultés étaient levées, et ils eussent été toujours conséquents ; mais ils auraient tristement dit la vérité, et n’auraient fait leur cour qu’au peuple. Or, la vérité ne mène point à la fortune, et le peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions..

    Jean-Jacques, Du Contrat social, Livre II, 2 (1762)

    Photo : Pexels - Mike Bird 

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  • Rousseau : Société, foule, peuple et despotisme

    Du-contrat-social.jpgQuand j’accorderais tout ce que j’ai réfuté jusqu’ici, les fauteurs du despotisme n’en seraient pas plus avancés. Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves, je n’y vois point un peuple et son chef ; c’est si l’on veut une agrégation, mais non pas une association ; il n’y a là ni bien public ni corps politique. Cet homme, eût-il asservi la moitié du monde, n’est toujours qu’un particulier ; son intérêt, séparé de celui des autres, n’est toujours qu’un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr, son empire après lui reste épars et sans liaison, comme un chêne se dissout et tombe en un tas de cendres, après que le feu l’a consumé.

    Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi.

    Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société.

    En effet, s’il n’y avait point de convention antérieure, où serait, à moins que l’élection ne fût unanime, l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand, et d’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point ? La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention, et suppose au moins une fois l’unanimité.

    Jean-Jacques, Du Contrat social (1762)

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  • Aristote : L'intelligence de la foule

    Il est possible que de nombreux individus, dont aucun homme n’est vertueux, quand ils s’assemblent soient meilleurs que ceux qui sont meilleurs mais peu nombreux, non pas individuellement, mais collectivement, comme les repas collectifs sont meilleurs que ceux qui sont organisés aux frais d’une seule personne. Au sein d’un grand nombre, en effet, chacun possède une part d’excellence et de prudence, et quand les gens se sont mis ensemble de même que cela donne une sorte d’homme unique aux multiples pieds, aux multiples mains et avec beaucoup d’organes des sens, de même en est-il aussi pour les qualités morales et intellectuelles. C’est aussi pourquoi la multitude est meilleur juge en ce qui concerne les arts et les artistes : en effet, les uns jugent une partie, les autres une autre, et tous jugent le tout.

    Aristote, Politiques (IVe s. av./ JC)

    Photo : Pexels - Thibault Trillet 

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  • Verhaeren : La foule

    En ces villes d'ombre et d'ébène
    D'où s'élèvent des feux prodigieux ;
    En ces villes, où se démènent,
    Avec leurs chants, leurs cris et leurs blasphèmes,
    A grande houle, les foules ;
    En ces villes soudain terrifiées
    De révolte sanglante et de nocturne effroi,
    Je sens bondir et s'exalter en moi
    Et s'épandre, soudain, mon coeur multiplié.
    La fièvre, avec de frémissantes mains,
    La fièvre au cours de la folie et de la haine
    M'entraîne
    Et me roule, comme un caillou, par les chemins.
    Tout calcul tombe et se supprime,
    Le coeur s'élance ou vers la gloire ou vers le crime ;
    Et tout à coup je m'apparais celui
    Qui s'est, hors de soi-même, enfui
    Vers le sauvage appel des forces unanimes.
    Soit rage, ou bien amour, ou bien démence,
    Tout passe en vol de foudre, au fond des consciences ;
    Tout se devine, avant qu'on ait senti
    Le clou d'un but certain entrer dans son esprit.

    Émile Verhaeren, "La foule", in Les Visages de la Vie (1899)

    Photo : Pexels - Emanuel Tadeu

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  • Molina : Un promeneur solitaire dans la foule

    9782757890684_1_75.jpgJe sors dans la rue à la tombée de la nuit. C’est le couchant tardif du premier soir de l’été. J’entends la rumeur de forêt des arbres et du lierre dans les jardins du quartier. J’entends des voix de gens invisibles qui dînent en plein air de l’autre côté de murs couronnés de plantes grimpantes ou de seringats, séparés de la rue par des rangées de cyprès de l’Arizona. Le ciel est bleu marine dans sa partie la plus haute et bleu clair à l’horizon, où se découpent les silhouettes des toits et des cheminées comme un diorama de fausse nuit en Technicolor. Je ne veux rien savoir du monde. Je ne veux m’informer de rien d’autre que ce qui parvient à mes oreilles et ce que voient mes yeux en ce moment même. La rue est plongée dans un tel silence que je peux entendre mes pas. Le vacarme du trafic paraît très lointain. J’entends dans la faible brise le bruissement des feuilles d’un figuier et le lent remous de houle à la cime d’un grand platane. J’entends le sifflement des hirondelles qui fendent l’air de leurs acrobaties vertigineuses. L’une d’elles a effleuré si proprement l’eau d’un étang en chassant un insecte qu’elle n’a pas provoqué la moindre ondulation. J’entends les claquements de l’écholocalisation des chauves-souris. Bien plus de vibrations que ne peuvent en capter mes grossières oreilles humaines ébranlent simultanément l’air à cet instant. L’air traversé par un dense réseau de signaux radio transmettant toutes les conversations sur les téléphones portables qui ont cours en ce moment dans la ville. Je veux être tout ouïe et tout yeux, comme l’Argos de la mythologie, un corps humain bulbeux couvert de globes oculaires et de paupières qui s’ouvrent et se ferment, ou d’yeux sans paupières semblables à ceux de la porte de Carmen Calvo. Je pourrais être un super-héros de Marvel : Eyeman, l’Homme-Yeux, un monstre de film de science-fiction des années 1950. Je pourrais être un quelconque inconnu et l’Homme Invisible, plutôt celui du film de James Whale que du roman de H. G. Wells. C’est dans le film qu’est la poésie.

    Antonio Muñoz Molina, Un promeneur solitaire dans la foule (2020)

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  • Le Bon : Persuasion et manipulation des foules

    Diverses causes déterminent l’apparition des caractères spéciaux aux foules. La première est que l’individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts, que, seul, il eût forcément refrénés. Il y cédera d’autant plus volontiers que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement.

    Une seconde cause, la contagion mentale, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais non expliqué encore, et qu’il faut rattacher aux phénomènes d’ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Chez une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l’individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l’intérêt collectif. C’est là une aptitude contraire à sa nature, et dont l’homme ne devient guère capable que lorsqu’il fait partie d’une foule.

    Une troisième cause, et de beaucoup la plus importante, détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois fort opposés à ceux de l’individu isolé. Je veux parler de la suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n’est d’ailleurs qu’un effet.

    Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l’esprit certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons aujourd’hui qu’un individu peut être placé dans un état tel, qu’ayant perdu sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l’opérateur qui la lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. Or des observations attentives paraissent prouver que l’individu plongé depuis quelque temps au sein d’une foule agissante tombe bientôt — par suite des effluves qui s’en dégagent, ou pour toute autre cause encore ignorée — dans un état particulier, se rapprochant beaucoup de l’état de fascination de l’hypnotisé entre les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l’esclave de toutes ses activités inconscientes, que l’hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis. Sentiments et pensées sont alors orientés dans le sens déterminé par l’hypnotiseur.

    Tel est à peu près l’état de l’individu faisant partie d’une foule. Il n’est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme chez l’hypnotisé, tandis que certaines facultés sont détruites, d’autres peuvent être amenées à un degré d’exaltation extrême. L’influence d’une suggestion le lancera avec une irrésistible impétuosité vers l’accomplissement de certains actes. Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, car la suggestion, étant la même pour tous les individus, s’exagère en devenant réciproque. Les unités d’une foule qui posséderaient une personnalité assez forte pour résister à la suggestion sont en nombre trop faible et le courant les entraîne. Tout au plus pourront-elles tenter une diversion par une suggestion différente. Un mot heureux, une image évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus sanguinaires.

    Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en acte les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule. Il n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à guider.

    Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il s’en rapproche encore par sa facilité à se laisser impressionner par des mots, des images, et conduire à des actes lésant ses intérêts les plus évidents. L’individu en foule est un grain de sable au milieu d’autres grains de sable que le vent soulève à son gré.

    Et c’est ainsi qu’on voit des jurys rendre des verdicts que désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées parlementaires adopter des lois et des mesures que réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois, aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n’hésitèrent pas, sous l’influence de quelques meneurs, à envoyer à la guillotine les individus les plus manifestement innocents ; et contrairement à tous leurs intérêts, ils renoncèrent à leur inviolabilité et se décimèrent eux-mêmes.

    Ce n’est pas seulement par les actes que l’individu en foule diffère de son moi normal. Avant même d’avoir perdu toute indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, au point de pouvoir changer l’avare en prodigue, le sceptique en croyant, l’honnête homme en criminel, le poltron en héros. La renonciation à tous ses privilèges votée par la noblesse dans un moment d’enthousiasme pendant la fameuse nuit du 4 août 1789 n’eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris isolément.

    Concluons des observations précédentes que la foule est toujours intellectuellement inférieure à l’homme isolé. Mais au point de vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la façon dont on la suggestionne. C’est là ce qu’ont méconnu les écrivains n’ayant étudié les foules qu’au point de vue criminel. Criminelles, les foules le sont souvent, certes, mais, souvent aussi, héroïques. On les amène aisément à se faire tuer pour le triomphe d’une croyance ou d’une idée, on les enthousiasme pour la gloire et l’honneur, on les entraîne presque sans pain et sans armes comme pendant les croisades, pour délivrer de l’infidèle le tombeau d’un Dieu, ou, comme en 93, pour défendre le sol de la patrie. Héroïsmes évidemment un peu inconscients, mais c’est avec de tels héroïsmes que se fait l’histoire. S’il ne fallait mettre à l’actif des peuples que les grandes actions froidement raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu.

    Gustave Le Bon, Psychologie des Foules (1895)

    Photo : Pexels - Studio Cottonbro

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  • Joni Mitchell : "Woodstock"

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  • Le Bon : Foules et mouvements religieux

    En examinant de près les convictions des foules, aussi bien aux époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, comme ceux du dernier siècle, on constate qu'elles présentent toujours une forme spéciale, que je ne puis mieux déterminer qu'en lui donnant le nom de sentiment religieux.

    Ce sentiment a des caractéristiques très simples : adoration d'un être supposé supérieur, crainte de la puissance qu'on lui attribue, soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous ceux qui refusent de les admettre. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu invisible, à une idole de pierre, à un héros ou à une idée politique, il reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y retrouvent également. Les foules revêtent d'une même puissance mystérieuse la formule politique ou le chef victorieux qui les fanatise momentanément.

    On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de son esprit, toutes les soumissions de sa volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être devenu le but et le guide des sentiments et des actions.

    L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement ordinaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se retrouvent dans tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la même source.

    Gustave Le Bon, Psychologie des Foules (1895)

    Photo : Pexels - Haydan As-soendawy

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  • Le Bon : Les hallucinations des foules

    Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque dont elle est le témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de sens divers, puisque les hommes qui la composent sont de tempéraments fort variés. Mais il n'en est rien. Par suite de la contagion, les déformations sont de même nature et de même sens pour tous les individus de la collectivité. La première déformation perçue par l'un d'eux forme le noyau de la suggestion contagieuse. Avant d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, saint Georges ne fut certainement vu que d'un des assistants. Par voie de suggestion et de contagion, le miracle signalé fut immédiatement accepté par tous.

    Tel est le mécanisme de ces hallucinations collectives si fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir tous les caractères classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés par des milliers de personnes.

    Gustave Le Bon, Psychologie des Foules (1895)

    Photo : Pexels - Mauricio Mascaro

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  • Taine : La foule souveraine et bourreau

    9782221122181ORI.jpgLa foule souveraine exerce toutes les fonctions de la puissance souveraine, avec celles de législateur celles de juge, avec celles de juge celles de bourreau. — Ses idoles sont sacrées ; si quelqu’un leur manque de respect, il est coupable de lèse-majesté et châtié sur l’heure. Dans la première semaine de juillet, un abbé qui parle mal de Necker est fouetté ; une femme qui dit des injures au buste de Necker est troussée, frappée jusqu’au sang par les poissardes. La guerre est déclarée aux uniformes suspects. "Dès que paraît un hussard, écrit Desmoulins, on crie : Voilà Polichinelle, et les tailleurs de pierre le lapident. Hier au soir, deux officiers de hussards, MM. de Sombreuil et de Polignac, sont venus au Palais-Royal… on leur a jeté des chaises, et ils auraient été assommés, s’ils n’avaient pris la fuite". Avant-hier "on a saisi un espion de police, on l’a baigné dans le bassin, on l’a forcé comme on force un cerf, on l’a harassé, on lui jetait des pierres, on lui donnait des coups de canne, on lui a mis un œil hors de l’orbite, enfin, malgré ses prières et qu’il criait merci, on l’a jeté une seconde fois dans le bassin. Son supplice a duré depuis midi jusqu’à cinq heures et demie, et il y avait bien dix mille bourreaux".

    Hyppolite Taine, Les Origines de la France contemporaine (1878)

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  • La majorité a-t-elle toujours raison ?

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  • Peut-on s'organiser sans chef ?

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  • Zola : La foule dans "Germinal"

    zolagerminal.jpgLes femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.

    - Quels visages atroces ! balbutia Mme Hennebeau.

    Négrel dit entre ses dents :

    Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?

    Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.

    - Oh ! superbe ! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.

     Emile Zola, Germinal (1885)

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  • La valise philosophique du mois : Café philo du 22 septembre

    Retrouvez notre traditionnelle "Valise philosophique" du mois. Elle est consacrée à la séance du vendredi 22 septembre 2023 qui aura pour sujet : "La foule a-t-elle toujours raison ?"

    Comme pour chaque séance, nous vous avons préparé (colonne de gauche) des documents, textes, extraits de films ou de musiques servant à illustrer et enrichir les débats mensuels.

    Restez attentifs : régulièrement de nouveaux documents viendront alimenter cette rubrique d'ici la séance.

    Photo : Mikhail Nilov- Pexels

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  • Le Bon : "Une agglomération d’hommes possède des caractères fort différents de ceux de chaque individu qui la compose"

    Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d’hommes possède des caractères fort différents de ceux de chaque individu qui la compose. La personnalité consciente s’évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction, il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors ce que, faute d’une expression meilleure, j’appellerai une foule organisée, ou, si l’on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l’unité mentale des foules .

    Gustave Le Bon, Psychologie des Foules (1895)

    Photo : Pexels - Martin Lopez

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  • "Loin de la foule déchaînée"

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  • Hardy : Seul, loin de la foule

    Loin-de-la-foule-dechainee.jpgLe ciel était remarquablement pur et le scintillement des étoiles ressemblait aux palpitations d'un même être, réglées par un même pouls... La poésie du mouvement est une expression parfois usitée ; mais pour en savourer la volupté, il faut s'être trouvé seul, sur une hauteur, au milieu du calme de la nuit, et avoir contemplé la marche des étoiles! Après cette incursion dans le domaine des constellations célestes, l'esprit élevé au dessus des préoccupations terrestres, des pensées et des visions ordinaires, comprend mieux l'éternité

    Thomas Hardy, Loin de la foule déchaînée (1874)

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  • Zola : Lourdes

    Zola_Lourdes.jpgPuis, toutes les difformités des contractures se succédaient, les tailles déjetées, les bras retournés, les cous plantés de travers, les pauvres êtres cassés et broyés, immobilisés en des postures de pantins tragiques : une surtout dont le poing droit s’était rejeté derrière les reins, tandis que la joue gauche se renversait, collée sur l’épaule. Puis, de pauvres filles rachitiques étalaient leur teint de cire, leur nuque frêle, rongée d’humeurs froides ; des femmes jaunes avaient la stupeur douloureuse des misérables dont le cancer dévore les seins ; d’autres encore, couchées et leurs tristes yeux au ciel, semblaient écouter en elles le choc des tumeurs, grosses comme des têtes d’enfant, qui obstruaient leurs organes. Et il y en avait toujours, il en arrivait toujours de plus épouvantables, celle-ci qui suivait celle-là augmentait le frisson. Une enfant de vingt ans, à la tête écrasée de crapaud, laissait pendre un goitre si énorme, qu’il descendait jusqu’à sa taille, ainsi que la bavette d’un tablier. Une aveugle s’avançait, la figure d’une pâleur de marbre, avec les deux trous de ses yeux enflammés et sanglants, deux plaies vives qui ruisselaient de pus. Une vieille folle, frappée d’imbécillité, le nez emporté par quelque chancre, la bouche noire, riait d’un rire terrifiant. Et, tout d’un coup, une épileptique se convulsa, écuma sur son brancard, sans que le cortège ralentît sa marche, comme fouetté par le vent de la course, dans cette fièvre de passion qui l’emportait vers la Grotte.

    Emile Zola, Lourdes (1894)

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