Café philo décembre 100e
Rousseau : Les inégalités humaines (1)
C’est de l’homme que j’ai à parler, et la question que j’examine m’apprend que je vais parler à des hommes, car on n’en propose point de semblables quand on craint d’honorer la vérité. Je défendrai donc avec confiance la cause de l’humanité devant les sages qui m’y invitent, et je ne serai pas mécontent de moi-même si je me rends digne de mon sujet et de mes juges.
Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités ; l’une que j’appelle naturelle ou physique parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, ou de l’âme; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale ou politique parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en en faire obéir.
On ne peut pas demander quelle est la source de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot : on peut encore moi chercher s’il n’y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités; car ce serait demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus en proportion de la puissance ou de la richesse. Question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres qui cherchent la vérité.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)