"Car tous les hommes désirent d’être heureux ; cela est sans exception. Quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l’un va à la guerre et que l’autre n’y va pas, c’est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui se tuent et qui se pendent.
Et cependant, depuis un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieillards, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous temps, de tous âges et de toutes conditions.
Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devrait nous convaincre de l’impuissance où nous sommes d’arriver au bien par nos efforts ; mais l’exemple ne nous instruit point. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence; et c’est là que nous attendons que notre espérance ne sera pas déchue en cette occasion comme en l’autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’espérance nous séduit, et, de malheur en malheur, nous mène jusqu’à la mort, qui en est le comble éternel.
C’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l’homme, astres, éléments, plantes, animaux, insectes, maladies, guerres, vices, crimes, etc. L’homme étant déchu de son état naturel, il n’y a rien à quoi il n’ait été capable de se porter. Depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu’à la destruction propre, toute contraire qu’elle est à la raison et à la nature tout ensemble.
Les uns ont cherché la félicité dans l’autorité, les uns dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes, et ceux qu’on appelle philosophes, n’ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approché ont considéré qu’il est nécessaire que le bien universel que tous les hommes désirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu’il n’a pas, qu’elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré. Ils l’ont compris, mais ils ne l’ont pu trouver ; et au lieu d’un bien solide et effectif, ils n’ont embrassé que l’image creuse d’une vertu fantastique.
Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur dans nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes, et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. Ainsi les philosophes ont beau dire : rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas, et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car, qu’y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent les Stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements ?"
Blaise Pascal, Pensées (1670)