Thème du débat : "Famille(s) je vous aime, famille(s) je vous hais"
Date : 28 mars 2014 à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée
Le vendredi 28 mars 2014, le café philosophique de Montargis se réunissait pour la 40ème fois à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée pour un débat intitulé : "Famille(s) je vous aime, famille(s) je vous hais".
Ce débat commence par une définition de la famille. Quand commence-elle et quand se termine-t-elle ? La famille a subi une évolution depuis plusieurs dizaines d'années, répond un premier participant, à telle enseigne que dessiner ses contours pose problème. Il apparaît que les couples se forment de manière progressive, pour ne pas dire floue, sans être forcément contraints par les règles du mariage et des traditions. La notion de belle-famille est en elle-même une notion fluctuante, alors même que dans les sociétés occidentales traditionnelles, familles et belles-familles faisaient partie, que ce soit contestable ou non, d'un tout.
Claire souligne un aspect : une sorte de consensus existe chez les spécialistes qui affirment que pour qu'il y ait famille, il fait qu'il y ait enfant(s) : "Une famille c’est l’ensemble uni que forment les parents et leur enfant" ou, dit de manière plus sarcastique : "Famille = le papam + la mamanen + le nenfant ! parfois les zenfants", cf. ce lien. Apparemment, un couple n'est pas, stricto sensu, une famille. Il y aussi une distinction entre la famille nucléaire et la famille élargie et par alliance (belle-famille, cousins, etc.). On parle même de famille dans un sens beaucoup plus vaste : la famille humaine, la famille patriotique, etc. La question qui se pose est bien celle de la place des liens du sang et, dans ce cas, qu'en fait-on ? Ces liens sont-ils irréductibles et sacrés ? Quel est le rôle de l'individu face à la famille qui peut être source d'aliénation voire de violence ? Peut-on et doit-on s'en défaire ?
Voilà autant de questions qui peuvent être soulevées, à l'aune d'une vision de la famille qui a subi une série d'évolutions. Bruno évoque l'exemple du traitement cinématographique : autant les liens familiaux ont été stigmatisés pendant des dizaines d'années (il cite le drame Les Inconnus dans la Maison), autant aujourd'hui, jusque dans les comédies, on a pour la famille une certaine mansuétude quand ce n'est pas de la bienveillance, même lorsque les liens familiaux paraissent être sources de malentendu. Claire cite, à ce sujet, l'exemple de Les Garçons et Guillaume, à Table! (bande annonce ici)
Alors que le débat sur le mariage pour tous fait encore florès, deux théories s'affrontent sur la valeur famille, celle que l'on ne choisit pas ("On ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille" chantait Maxime Le Forestier). Pour certains, la famille doit rester unie pour le meilleur et pour le pire. Pour d'autres, la famille ne doit pas être une valeur stagnante. Elle peut être à géométrie variable, avec des parents ou des frères et sœurs de cœur.
Pour autant, les liens du sang sont réels, réagit un intervenant, mais ils ne doivent pas devenir restrictifs dans nos sociétés largement ouvertes : adoptions, familles recomposées, cohabitations non contractuelles, procréations médicales, etc. Par ailleurs, cette famille traditionnelle si décriée durant les années 60, à une époque où toute une jeunesse se révoltait contre des carcans coercitifs, devient de nos jours un lieu de refuge et de protection ("une valeur protectrice"), a fortiori en période de crise économique. Claire ajoute qu'au nom des liens du sang on peut cependant défier l'autorité parentale avec les termes les plus extrêmes. À ce sujet , Bruno cite Diane de Beausacq qui disait : "La famille est un ensemble de gens qui se défendent en bloc et à s'attaquent en particulier."
La famille pouvait être soudée pendant des siècles, dans la mesure où elle-seule permettait la survie de ses membres, notamment dans les campagnes. La famille constituait une base vitale, à telle enseigne qu'elle a constitué un frein pour le développement de l'individu. La littérature (Fritz Zorn), le théâtre (Molière) ou le cinéma (Jean Cocteau) ont dénoncé avec force cette emprise. Ainsi, l'expression "famille je vous hais" est bien le marqueur d'une époque puisqu'on la doit à André Gide dans son ouvrage emblématique et scandaleux pour l'époque (1897), Les Nourritures terrestres (cf. cet extrait). Or, avec le développement économique durant les Trente Glorieuses, vient son corollaire : l'indépendance financière. Elle nous libère a priori de la sphère familiale, de sa protection matérielle comme de ses contraintes. Par ailleurs, la religion est devenue moins pesante. Aujourd'hui, si "l'on hait sa famille", chacun peut la quitter plus librement.
Dans ce cas, si cette rupture signifie recouvrer une forme de liberté, peut-on grandir sans famille, sans attache familiale ? Comment assumer de vivre sans ce qui s'apparente à une valeur, même relative ? Il apparaît que le non-amour intra-familial est possible pour ne pas dire inévitable, tant la famille est d'abord subie. Elle l'est d'autant plus que les difficultés économiques rendent cette indépendance financière, dont il a été question précédemment, plus difficile en période de crise. Revenir chercher une forme de protection matérielle auprès des parents apporte souvent son lot de contraintes.
Il apparaît que les notions juridiques n'ont pas suivi les changements sociétaux. Par exemple, ce dont témoigne un participant, dans les familles recomposées les droits et les devoirs des beaux-pères et des belles-mères ne sont pas reconnues par la loi et la justice. Il semble qu'en France, dit Claire, les liens du sang et la famille nucléaire prévalent, d'où le refus de coordonner la législation avec la réalité des familles recomposées. Les débats sur le mariage pour tous portent en eux l'idée qu'une reconnaissance à plein des droits et des devoirs des beaux-parents signifieraient l'éclatement d'un modèle sociétal traditionnel et la remise en question d'une institution à forte valeur morale. L'argument avancé par certains sociologues est que la famille risque d'être vidée de sa substance en mettant tout et rien dans cette notion de famille. N'importe qui pourrait entrer dans cette sphère intime, un beau-père pourrait devenir père facilement et la famille pourrait plus facilement se choisir – ce qui, est-il dit, deviendrait certes plus aventureux socialement mais aussi, d'un certain côté, plus intéressant !
La législation peut aussi devenir un piège social pour un père ou d'une qui doivent assumer les choix d'un enfant qu'ils ne reconnaissent pas ou n'aiment plus. L'amour, certes, ne se régit pas. Pour autant, la justice impose un soutien intégral au nom de la famille : même si ma fille est toxicomane ou mon fils un "monstre" que je ne "reconnais plus", en tant que parent je me dois de protéger cet enfant et assumer ses erreurs envers et contre tous. Cf. cet article "Mon fils est toxicomane... sauvez-moi !" La même problématique se joue lorsqu'un enfant doit faire un procès à un parent pour s'en libérer d'une manière ou d'une autre !
L'arsenal juridique paraît à plein d'égard inapproprié pour répondre aux multiples dysfonctionnements familiaux. Les liens intimes ne peuvent ni se rompre ni se créent aussi facilement qu'on le souhaite. Dans une large mesure, l'institution publique et judiciaire n'a pas non plus pris la mesure des changements sociétaux, dans le cas des adoptions au sein des couples homosexuels ou de la PMA (Procréation Médicalement Assistée), pour ne prendre que ces exemples.
Contrairement à d'autres pays comme en Scandinavie, la France est un pays dans lequel le noyau de la société est la famille mononucléiaire ("La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille" écrivait Jean-Jacques Rousseau). Cela explique l'importance chez nous de l'arsenal législatif pour légiférer strictement.
La famille, avance une intervenante, ne serait-elle pas une micro-société qui nous est imposée dès la naissance ? Et dans ce cas, ne serions-nous pas dans l'obligation naturelle de vivre avec elle, de composer avec cette contrainte, de tenir notre rôle avec sagesse et de rechercher sans cesse les moyens de se comprendre mutuellement, dans une famille élargie voire très élargie ?
Allant dans ce sens, la famille semblerait être une réalité avant d'être un choix. Chacun la construit pour la réussir, plus ou moins. S'agissant de choix, un autre participant prend l'exemple des personnes âgées qui ont longtemps été protégées par leurs enfants qui s'en occupaient pour leur vieux jour, avant qu'au XXe siècle la société ait fait le choix de "s'en débarrasser" dans des maisons de retraite et des hospices. Les réalités économiques étant ce qu'elles sont, ne sommes-nous pas en train de revenir vers une prise en compte de la fin de vie de nos anciens au sein de micro-sociétés et de liens plus ou moins formels ? Dans ce cas, l'expression "famille, je vous aime" prendrait tout son sens... C'est du moins le pari lancé au cours de cette séance !
Après avoir évoqué la fin de vie, pourquoi ne pas parler du début de vie, tant la famille semble être le cadre dans lequel se construit une éducation ? Elle a même été le garant de règles morales (trop ?) contraignantes, raison pour laquelle elle a été si décriée après 1945 lorsque ces règles ne correspondaient plus aux aspirations de la jeunesse de l'époque.
"Famille(s) je vous aime, famille(s) je vous hais" : ce qui aussi est en jeu à travers cette expression est bien la constatation que tout un chacun doit passer par le rejet de ses parents pour couper le cordon ombilical et trouver sa place dans le monde. Les parents ont aussi un rôle, dans le sens où ils doivent faire comprendre à l'enfant "qu'il n'est pas le bienvenu !" Cette idée n'est pas aussi provocatrice qu'elle en a l'air : elle entend montrer que l'enfant doit apprendre à faire sa place. Tout n'est pas inconditionnel, y compris l'amour. Psychologiquement, pour grandir, l'individu doit se séparer, "tuer le père" comme l'a montré la psychanalyse.
Que l'on parle de haine de détestation ou de simple rupture, affirme encore un participant, cela n'empêche pas la persistance du lien affectif. Ce lien peut d'ailleurs se renouer plus fortement par la suite lorsque le jeune adulte, conscient de son éloignement, s'interroge au sujet de son rôle dans la société et dans la famille. Comme le disait Quentin Crewe, "les enfants méprisent leurs parents jusqu'à l'âge de quarante ans. Après quoi ils deviennent exactement comme eux, pour ne pas compromettre le système" !
Edmond Marc affirme que l'identification et la construction de la personnalité se fait par un mouvement de rejet-acceptation envers ses parents. La question de l'identité est capitale pour qui veut s'interroger sur la famille. Chaque individu est modelé, dès avant la naissance, par les désirs et les rêves de ses parents. Et le plus difficile dans ce qui se joue dans la famille est de ne pas faire de son enfant son objet. Le rôle de l'éducation est fondamentale : on informe son enfant comme on l'entend. L'enfant tout juste né n'est rien mais en même temps tout, car il est l'objet de toutes les attentions mais aussi de tous les espoirs. Avant qu'il ne se choisisse, le rôle des parents, dans cette tension affective, est de le laisser "se choisir", de laisser les choses se faire, au risque de la déception et de le voir "s'égarer" vers des chemins que l'on aurait pas choisis ou que l'on considère comme dangereux. Tel est le risque.
Finalement, il est difficile d'être parent, tout autant difficile que d'être enfant !
La famille serait sans doute la moins mauvaise des solutions pour permettre à l'individu de se construire, de s'épanouir, d'être rassuré et d'atteindre une vie d'adulte équilibrée. Or, dit Claire, pour Platon, dans une société idéale (cf. un de nos précédents débats sur l'utopie), pour faire exploser le lien filial, les mères devraient échanger leurs enfants. C'est au nom de ces liens forts et inconditionnels que l'auteur de La République en appelle à une société utopique pérenne, dans laquelle chaque citoyen, échangé dès sa naissance, pourrait être parent de n'importe qui. Dans ce cas, il serait hors de question qu'il fasse du mal à ses égaux, qu'il rompe avec ceux qui pourraient être de son sang.
Le choix de quitter ou de revenir à ce refuge familial fait sens. Fondamentalement, choisir de se construire soi-même et fonder sa famille ailleurs c'est d'abord ne pas affronter l'inceste. C'est aussi choisir ses descendants – ou plutôt d'en avoir – à défaut de choisir ses ascendants. Parler des liens du sang, est-il dit, c'est encore bien souligner que, de fait, ils n'ont pas de force légale. La loi française est déclarative : à un certain moment, je reconnais mon enfant comme étant le mien. Je possède ma liberté et mon libre-arbitre.
Nous parlons de choix à ce stade du débat. Cependant, qu'en est-il de cet instinct maternel considéré comme incontournable ? Force est de constater, dit Claire, que cet instinct est une invention récente ("L'instinct maternel est un mythe" affirme Élisabeth Badinter, cf ce texte). Longtemps, dans les grandes familles bourgeoises, au XIXe siècle, les enfants étaient élevées par des nourrices, lorsqu'ils ne grandissaient pas seuls. Aujourd'hui encore, le conflit femme/mère est complexe et peu évident. On ne naît pas mère : on le devient ! L'amour filial est une lente construction imposée par la société, pour que les femmes assument, restent à la maison et soient de bonnes mères. Une idéologie qui a encore cours dans nos sociétés modernes...
Comment les autres civilisations abordent-elles la complexité des relations familiales ? Un participant intervient longuement pour parler des observations de l'anthropologue américaine Margaret Mead. Dans son travail sur le malaise au sein de la société américaine, avec "l'enfant-roi", elle prend du recul et met en perspective nos traditions judéo-chrétiennes avec les coutumes africaines (mais l'on pourrait également prendre pour exemple les civilisations asiatiques). Là, les enfants sont élevés pendant une courte période par les femmes, qui ont tout le pouvoir, avant d'être libérés et être initiés pour qu'ils deviennent autonomes – et aimants envers leur mère. Les familles de nos sociétés occidentales paraissent être modelées à outrance sur le modèle du pater familias et du Kinder, Küche, Kirche ("les enfants, l'église, la cuisine"). Dans ce système, la femme est confinée à un rôle aliénant, avec sa part de servitude (cf. ce texte de Marie Cardinale). La mise en perspective paraît être indispensable pour se libérer de certains modèles familiaux et construire le nôtre.
Le débat se conclue par une citation de Peter Ustinov : "Les parents sont les os sur lesquels les enfants se font les dents."
Les participants votent pour choisir le sujet de la séance suivante, le 9 mai 2014, une séance qui sera exceptionnellement co-animée par des élèves de Terminale littéraire de Gien. Trois sujets – choisis par ces lycéennes – sont proposées : "A-t-on toujours le choix ?", "Suis-je ce que la culture fait de moi ?" et "Faut-il trouver un sens à chaque chose ?" C'est ce dernier sujet qui est élu démocratiquement. Rendez-vous est pris pour cette séance exceptionnelle, la 41ème, le 9 mai 2014, à la Brasserie du centre commercial de la Chaussée.