Café philo décembre 100e
Nathalie Sarraute : "Si tu le touches, tu meurs"
Nous nous promenons je ne sais où à la campagne, maman avance doucement au bras de Kolia. Je reste en arrière plantée devant le poteau de bois. "Si tu le touches, tu meurs", maman a dit ça. J’ai envie de le toucher, je veux savoir, j’ai très peur, je veux voir comment ça fera, j’étends la main, je touche avec mon doigt le bois du poteau électrique… et aussitôt ça y est, ça m’est arrivé, maman le savait, maman sait tout, c’est sûr, je suis morte, je cours derrière eux en hurlant. Je cache ma tête dans les jupes de maman, je crie de toutes mes forces : je suis morte… ils ne le savent pas, je suis morte. Mais qu’est-ce que tu as ? Je suis morte, morte, morte, morte, j’ai touché le poteau, voilà, ça y est, la chose horrible, la plus horrible qui soit était dans ce poteau, je l’ai touché et elle est passée en moi, elle est en moi, je me roule par terre pour qu’elle sorte, je sanglote, je hurle, je suis morte. Ils me soulèvent dans leurs bras, ils me secouent, ils m’embrassent. Mais non, mais tu n’as rien. J’ai touché le poteau, maman l’a dit. Elle rit, ils rient tous les deux et cela m’apaise.
Nathalie Sarraut, Enfance (1983)