Café philo décembre 100e
Compte-rendu du débat "La liberté a-t-elle un prix?"
Le café philo se réunissait pour l’avant-dernière fois cette 9e saison au Belman le vendredi 22 juin 2018 pour cette question : "La liberté a-t-elle un prix ?" Le débat commence par un extrait de l’émission de Raphaël Enthoven portant sur Sartre qui disait : "Si Dieu n’existe pas, tout est permis."
Sur cette question, un premier participant commence par dire que la liberté n’est pas cotée en bourse. D’emblée, cette notion de prix ne se rattache nullement à une valeur monétaire et à une cagnotte que l’on mettrait en place pour se servir en liberté. Pour un autre intervenant, la liberté, qui n’est jamais acquise, aurait un prix non-monnayable et difficilement quantifiable : celui de notre vigilance, de la revendication et du combat. Ce n’est pas un prix économique mais un "prix social et psychologique".
Pour une autre personne du public, la liberté a bien un prix : celui de ma responsabilité. Je ne peux être libre que si j’assume mes responsabilités. Par ailleurs, ma liberté serait cet espace entre moi et les autres, et cette liberté me contrant a des règles et des lois, des conventions dans une société où je vis. Sauf qu’on ne peut pas tous accepter dans ses choix. La liberté est une pièce, disait Jacques Attali, où est inscrit à l’avers la notion de précarité. Ce serait un des prix de cette liberté.
La question de ce soir fait entrer en jeu l’aspect monétaire. Se demander si la liberté a un prix s’est se demander si elle est monnayable, si c’est un don, si c’est quelque chose de vendu, de donné, d’acquis. Et si c’est une richesse, quelle valeur lui donner ? Et puis, il y a effectivement cette notion de responsabilité chère à Sartre.
Une intervenante revient sur la notion de prix. On parle bien, dans le domaine judiciaire, de "libérer quelqu’un sous caution." L’aspect pécuniaire rentre bien en ligne de compte dans cette notion de liberté. Toujours dans le domaine de la justice, il est indéniable qu’une personne souhaitant défendre sa liberté lorsqu’elle est mise en accusation, aura intérêt à mettre le prix pour se trouver un bon avocat susceptible de le défendre au mieux.
Suis-je libre ? est-il demandé. "L’homme est libre : sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains" écrivait s. Thomas d’Aquin. Il est fait remarqué en cours de débat que les préceptes de notre pays sont : "Liberté, égalité fraternité." Or, c’est le mot liberté qui apparaît en premier. Or, Emmanuel Todt remarque, de son côté, qu’anthropologiquement, le peuple français serait "libertaire et égalitaire," le peuple allemand serait, lui, "autoritaire et inégalitaire", le peuple russe serait "autoritaire et égalitaire" et le peuple anglais serait "libertaire et inégalitaire." Ces trois mots permettent de brosser à gros trait une description anthropologique de quelques peuples européens. Le libéralisme vient aussi du concept de liberté : liberté d’entreprendre, de s’enrichir sans lois contraignantes. Mais si la liberté est si présente, au moins dans notre vision française de ce concept, la part laissée à l’égalité et à la fraternité n’irait-elle pas en s’amenuisant ? Les pères fondateurs de la démocratie française et du "liberté égalité fraternité" avaient ajouté cette dernière locution : "ou la mort." La mort pouvait, à leurs yeux, être le prix de cette liberté.
Une personne du public réagit en disant que la liberté est la vie et qu’elle ne se donne pas : la liberté se prend, et parfois avec des contraintes, comme le rappelle une autre personne du public en prenant pour exemple ces personnes sortant de prison et qui regrettent cette servitude : "Ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance. Ils finissent par s’habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. Ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude" disait Étienne de La Boétie. On n’est pas libres dans tous les domaines. Dans certains on, est soucis à des contraintes, mais notre être appelle à être libre et à ce que les autres doivent être libres. "On n’est pas libre tout seul : on est libre en fonction des autres." Le fait de pratiquer sa liberté n’est possible qu’avec les autres. Mais on prend des risques car être libre c’est aussi permettre qu’autrui le soit, et si autrui n’est pas d’accord avec vous, allons-nous nous risquer à défendre notre position ou bien chercher la paix et se taire ?
Il a été question, plus haut, de responsabilité. De quoi parlons-nous lorsque l’on parle de responsabilité ? La liberté, dit une intervenante c’est assumer ses actes et les conséquences de ses actes. Je peux faire ce que je veux, mais dans ce cas je prends le risque d’en payer éventuellement le prix. D’une certaine manière, considérer qu’autrui est libre, tout comme moi, c’est accepter sa promiscuité et les contraintes de la liberté d’autrui.
Une intervenante parle de l’importance des instincts qui, en soi, seraient la plus parfaite manifestation de notre liberté. La liberté pourrait aussi être un moyen de défense, dans un milieu contraignant : lutter contre des coutumes et des traditions aliénantes pour survivre, telles ces filles qui luttent pour s’en sortir dans un milieu machiste. L’instinct de survie pourrait être le dernier espace de liberté lorsqu’on n’en a plus. Mais est-ce vraiment la liberté ? N’est-ce pas une contrainte bénéfique qui permet de s’en sortir ? La liberté ne pourrait-elle pas être d’abaisser son orgueil et de maîtriser ses passions et avoir un empire sur elles : en d’autres termes, "régner comme un tyran sur elle ?"
La liberté est-elle différente selon les circonstances de notre naissance, de notre santé ou de notre environnement, mais aussi de notre travail ( "À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures" disait Marx)". Et selon le contexte, j’ai un espace de liberté. Après, que puis-je faire de cet espace de liberté ? Le garder tel quel, l’hypothéquer en prenant des risques ou tenir compte des autres ou non ? La liberté est facteur du potentiel que l’on a. La liberté publique est elle aussi fonction de notre époque et de notre lieu de naissance et cette liberté publique s’impose à nous.
Arrêtons-nous sur cette notion de liberté publique. Il est question de règles du jeu qui s’imposent via la société où nous vivons. Le droit codifie notre espace de liberté, et les gens prennent cet espace ou ne le prennent pas. Les citoyens ont la liberté ensuite de faire ou de ne pas faire.
Dans la liberté, on a la notion de libre-arbitre : un enfant est impulsif et il est mû par ses instincts, mais régulé par son environnement. À différents stades de la vie, on a une certaine liberté, avec des autocensures qui s’effectuent en fonction des héritages culturels notamment. On ne vit pas tout seul : pour une intervenante, la liberté serait une illusion dans la mesure où nous aurions des freins, conscients ou inconscients. "La liberté ce n’est pas de pouvoir tout faire, mais c’est pouvoir s’empêcher de faire ce qu’il ne faut pas faire" dit une personne du public pour paraphraser Sartre.
Une citation de Montesquieu est mise en avant : "La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent." Pour lui, on ne peut être libre qu’à l’intérieur de la loi commune. Est-ce en soi le prix de la liberté ? Ou bien la liberté pourrait-elle sortir de ce carcan ?
Mais la loi serait aussi variable : est autorisé ce qui n’est pas interdit. On parle dans ce cas moins de carcan que de restrictions. Le prix de la liberté-elle pas la restriction de la liberté ? Cette restriction permettant à la liberté du plus grand nombre de s’exprimer et de protéger aussi le plus grand nombre. Être libre, disait Nelson Mandela, c’est ne pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c’est vivre d’une façon qui permette et renforce la liberté des autres. Pour les libertariens, on peut faire ce que l’on veut à partir du moment où on ne nuit à personne. Un autre participant cite Jean-Jacques Rousseau : "La liberté c’est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite."
La vision de Rousseau est évolutive dans sa réflexion et invite à se pencher sur cette notion de pacte social : "Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre."
Thomas Hobbes parle d’un autre contrat social, celui du Léviathan : les citoyens défendent leur liberté individuelle en acceptant de confier à l’État/Léviathan une parcelle de leur liberté pour vivre dans la paix. Ils acceptent de léguer à cet État la violence légitime, au risque d’en faire un monstre oppressif : "Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civités. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel notre paix et notre protection." Rousseau écrivait également ceci : "Dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons." Il reste au peuple la liberté de s’élever contre un État qui viendrait à rompre ce contrat social. Le prix à payer pour rester libre, ne serait-ce pas, dans cet ordre d’idée, de connaître ses droits ? Une citation éclaire cette idée : "Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté, qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude" écrivait Étienne de La Boétie.
Le débat s’intéresse au droit, justement, et avec la manière dont les lois sont faites. La loi est le résultat de rapports de forces (élections, lobbies, etc.).
La liberté, pour un participant, serait par essence conflictuelle : dès lors que l’on exerce sa liberté, on rencontre les différences avec l’autre. Le prix à payer pour la liberté pourrait bien être le consensus afin de pouvoir en relative paix avec l’autre et les autres. On a parlé de cette contrainte qu’est la liberté, mais il y a aussi des contraintes physiques, à l’exemple de ces aventuriers qui choisissent une liberté rude et exigeante, mettant en danger leur intégrité physique.
La liberté totale pourrait être un danger et pourrait conduire à une aliénation. Celui qui illustrerait le plus cette conception est Sade, théoricien controversé d’une liberté totale au mépris des conventions, des lois et de la morale : "Tout espèce de chaîne est une folie, tout lien est un attentat à la liberté physique dont nous jouissons sur la surface du globe." Pour Sade, je peux et je dois tout faire parce que je suis libre. Il existe un autre exemple : celui du satanisme LaVeyen dont la règle première est : "Fais ce que tu veux sera le tout de la loi." La liberté totale serait donc, quelque part, satanique. Mais si la liberté est totale, réagit une intervenante, on en revient à la nature de l’homme. Est-il bon ou mauvais ? Pour un animateur du café philo, la pire privation de liberté ne serait-elle pas de faire totalement ce que l’on veut ? Et obéir à ses passions sans faire ce que l’on veut.
Dans la notion de liberté, il y a une échelle de valeurs. La liberté de penser, personne ne songerait à l’interdire, quant à la liberté d’expression, elle peut susciter des oppositions. Quand est-on vraiment libre, finalement ? Chacun peut à sa manière construire pièce par pièce son existence, se libérer de contraintes pour construire son vrai soi après avoir accouché du vrai soi, dans la douleur. Les personnes qui peuvent se targuer d’avoir une vraie liberté pourraient être celles qui décrochent de l’existant. Il y a aussi l’exemple de ces chercheurs qui, intellectuellement, ont l’intuition de réalités scientifiques inédites. Mais ces hommes de sciences qui parviennent à se libérer de dogmatismes, ne pourraient-ils pas eux-même être aliénés dans leur propre vie privée, à l’exemple de Nietzsche ?
On a parlé de Hobbes et de ce Léviathan chargé de défendre les citoyens et d’exercer une violence légale : le prix de la liberté ne serait-elle pas la sécurité ? Une sécurité qui pourrait être une contrainte, voire une contrainte dans notre propre liberté. L’État a besoin de cela pour assurer la paix. On lâche un peu de sa liberté, dit un participant, pour laisser les pouvoirs publics s’occuper de notre paix. La liberté s’éprouve et s’expérimente, dit une personne du public. L’autre peut nous aider à aborder la liberté, mais c’est à chacun d’entre nous d’éprouver la liberté. Philippe Lançon, un des rescapés de l’attentat de Charlie Hebdo en 2015, a éprouvé jusque dans sa chair cette liberté : "S'il y a une chose que cet attentat m'a rappelée, sinon apprise, c'est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux - par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l'information ou la caricature, en bonne compagnie."
Or, le législateur a aussi imaginé des lois pour contraindre les libertés de citoyens, à l’exemple du Patriot Act aux États-Unis (écoutes téléphoniques, traçages des communications, procédures judiciaires spécifiques, etc.). La liberté de penser ce n’est pas la liberté de dire n’importe quoi, dit une personne du public, avec le danger de dérapages des hommes de loi (emprisonnements de militants écologiques par exemple, fake news pratiqués par des autorités publiques).
Il pourrait y avoir quelque chose de plus important que la liberté : une certaine éthique, une certaine valeur de l’homme. En France, on est plus à l’aise avec l’égalité qu’avec la la liberté, qui fait intrinsèquement partie de notre vie.
Finalement, le prix de la liberté ce pourrait être l’angoisse existentielle, mais aussi la peur de devoir sortir pour dire non : "Est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde il est responsable de tout ce qu'il fait" disait Sartre. Peut-être que la meilleure manière d’appréhender et de vivre notre liberté, conclut une personne du public, serait de philosopher et notamment d’apprendre aux enfants de maternelle à philosopher.
Le café philo fixe son prochain et dernier rendez-vous, qui sera exceptionnel, aux Tanneries d’Amilly, le samedi 23 juin pour une "Philo sous les Arbres," avec un débat portant sur cette question : "Qu’est-ce que les contes à nous raconter ?", dans le cadre des (f)estivales des Tanneries.
Le 21 septembre, le café philo commencera sa dixième saison avec un sujet qui sera défini au cours de l'été.