Café philo décembre 100e
Compte-rendu du débat "L’échec : tomber, se relever"
Le 20 janvier 2017, le café philosophique de Montargis se réunissait pour une nouvelle séance autour de ce sujet : "L’échec : tomber, se relever." Au préalable, Bruno présentait les nouveaux propriétaires de la Brasserie de la Chaussée, Fabrice et Michèle. Le sujet de cette séance a été assez peu traité par la philosophie et, une fois n’est pas coutume, le sujet de ce soir n’est pas une question mais un postulat qui sera discuté par les participants de cette séance.
Bruno commence cette séance par parler des échecs que le café philo a essuyé à sa création : débats houleux, sujets peu consensuels, critiques cinglantes y compris dans la presse locale. Peut-on réellement parler d‘échecs dans ce cas, réagit un premier intervenant, en sachant que le café philo existe toujours ? Le fait qu’il y ait eu des difficultés mais que le café philo poursuit son petit bonhomme de chemin laisserait entendre que le terme d’échec n’est pas approprié. Pour Claire, dans cette notion d’échec il est question de subjectivité. Parler d’échec c’est "vivre l’échec", le ressentir tel quel. Pour reprendre Épictète, il convient de ne pas considérer comme un échec ce qui ne dépend pas de nous. “C'est le fait d'un ignorant d'accuser les autres de ses propres échecs ; celui qui a commencé de s'instruire s'en accuse soi-même ; celui qui est instruit n'en accuse ni autrui ni soi-même.”
Prendre ce recul, c’est acquérir une forme de rigueur, voire de rudesse, suivant l’exemple du philosophe et empereur Marc Aurèle. Échouer, au contraire, pourrait être une forme d’humanisme et d’humilité, avouer les travers de l’humanité. Vivre sa vie de manière linéaire, (donc) sans échec pourrait en soit vivre de manière inhumaine.
Évidemment, réagit un intervenant, qui dit échec pense jeu d’échecs et le fameux "échec et mat" – "le roi est mort". L’échec pourrait être une forme de mort. Or, l’échec, outre qu’il a plusieurs degrés, est "structurant" dans une vie qui est après tout largement empirique. On doit apprendre et on apprend avant tout grâce aux échecs. Ne pas prendre de risque c’est ne pas échouer. Il a été question du fameux "échec et mat".
Étymologiquement, l’échec et le hasard appartiennent au domaine du jeu. L’échec, rattaché au jeu d’échecs, viendrait d’un ancien terme d’origine espagnol, "eskec" (XIe siècle). Son origine est perse : "shâh mât" veut dire "le roi est mort", d’où "échec et mat". Au XIIIe siècle, le mot change de perspective et prend un sens figuré : l’échec est une position difficile et un obstacle ("faire échec" ou "tenir en échec"). Étonnamment, le terme « échouer" n’a aucun lieu étymologique avec le terme "échec" même si les deux mots sont aujourd’hui parents. Échouer proviendrait d’un mot néerlandais : "escoué". C’est un terme maritime : "échouer" c’est "toucher le fond par accident". Et à partir du XVIIe, les termes "échouer" et "échec" deviennent des mots parents qui veulent dire "ne pas réussir."
Pour une participante, avant de parler d’échec, il faut parler des buts que l’on se fixe dans la vie. C’est un objectif bien précis qui conditionne ou non notre réussite, quels que soient le nombre d’échecs. L’essentiel étant la persévérance et opiniâtreté que l’on aura mis à atteindre cet objectif. L’échec serait ce décalage entre une réalité et un objectif que l’on se serait fixé soi-même. Charles Pépin parle à ce sujet, dans son livre Les Vertus de l’Échec (2016), de l’exemple de Pierre Rey, écrivain reconnu et admiré, tombant en dépression soudaine. Sa psychanalyse, par Jacques Lacan, montre que parmi les raisons de sa maladie il y avait paradoxalement ce manque d’accomplissement littéraire. Cet auteur à succès (Le Grec, 1972) mais aussi directeur de Marie-Claire, s’aperçoit qu’il lui manque dans sa carrière d’écrivain un "grand" livre." Ce sera finalement son analyse qui lui servira de matière pour l’œuvre qui l’a fait connaître, Une Saison chez Lacan (1989). Et qui lui permettra de se soigner.
Il y a deux façons d’envisager l’échec. On a tendance à considérer que l’échec est un moment important et fondateur, qui peut faire l’objet d’une forme de résilience et qui permet de se relever, comme le dit Boris Cyrulnik. Or, c’est une vision intellectuelle et a posteriori. En vérité, lorsque nous connaissons l’échec, sentimental, professionnel ou autre, on est dans une douleur intense et injuste. Dans l’étymologie, il y a le terme révélateur d’"échoir", autrement dit, "ce qui arrive." L’échec serait ce qui nous échoit, ce qui nous tombe dessus. Il y aurait une inadéquation entre notre vie et les objectifs que nous nous sommes fixés. Et ce qui a de terrible dans l’échec c’est que nous aurions tendance à nous identifier à ce qui nous arrive dans notre vie : "lorsque nous ratons, nous nous considérons comme ratés" : "Lorsque nous échouons, nous nous identifions à l'échec. Nous nous persuadons que c'est nous qui sommes des ratés !" (Charles Pépin). Or, l’échec n’est qu’un élément – qui peut être certes important – de notre évolution.
Les participants parlent ensuite de l’échec en France. Il est vrai que l’échec est connoté de manière très négative en France. Y a-t-il une spécificité de cet échec dans notre pays ? Tout d’abord, cela dépend de quel genre d’échec nous parlons : sentimental, privé, scolaire ou professionnel ? Il semblerait qu’en France nous mettions la barre assez haut sur le plan social. Un échec à l’école ou au travail est très mal perçu et peut apparaître comme un fardeau que l’on traîne toute sa vie. Les pays anglo-saxons, au contraire, adoptent une forme de résilience lorsqu’il y a échec. Aux. États-Unis, il y a une expression : "Fail fast, learn fast" : échouer à l’école, au début de sa vie, ne va pas condamné un individu à galérer toute sa vie. Échouer tôt permettrait d’apprendre de ses erreurs, de se relever et d’avancer : "Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux" écrivait Samuel Beckett. Cela n’est pas évident en France où l’échec appartient souvent à la sphère du "drame". En France, l’échec pourrait venir fondamentalement du milieu scolaire et du système de notation, au détriment de la bienveillance. Pour un autre intervenant, la notation scolaire – et les mauvaises notes ! –, aussi critiquable soit-elle, est aussi un moyen d’appréhender la société, comme un facteur aidant à l’émulation. Un intervenant parle de l’importance d’avoir cette "liberté d’échouer", qui est aussi la liberté d’apprendre, avec empirisme.
La notion d’échec pourrait s’apprendre culturellement, y compris à l’école, à l’exemple de l’écriture, de la lecture ou de la marche. "Fail fast, learn fast" est illustré par un match de tennis emblématique en 1999 : une victoire de Richard Gasquet à Rafael Nadal marque le joueur espagnol à tel point qu’il saura sublimer cet échec fondateur pour devenir le numéro un mondial que l’on connaît. Charles Pépin écrivait : "La défaite nous ment quand elle nous fait croire que nous sommes un raté. Le succès nous ment lorsqu'il nous invite à confondre une réussite conjoncturelle ou une image sociale avec ce que nous sommes au fond."
René Descartes parlait des "animaux machines", pour qui l’homme est un "animal raté" Un animal apprend à marcher vite, alors qu’un enfant a besoin de milieux de tentatives. Un biologiste, Louis Bolk appelait cela la néoténie. Pour lui, nous étions tous, humains, naturellement des prématurés. L’échec est inné en plus d’être culturel. Les parents apprennent à l’enfant à marcher. Sans doute aussi peut-on voir dans l’échec "la source de la morale." La faiblesse infantile fait que l’on est obligé d’user de cette bienveillance fondamentale. Échouer c’est apprendre. L’homme, "animal raté, animal capable seul d’échec" rêve de beaucoup plus et expérimente l’échec car il souhaite avancer et peut faire de ses échecs des moyens d’avancer. "Nous savons que l'erreur dépend de notre volonté" disait aussi Descartes.
Toute l’histoire de l’humanité, dit encore une intervenante et l’histoire d’une série d’échecs qui ont été surmontés, depuis la sortie de sapiens sapiens de sa grotte (après les échecs d’autres races humaines comme Neandertal) jusqu’aux conflits les plus meurtriers. Ce sont les efforts collectifs et les essais qui permettent les progrès. Dans le même sens, les avancées des sciences ont été possibles essentiellement grâce à des échecs (le concept de sérendipité), que ce soit en informatique (Steve Jobs, viré d’Apple, avant de revenir plus de dix ans plus tard), dans le domaine de la médecine (le Viagra), de l’industrie (le Post-it) ou dans la cuisine (la tarte Tatin). La conviction de l’échec est aussi dans la recherche : "La vérité n'est jamais qu'une erreur rectifiée" (Gaston Bachelard). "Il est aussi important d’ouvrir des portes que de les fermer" affirme une participante. Le principe de la connaissance scientifique est la recherche systématique de l’erreur, lorsque des scientifiques ne travaillent pas sur le calcul de l’erreur en mathématiques. Friedrich Schlegel se proposait d’analyser l’opposé d’une proposition pour déceler ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. Quand on veut consolider une thèse, on cherche à démontrer qu’elle est fausse. Et lorsque l’on a quelques indices qui ont tendance à prouver qu’elle est vraie, c’est qu’elle l’est, jusqu’à preuve du contraire.
Au cœur de l’échec, il y a une tentative. Or, qu’est-ce qui nous motive ? Un enfant qui veut marcher veut imiter, faire comme papa ou maman. L’être humain est "apprenant" en fonction de son environnement. Un chercheur est motivé par une cause qu’elle soit triviale ou plus noble. "Le succès c'est d'aller d'échec en échec sans perdre son enthousiasme" disait Winston Churchill.
L’échec, pour un autre participant, ne pose problème que lorsque l’on expérimente la culpabilité. Il y a ce sentiment de faute, ce qui nous ramène à cette morale dont il est question. L’échec ne doit pas être ramené à soi mais à une expérience de la vie car nous ne sommes que "des gens qui passent." Notre rapport à l’échec est a à voir avec l’estime de soi. L’échec peut nous détruire intérieurement car nous nous considérons, à tort, comme "des ratés". La question est de savoir quelle est notre responsabilité dans l’échec et quelle est la responsabilité des autres. Pour éviter de tomber dans le cycle des échecs, il est important de revaloriser sa personne, ce qui ne se fait pas souvent à l’école. Un intervenant réagit à ce sujet : l’école n’est pas la cause d’un certain nombre de problèmes mais elle est le réceptacle de problèmes sociaux et culturels (violence, misère, télé-réalité, etc.). S’agissant de vastes systèmes sociaux (l’école, la justice ou la lutte contre le chômage), le terme d’échec collectif (lorsque la société s’accuse de ses propres maux) et de rejet en bloc n’est sans doute pas adapté et il serait plus pertinent de parler d’imperfections ou d’ajustements nécessaires à mettre en place dans tel ou tel cas.
Pour un intervenant, une pensée est en puissance avant même d’être en acte. Toute pensée de réussir se projette, au risque du sentiment de l’échec – un acte irréalisé ou considéré comme imparfaitement réussi. "On pense faire par rapport à quoi ?" s’interroge ce participant. Le Moi freudien doit prendre en compte le Ça mais aussi le Surmoi freudiens. Ce qui se joue dans nos projets de réussite c’est notre environnement, la société ou notre conditionnement familial. L’échec pourrait être dû à une trop haute pression du Surmoi sur nos pensées puis sur nos actes. Quelque part, il y a une "irréconciliation" fondamentale qui nous pollue dans nos choix de vie.
Un autre intervenant se demande si au cours du débat on ne confond pas l’échec avec les projets que l’on a. L’aspect éthique ne doit pas être confondu avec l’aspect technique. La technè aristotélicienne c’est l’art, le travail, avec des projets dont la réalisation finale ne répond pas à ce que j’attendais. Or, on confond souvent la technè et l’éthique. Et cette technè est transcrite ailleurs, dans la vie, au risque de la déception. Certains projets – vouloir que sa compagne ou son compagnon soit comme ceci ou comme cela, par exemple – sont vains et voués à l’échec, malgré une "pensée puissante" – et parfaite. Cependant, rien n’empêche à qui que ce soit d’être excellent. Une vie peut être excellente, ici et maintenant, si elle peut se détacher des chaînes du passé ou du futur. Si on ramène l’échec a quelque chose de technique alors qu’il est question de sentiments, cela ne peut pas fonctionner. Si on fait un réajustement sur ce que l’on est vraiment, dans le présent, l’échec risquerait n’avoir jamais prise.
L’échec reste subjectif et les notions de sentiments ou de technè devraient être pris en compte, déchirés que nous sommes entre le passé et le futur, et toujours dans un mouvement vain. Dans nos actes, peut-être serait-il bon de parler d’essais, de tentatives et de réajustements, avec un regard rétrospectif. L’échec relève plus de l’affect et de la culpabilisation. Les idées rationnelles peuvent s’analyser objectivement, alors qu’un sentiment relève du vécu et de l’affect.
Il est question en cours de débat de la notion de sublimation, présente dans la dialectique de Hegel. L’audace pourrait nous pousser à "tenter d’échouer." Prenons l’exemple de la confiture. L’antithèse nous pousse à écraser ces fraises. Au final, la confiture créée rehaussera la puissance du fruit. Les choses se révèlent à nous dans l’adversité et dans un processus d’échec qui nous pousse à nous surpasser. La dialectique est un processus qui se trouverait partout. Les puissances qui s’opposent forment le progrès (nous parlions de sciences plus haut) et nous rendent humains.
L’échec serait "idéique." Or, n’y aurait-il pas une contradiction fondamentale puisque lorsque l’on parle d’échec, il est question de "sentiment d’échec" ?
Ce sentiment d’échec pourrait se rattacher à l’erreur, qui pourrait être réparable ou non. S’il n’y a pas une conclusion correcte de ses erreurs, là on peut parler d’échec. Une erreur est quantifiable et mesurable. L’erreur est mesurable et factuelle ; l’échec, lui, est de l’ordre du vécu. Pour Darwin, l’homme, domestiqué (par l’État, la religion, l’école, etc.), varie selon les habitudes que l’on aime faire. Notre faculté à échapper à l’échec viendrait de nous, de nos appétences, de nos goûts et de nos facultés dans tel ou tel domaine. Lorsque l’on se spécialise dans un domaine, cette excellence dont il était question, est compensée par des incapacités dans d’autres domaines. Albert Einstein disait que si l’on juge un poisson à sa capacité de grimper aux arbres, il sera nul toute sa vie !
Lorsque l’on parle d’échec, il ne faut sans doute pas être manichéen. Il y a une palette de gris dans l’échec et la réussite, ce qui nous permet de pondérer et réviser nos objectifs passés et à venir. "L'ambition est le dernier refuge de l'échec" disait avec ironie Oscar Wilde. Les échecs sont comme les vérités : "les vérités les plus justes ne sont pas celles qui sont totales." Il faut aussi sans doute rechercher l’excellence avant le succès, comme il a été dit au cours du débat. Le véritable échec serait d’échouer à réussir ce que l’on est, sans parvenir à s’affirmer, sans comprendre nos limites. "Il est temps d'admettre que ; non seulement l’échec n'est pas un drame, mais qu'il peut bien souvent devenir un événement positif" (Charles Pépin).
La séance se termine par la mise au vote du prochain débat, le 24 mars 2017. Les trois sujets proposés sont : "Suis-je l’auteur de ma propre vie ?", "Présent : attrape-moi si tu peux ?" et "Y a-t-il une morale universelle ?"