Thème du débat : "Puis-je savoir qui je suis ?"
Date : 1er mars 2013 à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée.
De 110 à 120 personnes étaient présentes ce 1er mars 2013 pour la 30ème séance du café philosophique de Montargis intitulée "Puis-je savoir qui je suis ?" A noter que cette séance est enregistrée par Radio Châlette, dans le cadre d'une future émission.
Il faut préciser, dit Claire en préambule, qu’un tel sujet est fondamental en philosophie. Le thème de la conscience ouvre d’ailleurs le programme de philosophie en classe de Terminale. La question de ce café philo est de s’interroger sur la connaissance de soi-même : peut-on réellement savoir qui on est ? Le premier des philosophes, Socrate, n’a de cesse d’affirmer que se connaître soi-même doit être un slogan de vie, même si c’est difficile. Est-ce impossible ?
Il est vrai, dit une intervenante, que cette question est celle "de toute une vie". Y répondre c’est passer par l’introspection comme par le regard des autres dans la société. Cette interrogation sur la conscience de soi, ajoute Claie, c’est aussi celle que s’est posée René Descartes dans les Méditations métaphysiques. Alors qu’il sort diplômé de la Flèche et que l’auteur du Discours de la Méthode est promis à un brillant avenir, il en vient à réfléchir sur lui-même. Qui est-il, finalement ? Son Moi est-il essentiellement constitué de son savoir ? Ou bien est-ce l’expérience vécue dans le monde ? L’identité dépend-elle de son environnement ou n’y a-t-il pas un Moi autonome ? Descartes se met alors à douter de tout : le doute hyperbolique vient de là. La question de savoir qui on est constitue une question abyssale qui renvoie, plusieurs siècles plus tard, à l’existentialisme sartrien. Comme Descartes il convient donc de s’interroger. Y a-t-il un moi ou y en a-t-il plusieurs ? Le Moi reste-t-il le même lorsque l’on est seul ou en société, avec son conjoint, ses amis, ses collègues de travail ? Ou bien sommes-nous la somme de tout cela ? Quel est le rôle d’autrui dans notre Moi ?
Un participant ajoute une autre question : est-ce que je renvoie aux autres mon propre Moi, un reflet fidèle ? Cette question de savoir qui on est se pose après une confrontation avec autrui : "Ce n’est pas moi" s’entend-on dire après telle ou telle situation. Je peux me dire que la personne que les autres voient en moi est en dissymétrie avec ce que je crois être. Qui est le véritable moi-même ? Est-ce celui que je suis persuadé être ou est-ce celui que tous les autres décrivent ?
Lorsque l’on se pose la question de savoir qui l’on est, il convient de se demander l’utilité d’une telle question. L’introspection se trouve très souvent cantonnée à la recherche de jalons afin de se "projeter" dans le monde et avec les autres. Le repli sur soi par cette introspection sert des objectifs la plupart du temps concrets voire triviaux : quelle direction vais-je prendre dans ma vie pour que je sois en accord avec mon Moi? Quel choix dois-je faire pour arriver à une satisfaction personnelle ? Au contraire, se raconter des histoires – sur soi – peut être un pis-aller acceptable voire nécessaire, comme le montre admirablement le livre et le film Shutter Island.
Un participant propose de s’intéresser à l’identité, le cœur de ce savoir qui intéresse le café philo de ce soir. L’identité est multiple et le Moi n’est pas une entité fixe que l’on définirait une bonne fois pour toute telle une carte d’identité ou un passeport. Le Moi est à géométrie variable, dépendant de ce que l’on voit de nous et de ce que les autres voient de nous. De plus, nos vécus successifs transforment le Moi, le rendant de fait multiple, faisant apparaître et disparaître anciens et nouveaux Mois. Rechercher qui on est peut ainsi apparaître vain, si ce n’est que cette quête perpétuelle contribue à étancher la soif insatiable de notre curiosité.
Rebondissant sur cette intervention, une participante suggère de comparer ce Moi multidimensionnel à un oignon – ou à la planète terre: au centre, se trouve un noyau constitué par notre vécu infantile. Le Moi de l’enfance ce sont les premiers temps de notre vie, avec toute cette cohorte d’émotions primaires, d’environnements familiaux et de souvenirs basiques. Au-dessus de ce noyau se superposent, telles des peaux d’oignon, de nouvelles couches : celle(s) de l’adolescence, celle(s) de notre vie professionnelle, etc. Cette participante considère qu’il y a des permanences (l’environnement parental, les émotions primaires, les premières blessures de l’enfance ou notre éducation) mais aussi des faits contingents (des amours, des rencontres marquantes ou des choix professionnels). Ce sont ces faits contingents qui nous rendent responsables de notre identité, en dépit de ce "noyau dur" construit durant notre enfance. Un "noyau dur" parfois lourd à porter : Guy Georges, le tueur en série condamné durant les années 90, se faisait lui-même procureur de la société ou de l’éducation pour justifier la cruauté de ses actes !
Il est dit que les caractères singuliers de ce Moi sont définis en grande partie par l’éducation. Celle-ci a bon dos car elle définirait notre identité dès les premières années – ce noyau dur dont il a été question précédemment, qui est également l’époque où le Je se construit. Un tel raccourci pose problème dans le sens où notre expérience montre qu’un environnement et une éducation identiques, y compris au sein d’une même sphère familiale, n’empêchent pas – loin de là – de donner vie à des identités différentes. "Nous sommes tous différents", rappelle un participant et "les quelque 80 milliards d’humains qui peuplent la terre le sont tout autant". Ces différences peuvent s’expliquer, argumente une nouvelle intervenante, par l’histoire de notre famille et celle de nos aïeux comme par les desideratas que les parents projettent pour leur enfant, avant même sa naissance. La conception sartrienne d’une existence fondatrice de l’identité est en lutte contre des facteurs innés et hérités d’un passé prénatal. Edmond Marc dit que dans un premier stade, je ne suis que le résultat du façonnement de mes parents dans l’éducation. C’est dans un deuxième temps, avec l’entrée sur scène du Je, que je choisis de partir à la recherche de mon Moi et de sortir du schéma initial. Connaître son identité, savoir qui on est, c’est lutter contre une identité récalcitrante qui ne vient pas de nulle part (secrets de familles, environnements familiaux, modèles culturels, projections de nos parents, etc.). Au bout du compte, comme le dit une participante, cette démarche nous entraîne vers une acceptation de soi, un "amour de soi", nous permettant de trouver une voie pour évoluer, changer et vivre sa vie ("On n’a qu’une vie !").
Un nouvel intervenant s’étonne de constater que la recherche de Soi prend souvent une tournure anxiogène : "Pourquoi s’inquiéter de qui on est ?" s’interroge-t-il. Cela peut permettre d’éviter de faire du mal autour de soi et à soi, répond une autre personne. Une telle question sur l’utilité de la connaissance du Je renvoie à la pratique psychanalytique. Sigmund Freud a tracé un chemin afin de nous aider à révéler notre Moi profond, rappelle une participante. Se connaître permet de comprendre pourquoi on agit de telle ou telle façon. Lorsque Freud dit que le Moi n’est pas maître dans sa propre maison, il ajoute aussi qu’il en est même réduit à des renseignements rares et fragmentaires. La conscience me permet, certes, de m’interroger sur moi-même mais elle ne sait que très peu de choses sur l’identité.
Une intervenante considère que se connaître soi-même, cette introspection dont nous débattons, sert avant tout à se projeter dans l’avenir et à se jauger avant de faire un grand saut vers l’inconnu. Mais dans ce cas, la connaissance de soi n’est-elle pas – une nouvelle fois – vaine, dans le sens où nos choix sont en grande partie prédéfinis par des faits passés et par notre identité ? Une sorte de déterminisme conduirait nos actes et ces choix n’en seraient pas vraiment. Autrement dit, notre identité ne serait non pas en construction mais subie. Claire se demande si se connaître soi-même ce ne serait pas partir à la recherche d’un passé oublié.
Oui, se connaître soi-même peu sembler une démarche d’autant plus intimidante et vaine que notre situation dans le monde a été, quelque part, subie. Nous sommes issus du néant, dit un nouvel intervenant, et nous sommes appelés à rejoindre un nouveau néant après notre mort. Entre ces deux néants, je me construis et je prends conscience de Moi dans un environnement subi. Le fameux "connais-toi toi-même", ajoute cette personne, est important et doit nous suivre toute notre vie, sans pour autant nous inhiber. Cette invite doit nous servir à nous projeter dans notre action, dans nos projets et dans nos envies. L’interrogation perpétuelle peut être dangereuse dans le sens où elle peut nous paralyser. Cette démarche de surgir et se projeter dans la vie est proprement sartrienne : "L’existence précède l’essence", disait Jean-Paul Sartre, ajoutant aussitôt que cette existence a un train de retard sur l’essence. L’identité nous pose réellement un problème, dans le sens où il nous est difficile, voire impossible, de définir des caractères singuliers, nécessaires et suffisants de notre identité. Le retour sur le Moi-même, nous dit encore Sartre, ne sera finalement possible qu’après notre mort et c’est à autrui qu’il reviendra de définir notre propre Moi – lorsque nous ne serons plus !
Une intervenante s’interroge sur la question de la connaissance de soi chez les autres civilisations. Il a été dit que le "Connais-toi toi-même" platonicien est une pierre fondatrice de la philosophie occidentale. En réponse à cette interrogation, une participante parle de la place du Moi dans la philosophie bouddhiste. Dans cette sphère culturelle et cultuelle, le Moi n’existe pas car l’existence est basée sur l’impermanence ; il n’y a pas de continuum du Moi ni de dualité entre soi et les autres. Une autre participante considère que les questions sur le Moi, le Je et l’identité sont des concepts très occidentaux qui ne sont pas aussi présents par exemple dans les cultures africaines. Dans ces civilisations, c’est le groupe et la communauté qui priment. L’individu ne vaut que par rapport au groupe et à la fonction qu’il occupe au sein de ce groupe, au point qu’il peut être sacrifié en tant que Moi. Ce qui n’est pas sans poser problème dans un monde globalisé : l’individualisme inhérent à nos sociétés modernes tend à l’emporter sur l’ensemble du globe terrestre, au détriment de traditions multiséculaires où la communauté prime.
Lorsque l’on parle des pays où le Je n’existerait pas ou, du moins, serait étouffé par un groupe, il faut, dit un nouvel intervenant, considérer que derrière cette toute-puissance du groupe se terre un Moi qui ne cherche qu’à s’affirmer. Dans ces communautés, aux yeux de l’autre, je ne peux exister que par rapport aux fonctions que j’occupe. Cette idée n’est finalement pas si éloignée de ce que nous vivons en Occident. Lorsque Sartre fait dire à Garcin dans Huis Clos : "L’enfer c’est les autres" il révèle que ce personnage est incapable d’agir en opposition aux autres, avec ce que l’on dit de lui. Dans cette incapacité de changer son essence, il ne peut que constater cet enfer existentiel.
Au sujet de l’identité vécue dans d’autres civilisations, un participant évoque l’exemple des cultures finno-ougriennes (Finlande, Pays Baltes, Hongrie, etc.). En Finlande la construction du Moi se passe durant l’enfance, suivant un processus durant lequel la pression sociale joue pleinement son rôle. À l’origine, le Je n’existe pas dans la langue finnoise ; il n’y a pas de genre dans les prénoms. Le "il" permet de parler d’un homme ou d’une femme. Devenus plus grands, les petits enfants disent "moi" mais ne disent pas "tu" : ils disent "ça", parlant indistinctement de leurs parents, d’un camarade d’école, d’un chien ou d’une voiture. À l’origine de leur éducation, la distinction sujet/objet est abolie. Vers l’âge de sept ans, apparaissent les distinctions filles/garçons, sous la pression sociale. On le voit bien : l’identité révélée – qui n’est pas sans poser des problèmes d’identification sexuelle en Finlande – est très variable selon les groupes culturels et linguistiques.
L’énonciation du Je est capital dans cette construction de l’identité, nous dit Kant. À partir du moment où le sujet parle de lui en disant, non pas "Claire veut…", mais "Je veux…", le sujet s’élève au dessus du rang d’objet. Il devient maître de lui-même. À l’opposé, dans le Baudelaire de Sartre ce dernier nous dit qu’à partir du moment où cesse l’identification à la mère et où le Je apparaît, le sujet se retrouve seul car responsable de ce qu’il fait : il n’a plus aucun guide et devient responsable de ses actes. Lorsque je deviens sujet, je prends une dignité, je deviens un être humain, donc libre, autonome et responsable. Se connaître soi-même participe de cette identification : c’est se mettre une barrière autant que se distinguer d’autrui.
Il a été dit que la connaissance de soi participe de notre projection dans le monde en tant qu’être existant. Savoir qui je suis par l’introspection me servirait à construire ma vie : le cheminement intérieur guiderait notre marche dans le monde. Mais n’est-ce pas qu’une vue de l’esprit ? s’interroge Claire. Dans le film Camille redouble, Noémie Lovski va à rebours de cette idée. C’est le désir qui guide nos actes et l’introspection approfondie, notre confrontation à l’abyme existentiel de cette interrogation, n’a lieu que pour peu de personnes et durant peu de temps.
Cette quête de soi, ce retour en arrière pour refaire ce que l’on estime avoir raté, participe aussi de la thérapie, estime un intervenant. L’inconscience se manifeste dans cette connaissance de soi : on peut avoir l’impression de ne pas se connaître consciemment ; dans ce cas, la clé se joue dans l’inconscient : la psychanalyse remonte par le biais de la parole vers l’inconscient permettant de se découvrir soi-même.
Cependant, l’angoisse peut être telle que la connaissance de soi est refusée, que ce soit par la syncope dans Camille Redouble – que l’on pourrait assimiler à une forme de folie – ou par la schizophrénie dans Shutter Island de Martin Scorcese dans lequel le personnage principal choisit de vivre en héros plutôt que de mourir en monstre, au risque de devoir se raconter une histoire (le film se clot par une question posée par le personnage joué par Leonardo di Caprio : "Qu’est ce qu’il y a de pire pour vous : vivre en monstre ou mourir en homme de bien ?"). Dans cet exemple, la connaissance de soi se heurte à un mur et à un refus. Est-ce réellement condamnable ? se demande un intervenant pour qui les zones d’ombre – et donc la méconnaissance de soi – font partie de notre identité.
Parler de la découverte de soi nous conduit à parler de la construction scientifique de l’homme. L’identité physique – clonage, sélection de la couleur des yeux, des cheveux, de peau, etc. – peut être techniquement choisie. Toutefois, ce contrôle est chimérique en ce que l’identité humaine dépasse des caractères physiques que l’on manipulerait. La part de l’éducation dans la construction du Moi joue mais, plus que tout, le maître mot est tout de même ma responsabilité dans le monde et mes choix.
Au terme de ce débat, conclut Bruno, il apparaît que lorsque nous nous interrogeons sur la connaissance du Moi, c’est finalement des autres dont il est surtout question : l’enfant construisant son Je avec ses parents, la place de la culture ou de la nature dans la construction de mon identité ou mes choix de me projeter ou non dans le monde.
La fin de cette séance est consacrée au vote du sujet du 22 mars 2013 qui sera co-animé par des élèves de Terminale. Trois sujets sont proposés : "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?", "L’école m’apprend-elle à devenir quelqu’un ?" et "L’amour peut-il se passer de normes ?" Les participants votent pour le sujet "Puis-je faire ce que je veux de mon corps ?"