Café philo décembre 100e
Compte-rendu du débat: "Tout doit-il être fait par passion?"
Environ 40 participants étaient présents pour la séance du 23 mars au Belman, "Tout doit-il être fait par passion ?"
La séance commence par la diffusion d’un court extrait de l’émission de Raphaël Enthoven, Philo, portant sur les passions. La séance commence par une question ouverte sur le thème du débat de ce soir mais aussi sur des exemples de passions. Finalement qu’est-ce qu’être passionné ? Un premier intervenant parle de ses passions pour les sciences astronomiques, physiques, électroniques, informatiques ou en intelligence artificielle. Être passionné c’est aller très loin dans ses actes et dans ses réflexions, dans tous les domaines. Il serait difficile d’avoir plusieurs passions dans sa vie, et toute sa vie. Cette personne parle de "beauté" en évoquant ses passions.
Il y aurait plusieurs objets de passions, mais une forme d’"unité" dans cette passion. Ce dont il est question est bien de savoir si l’enjeu n’est pas dans l’objet de la passion. D’autre part, dans la question "Tout doit-il être fait par passion ?", il y a ce fameux "tout" globalisant à la fois notre énergie, notre temps et aussi, quelque part, cette multiplicité des passions, passées ou en devenir et comme autant de "champs de bataille à conquérir", comme l’a montré le premier intervenant.
Le terme de passion devrait être défini sous le prisme de l’étymologie : "Passion" provient du latin patior, pati, et homonyme grec pathos, signifiant la souffrance, le supplice, état de celui qui subit, passivité. La référence à la Passion du Christ vient évidemment en tête.
La passion, avec ses notions péjoratives, peut aussi être un moteur dans notre vie, comme le dit une autre personne du public. La passion dans la création est le premier pas vers une progression, un travail et une forme de construction de soi. Il y a une rationalité qui est au cœur de cette passion : "un peu de raison dans la passion c’est très bien." Mais la passion est surtout cet état qui ne nous rend plus maître de nous-même, qui nous dépossède et nous fait oublier ce qui nous entoure. Cela peut être, comme le disent plusieurs participants, l’artiste qui passe des heures à travailler, créer, progresser, quitte à émerveiller comme c’est le cas de telle ou telle danseuse. Prendre autant d’heures pour une passion tient, quelque part, de la folie.
Le point de départ de la passion serait une capacité en germe, un talent qui ne chercherait qu’à être développé. Un autre débat a lieu au sujet du dilemme nature ou culture : la passion pourrait être un talent que l’on développerait à tort ou à raison ou bien une recherche. Pour un intervenant, il y aurait en jeu derrière la passion la soif et la capacité de curiosité pour se développer dans une démarche de recherche – dans un environnement toutefois favorable ajoute une autre personne. La passion qui cherche un chemin peut aussi être une souffrance, par exemple lorsque le peintre créé dans une forme de douleur physique – mais aussi avec une notion de plaisir.
Peut-on séparer raison et passion comme le faisait Descartes, se demande un participant ? La raison donne des réponses à des questions, alors que la passion va vers un but, sans réponse particulière. Qu’est-ce qui peut guider l’être dans la passion si, comme le disait Stephen Hawking, l’homme est dépourvu de libre-arbitre ? Ce qui le guide est son environnement mais aussi ses rencontres et le hasard.
La passion ne serait ni bonne ni mauvaise ("Les passions ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises" disait Saint Thomas d’Aquin) mais l’objet de la passion peut être nocif (la passion du jeu, la jalousie ou l’envie par exemple) ou utilisé à mauvaise escient. La passion serait un frein à notre raison, avec la fameuse expression "dépassionner le débat." La question est donc de savoir à qui on destine la passion : "Une affection qui est une passion est une idée confuse" comme l’écrivait Spinoza.
Pour une participante certaines passions n’amènent rien, à l’exemple de ces foules de fans. Or, la passion peut être plus forte que tout et ne passe plus par la raison, sans être définie comme un hobby. Un autre participant répond par la notion de temps passé à telle ou telle activité et qui peut aliéner notre vie.
La passion, positive lorsque l’on travaille sur une création ou dans le sport, peut aussi déposséder, nous enfermer, nous mettre à l’état "d’auto-hypnose", oublier l’autre et enlever toute raison. En parlant d’objets de la passion, ne pourrions-nous pas faire un parallèle avec la passion amoureuse ? Dans la passion amoureuse, l’autre n’est plus qu’un objet. Ce qui nous intéresse n’est pas l’amour mais la possession, dans une souffrance qui peut avoir un "effet miroir" entre soi et l’autre. Il y aurait une forme de possession "diabolique" dans ces passions. La passion amoureuse, souvent idéalisée ("la personne aimée est mise sur un piédestal), créé une dépendance qui peut conduire à des actes inhabituels. Une personne du public parle de dépendance à des hormones volatiles qui peuvent faire perdre toute notion de raison ("La cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas"). Sur la passion amoureuse, deux ouvrages sont cités : le roman du Montargois Yvan Caldérac, Venise n’est pas en Italie et la BD de Jim et Cabane, Héléna.
Une question est posée : peut-on aimer sans passion? Pour y répondre, une participante donne trois définitions de l’amour définies par la philosophie et la psychanalyse, avec une seule qui est mot en jeu la passion : l’eros qui est l’amour passionné, la philia qui est l’amour fraternel et l’agapé qui est l’amour absolu pour un objet extérieur comme l’art ou la beauté. L’amour peut donc se passer de passion (qui n’est, du reste, jamais pérenne : "l’amour dure trois ans") au profit de l’amour-tendresse (philia).
Cette participante revient sur la définition de la passion : la passion pourrait être définie comme une relation entre un sujet et un objet. Pour Freud, le sujet opère un dessaisissement sur l’objet dont il est passionné. La passion est en soi mais elle nous dépasse aussi : elle nous aliène autant qu’elle nous transcende. Il peut y avoir des bonnes ou des mauvaises passions, selon l’objet de ces passions. Pour Rousseau, l’amour de soi et la pitié sont de bonnes passions ; quant à la propriété et l’argent, ce sont des passions vénales donc négatives. D’autre part la passion peut conduire à des comportements jugés comme bons ou mauvais. La passion peut transcender un sujet comme elle peut l’amener à des comportements qu’il n’aurait pas dans d’autres circonstances, à l’exemple Andromaque dans Racine ou des personnages de Balzac dans la Comédie humaine. Ces personnes sont dessaisis : la passion serait une maladie de l’âme comme l’écrivait Kant. On peut s’oublier de la passion et en être esclave comme le disait Phèdre ("C’est Venus toute entière à sa proie attachée").
Devons-nous rejeter, ou sinon nous méfier de la passion ? Hegel disait que "Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion." Un participant reprend la citation en la renversant : "Le plus grave dans le monde s’est toujours fait par passion." Nos passions individuelles ne concernent finalement que nous, ou du moins notre environnement proche. Mais dans un contexte global, nous devons nous méfier de la passion (née dans le cerveau reptilien) qui peut être cataclysmique, à l’exemple de la religion. La raison (dans le néocortex) serait à placer au-dessus, car c’est elle qui régule et modère des passions désordonnées et nocives en plus de donner des explications au monde.
La raison aurait des vertus politiques ou citoyennes ("la raison d’état"), alors que la passion serait plus de l’ordre de l’individuel. Dans cette raison d’état dont nous parlions, on donne des réponses dans un monde en mutation avec ses dangers ("la bombe technologique" par exemple). La raison serait le régulateur dans des mouvements passionnés, bons ou mauvais. Plusieurs spécialistes en géopolitique s’intéressent d’ailleurs à la géographie des émotions collectives et aux passions. Des cartes montrent des zones plutôt dominées par la peur, d’autres par la frustration et d’autres encore par l’espoir. Raymond Aron avait le premier déclaré qu’au XXe siècle c’était la passion – ou les passions – qui avait bouleversé le monde, charriant des guerres meurtrières et des totalitarismes. Le conflit israélo-palestinien, par exemple, très localisé, prend des dimensions planétaires à cause d’émotions collectives.
Le débat s’intéresse aussi à la création. Pour un intervenant, la passion fait surgir quelque chose – des notes de musique, une phrase, une pensée, une intuition ou une forme sculptée – mais c’est ensuite à la raison de s’en saisir pour l’enrichir. Mais à quel moment, comme en amour, peser la passion et la raison ? Une personne du public parle de modération. Les passions ne seraient pas forcément productives d’après elle. Il s’avère aussi que dans le public, plusieurs membres de l’assistance se déclarent peu passionnées : qui dit passion dit obsession, pour reprendre une phrase prononcée. Ce qui ne signifie pas ne pas avoir de centres d’intérêt...
Qu’est-ce qui fait, se demande une participante, que l’on passe de l’intérêt à la passion ? N’y aurait-il pas dans la passion une forme d’anormalité ? La passion amoureuse serait, par contre, une forme de partage, contrairement par exemple à la passion de l’artiste qui accoucherait une œuvre d’art pour transmettre simplement.
Voltaire disait que "Les passions sont les vents qui enflent les voiles du navire ; elles le submergent quelquefois, mais sans elles il ne pourrait voguer." Pour lui, sans passion n’aurait aucun sens. Pour une intervenante, qui réagit à cette phrase de Voltaire, la passion peut être difficile à vivre mais, justement, elle nous fait vivre : Freud disait que la passion est la libido, et le plus haut degré de libido est la pulsion de vie. Sans la libido et sans la passion nous serions des êtres morts. La passion peut donc nous faire tenir debout.la passion peut aussi être un "outil formidable" plus qu’une véritable aliénation pour un retour vers soi afin de connaître ses véritables désirs (Est-ce que j’ai vraiment envie de faire cela ? Et pourquoi?), avant de "greffer un peu de raison dessus et prendre une direction. De là, le passionné se retourne vers soi et s’interroge sur sa propre existence.
Raison sans passion ou passion sans raison ? est-il demandé. Pour un participant, le monde ne peut plus s’offrir de grands passionnés, alors que le monde a plus besoin de raison. Mais un passionné fait-il forcément n’importe quoi ? Passions et raisons ne s’opposent pas forcément. Hume disait dans le Traité des Passions que la passion peut être égoïste mais elle pouvait aussi être une norme sur laquelle se greffe la raison. Je vois ce dont j’ai envie, ce qui est au fond de moi, et après je m’en sers pour me donner une direction et me détacher de mes désirs égoïstes. On peut tempérer ses passions par des intérêts extérieurs (l’école, l’éducation, l’environnement, etc.). Encore faut-il que cette régulation pour se raisonner existe…
Tout doit-il être fait avec raison ? La raison manquerait de fantaisie, une fantaisie qu’apporte la passion. La passion aurait tendance à nous enchanter le monde, alors que la raison nous ferait retomber sur terre et nous désenchanter le monde. Pour un participant, on peut très bien avec la raison déboucher sur de la création : la qualité d’une force, ce n’est pas tant son intensité que sa direction. Finalement, pour faire vivre la passion, nous aurions besoin de ce frein qu’est la raison. Et la raison, dans les sciences comme dans certaines techniques, peut amener à l’émerveillement si proche de la passion. "La raison sans les passions serait presque un roi sans sujets" disait Denis Diderot.
Pour conclure la soirée, trois sujets sont mis au vote pour la séance du 18 mai 2018 : "Qu’est-ce qu’être normal ?", "Avons-nous besoin d’être reconnus par les autres ?" et "La mort, est-ce celle des autres ?" Le sujet choisi pour cette séance de mai est "Qu’est-ce qu’être normal ?
La prochaine séance du café philo aura par contre lieu le 13 avril, exceptionnellement à la Médiathèque, avec trois sujets mis au vote et choisis par les utilisateurs de la Médiathèque ; "Y a-t-il des guerres justes ?", "Les paroles engagent-elles autant que les actes ?" et "Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?" C’est finalement ce dernier sujet qui fera l’objet d’un débat à la Médiathèque de Montargis, le 13 avril, à 18 heures (et non pas 19 heures comme de coutume).